L'école Freinet et la guerre d'Espagne
(1936-39)
 
Nous avions laissé les enfants de l'école Freinet après une première année scolaire. Nous les retrouvons à travers leur livre de vie et découvrons d'autres échos grâce aux articles et appels parus dans L'Educateur Prolétarien, au livre d'Elise Freinet : L'école Freinet, réserve d'enfants (Maspéro) et à quelques témoignages oraux ou écrits de personnes ayant vécu ces événements.
 
Un premier trimestre presque ordinaire
 
Octobre 36, quelques nouveaux sont arrivés, surtout des grands. Par contre certains petits sont retournés dans leur famille. Une première liste des élèves révèle que sur 16, six ont plus de 13 ans, quatre de 10 à 12 et six seulement ont moins de 10 ans.
Principal changement par rapport à l'année précédente, un jeune couple est venu renforcer l'équipe d'encadrement: Frédéric Urfelds, jeune antifasciste allemand devenu français, et sa compagne, Lisette Vincent, institutrice maternelle d'Algérie qui avait été menacée de mort par des Européens pour avoir accueilli en classe des petits Arabes. Cette dernière, qui s'était fait soigner chez Vrocho à Nice et avait visité l'école Freinet à cette occasion, se trouvait aux côtés de Freinet au congrès de la Ligue internationale d'Education Nouvelle à Cheltenham (Grande-Bretagne) et il lui a proposé de venir travailler à Vence où se trouve depuis un an son jeune frère Lulu, l'un des aînés des pensionnaires de l'école. On peut en savoir plus sur la personnalité de  Lisette Vincent, dans le livre de Jean-Luc Einaudi: Un rêve algérien (Ed. Dagorno)
Le renfort éducatif est le bienvenu, d'autant plus que Freinet a été invité à Oslo début octobre par la présidente du groupe d'éducation nouvelle de Norvège, présente à Cheltenham, et cela permettra à Elise de l'accompagner. Les lettres qu'ils envoient aux enfants traduisent l'accueil triomphal fait à Freinet en Norvège.
Au retour, le couple Freinet trouve les travaux matériels et scolaires bien avancés, même si Elise ne trouve pas du tout à son goût certaines initiatives de Lisette qui a voulu rendre plus rigoureux le plan de travail et fait quotidiennement un cours sur un sujet choisi à l'avance par les enfants. Par ailleurs, les grands ont écrit pour l'anniversaire de Romain Rolland qui leur a répondu.
Anecdote curieuse: le 16 novembre, les enfants suspectent d'espionnage un visiteur belge, chômeur à la recherche de travail, hébergé une nuit à l'école. Ils ont tous trouvé bizarre sa façon de fouiner partout. On serait tenté, bien sûr, de les accuser de bâtir de toute pièce un roman, si l'on ne savait aujourd'hui à quel point Freinet se trouvait, depuis l'affaire de St-Paul, dans le collimateur des services de police. Tous les adultes de l'école doutent qu'il s'agisse vraiment d'un espion et non d'un curieux, mais il n'est pas impossible que les enfants se montrent plus perspicaces et moins naïfs que Freinet qui, estimant n'avoir rien à cacher, fait facilement confiance au premier venu. La réaction unanime des enfants lui fait pourtant promettre une plus grande vigilance à l'avenir.
Lisette pouvant le suppléer dans la classe, Freinet se rend à Epinal, Mirecourt et Nancy. Au retour, il ramènera des enfants de la banlieue parisienne. D'après un témoignage de sa fille, sa carte de mutilé de guerre lui donnant droit au quart de tarif et à une place assise, quelle que soit l'affluence, il voyage de nuit, la tête appuyée sur son cartable qui lui sert aussi de pupitre le matin pour mettre au point ses notes. Quand il part le vendredi soir à l'invitation des partisans du changement de pédagogie, il lui arrive de donner plusieurs conférences dans la même région pendant le week-end et il reprend le train de nuit du dimanche. C'est exténuant mais efficace.
Comme la plupart des enfants restent à l'école Freinet pour les fêtes de Noël, on prépare des saynètes et des chants. Aucune trace encore, au sein de l'école, du drame de la guerre civile espagnole mais elle est déjà intensément présente dans l'esprit de Freinet qui a écrit en octobre (EP 1, p. 1): Nous ne saurions commencer cette nouvelle année sans envoyer notre salut fraternellement ému à tous nos camarades, à tous les éducateurs, aux paysans, auxouvriers et aux ouvrières qui, en Espagne, ont su donner un exemple jamais connu encore de clarté, de netteté et d'inébranlable décision dans la défense prolétarienne. C'est aujourd'hui à coups de fusils, c'est par le sacrifice de leur vie que nos camarades espagnols défendent, avec leurs libertés, le triomphe de nos techniques pédagogiques. Leur succès sera un épanouissement de leurs efforts et de nos efforts; leur défaite serait l'anéantissement immédiat de leurs expériences éducatives.
En effet, s'est développé en Espagne, un actif mouvement pédagogique dont les militants se définissent comme "Freinétistes", avec 120 écoles qui impriment, correspondent et une revue mensuelle Collaboracion. En plus de Herminio Almendros, les fondateurs du groupe sont deux militants anarchistes: José de Tapia et Patricio Redondo. Par ailleurs, beaucoup de voisins de l'école Freinet sont des immigrés espagnols. Le plus proche, Suné, a fréquenté à Sabadell une "escola moderna" de Francisco Ferrer, militant anarchiste catalan fusillé en 1909.
En novembre, Pagès écrit de Perpignan pour annoncer l'assassinat par les franquistes d'Antonio Benaiges, militant de la région de Burgos. Simon Omella a échappé de peu à la fusillade. Freinet se joint à Pagès pour saluer les héroïques combattants espagnols (EP 4, p.77). Il rend compte (EP 5, p. 118) de l'action des Missions pédagogiques espagnoles.  Herminio Almendros, devenu inspecteur-chef de Catalogne, raconte l'action de ces missions dans des villages isolés où l'Eglise a maintenu, par la peur, l'obscurantisme le plus total. On y projette des films, fait entendre de la musique, informe sur l'hygiène et l'évolution de l'agriculture. Freinet consacre un n° spécial (EP 7-8, janv. 37) à L'Ecole Nouvelle Unifiée de Catalogne  et s'enthousiasme de voir recommander officiellement, par la Généralité de Catalogne, des dispositions pédagogiques très proches de ses idées. Mais le contraste avec la pédagogie soviétique de l'époque pourrait passer pour une critique de cette dernière, aussi se sent-il obligé d'ajouter: Nous nous en voudrions de laisser sous-entendre quelque opposition de quelque nature qu'elle soit entre l'évolution de la pédagogie soviétique et la nouvelle orientation espagnole et catalane. L'URSS a été, à sa naissance, victime de graves erreurs idéalistes dans le sens de cette éducation nouvelle bourgeoise que nous avons maintes fois dénoncée. Elle a dû, par ses propres moyens, à une échelle unique au monde, remonter un courant sans précédent et organiser au milieu des pires difficultés l'éducation du peuple.
L'Espagne trouve, idéologiquement et techniquement, le terrain quelque peu déblayé. Elle peut s'y engager sans risques graves. Et nous avons quelque fierté à sentir que, parmi les nombreux ouvriers qui ont contribué à déblayer ce terrain, les centaines d'adhérents de notre Coopérative de l'Enseignement ont, mondialement une place d'honneur. (...) Comme nos camarades espagnols, continuons notre lutte ardente sur deux fronts: antifasciste et pédagogique. Et un jour prochain, peut-être, une collaboration complète et effective avec nos camarades espagnols triomphants nous permettra de réaliser plus pleinement encore nos buts d'éducation prolétarienne (EP 7-8, janv. 37, p. 150).
 
L'Espagne entre dans les préoccupations des enfants
 
Après les vacances de fin d'année, apparemment le jeune couple Urfelds a éclaté. Le 2 janvier 37, Lisette part seule à Oran reprendre une classe dans l'enseignement public. Le 19, en se levant, les enfants découvrent, sur le tableau de la classe, un message d'au revoir écrit à la craie par Frédéric, parti pendant la nuit rejoindre les Brigades internationales, créées en septembre 36 pour lutter aux côtés des Républicains espagnols contre la rébellion militaire de Franco. Voici la réaction des petits Pionniers, dans un texte collectif où la part de l'adulte (Elise?) semble évidente: Cher Frédéric, quel mal il se donnait pour nous faire plaisir et nous contenter ! Que de journées il a passées à rendre notre école plus belle et plus joyeuse, grâce à ses peintures où il mettait toute son âme. Il était si heureux et si tranquille dans ce qu'il appelait sa grande famille! Mais l'Espagne là-bas combattait pour sa libération. Il a tout laissé derrière lui pour aller participer à la lutte. Pendant que nous serons bien au chaud dans notre lit ou à table devant de bons plats, Frédéric, avec des milliers d'autres camarades, souffrira de la faim et grelottera de froid. A chaque instant, sa vie sera en péril. Pourquoi toutes ces souffrances? Pour que nous n'ayons pas plus tard à supporter les horreurs de la guerre et du fascisme. Cher Frédéric, nous serons dignes de toi et nous te recevrons avec joie après la victoire. 
Le 28, Lulu présente à ses camarades des documents sur l'Espagne. Nous apprendrons plus tard que sa grande sœur Lisette a rejoint elle aussi les brigades et s'occupe particulièrement de la sauvegarde sur place des enfants, en animant une colonie dans la région de Barcelone. Rencontrant les responsables de l'école Freinet de Barcelone, elle a fait état de quelques-unes de ses divergences sur les pratiques à l'école de Vence. Freinet apprend rapidement par ces militants ce qu'il considère comme un dénigrement de son action. Par lettre, il reproche à Lisette sa "trahison", sans se rendre compte que le courrier est ouvert par le commissaire politique qui oblige l'intéressée à s'expliquer sur cette trahison, accusation qui pourrait être très grave dans le climat de guerre civile. Heureusement, grâce aux enseignants espagnols, l'incident est ramené à ses justes proportions pédagogiques, mais il aurait pu avoir involontairement des conséquences dramatiques.
Freinet participe souvent à des réunions de soutien aux républicains espagnols. Il emmène avec lui les adolescents volontaires. D'après leur témoignage, comme il est exténué par les activités qu'il mène sur tous les plans (son école, son mouvement, la politique), il lui arrive de s'assoupir pendant les discours. Ses élèves se poussent du coude en observant qu'il dort. Mais soudain, c'est à son tour de parler. Il enchaîne sur les interventions précédentes, renforçant ou rectifiant ce qui a été dit. Les jeunes sont ébahis: Papa ne dormait donc pas vraiment.
L'attachement profond de Freinet à la cause de l'Espagne républicaine est encore renforcé par l'hommage rendu par le conseil municipal de Barcelone qui vient de donner le nom d'Ecole Freinet  à une école expérimentale créée dans la riche propriété réquisitionnée d'une marquise (EP 12, couv. II).
 
Pour rendre plus rigoureux le plan de travail des enfants
 
Jusqu'à présent, les enfants se fixaient verbalement un plan de travail hebdomadaire, comportant aussi les travaux non scolaires, notamment jardinage et bricolage. Lisette avait trouvé que cela manquait parfois de rigueur et d'efficacité. Freinet a sans doute été sensible à cette critique, mais il ne veut pas revenir à une pratique plus traditionnelle. Le 10 février, un long texte de Christiane annonce l'innovation :
Nous cherchions un système de travail qui nous permettrait de nous occuper librement, comme nous voulons, et avec le plus de profit possible pour la communauté et pour les élèves. Nous croyons l'avoir trouvé. Papa a tapé à la machine des PLANS DE TRAVAIL où sont inscrits: grammaire, calcul, algèbre, géométrie, histoire, géographie, physique et chimie, histoire naturelle, avec une place pour les conférences et le travail manuel. Pour chaque matière, il y a trois cases et des petits carreaux pour les fiches.
Chaque lundi, nous établissons librement notre plan de travail pour la semaine, en inscrivant dans chaque case ce que nous voulons étudier et les fiches que nous désirons faire. Mais une difficulté se présentait: comment savoir exactement, au bout d'un certain temps, ce qui a été fait et ce qui reste à faire.
Nous avons alors fait un tableau pour chaque matière: en géographie, les régions de la France, les pays étrangers, les questions générales, etc. - en histoire naturelle: les différents groupes d'animaux, de plantes et les parties du corps de l'homme et ainsi pour chaque matière. Chaque semaine nous choisissons sur ces PLANS GENERAUX les sujets qui nous intéressent et que nous inscrivons sur notre plan de travail de la semaine. Lorsque la question est étudiée, nous la barrons en rouge sur le tableau pour qu'on ne traite pas deux fois le même sujet.
Ce système sera ensuite approfondi et donnera lieu à l'édition de grilles imprimées de plans de travail. Par ailleurs, Freinet ne cessera de relancer la réflexion sur les plans annuels et même plus généraux qui rassembleraient tous les sujets que l'on souhaiterait voir étudier par les enfants au cours de leur scolarité primaire.
Un peu plus tard, un autre texte revient sur la nécessité d'allier liberté et efficacité du travail. Pierre s'est contenté de recopier dans un livre quatre pages sur les dents. Freinet lui reproche d'avoir fait un travail inutile. Un discussion s'engage :
PIERRE - Je trouve qu'on fait trop de travail scolaire et pas assez de travail social. J'ai mal fait ce travail parce que je ne trouvais pas d'autre sujet susceptible de m'intéresser.  LULU - Nous faisons ce travail pour remplir notre plan.  PAPA - Tout travail qui ne vous sert pas ou qui ne sert pas la communauté est inutile. Mieux vaut vous reposer que de faire du travail exclusivement scolaire. Mais vous êtes tellement déformés par l'école que vous allez au plus facile et que vous préférez passer des heures à copier passivement que de comprendre et de créer.  LULU - Je me rends bien compte que, lorsque je fais un travail profond comme celui sur Tahiti, cela m'est bien plus profitable.  PIERRE - J'en ai tellement assez du travail scolaire que tout ce qui y ressemble me dégoûte. J'aimerais mieux préparer des conférences sur ce qui se passe réellement dans la vie. PAPA - Totalement d'accord. Mais il y a des sujets scolaires qui sont en plein dans la vie, les sciences notamment. Seulement, parce qu'on vous a fatigués avec des mots au lieu de vous intéresser aux choses, vous n'avez plus aucun désir de rien étudier.
Un témoignage oral de Christiane traduit la rapidité avec laquelle Freinet passe de la discussion à l'expérimentation. Un matin, comme on parle de la vitesse du son, beaucoup moins rapide que celle de la lumière, certains grands garçons restent sceptiques: ils sont persuadés que le son se transmet aussi instantanément. Le jour même, Freinet emmène le groupe au fond de la vallée de la Cagne, poste les enfants à un endroit dégagé et va au loin abattre un arbre. Les enfants doivent admettre qu'ils ont vu l'arbre tomber bien avant d'entendre le bruit de sa chute. Freinet a reproduit les faits par lesquels il avait lui-même, dans sa montagne, découvert la différence de vitesse entre la lumière et le son. Actuellement, le souci de préserver les arbres obligerait à trouver d'autres formes d'expérimentation (par exemple, en jumelant signal sonore et signal visuel: coup de sifflet et abaissement d'un foulard). L'essentiel pour Freinet était de prouver que la science n'est pas un exercice livresque mais qu'elle est liée à la vie.
 
Avec l'arrivée d'enfants espagnols, le journal devient bilingue
 
Le 19 février 37, les enfants annoncent que Papa est allé chercher deux fillettes: Carmen et Rosario, à Perpignan où Pagès fait le lien entre l'Espagne et le mouvement. Le Front populaire de Vence et un groupe d'instituteurs progressistes d'Algérie se sont engagés à payer la pension de ces enfants.
Un peu plus tard, des textes en espagnol du journal annoncent que d'autres petits réfugiés sont arrivés: Luis, José, Alfonso. En mai, l'école accueille une institutrice espagnole qui va leur faire classe. Chacun est persuadé que l'accueil sera de courte durée, puisque les Républicains vont l'emporter. Il n'est donc pas question de priver les enfants de leur langue maternelle. Ils écrivent et impriment en espagnol.
Après quelques essais de textes traduits dans les deux langues, on se contente de juxtaposer dans le journal, selon leurs auteurs, des textes espagnols et des textes français. Les enfants se débrouilleront pour les traduire entre eux. Et, de fait, les petits Espagnols apprennent rapidement le français au contact leurs compagnons français, tandis que ceux-ci savent bientôt suffisamment d'espagnol pour parler, lire et même écrire de petits textes dans cette langue.
Freinet publie un message d'amitié au Congrès de Nice de l'Imprimerie à l'Ecole, adressé du front d'Aragon par Costa-Jou, Palleja, Mateu, Marsal, Miret, maintenant réunis dans le bataillon de Ingernieros de la division Carlos Marx. Il lance un appel à parrainage mensuel pour l'accueil d'autres enfants espagnols (EP 16, couv. II). 
Santander est tombée en août sous la domination franquiste. Dans le livre de vie, le premier texte de la rentrée suivante (le 28 septembre 37) annonce en espagnol que quatre des enfants réfugiés sont allés pendant les vacances à Vallouise où habite la mémé Lagier-Bruno (en dehors de la période d'hiver qu'elle passe à Vence dans la pension que, depuis 1935, elle est censée diriger). Les autres enfants sont restés tout l'été au Pioulier. Des nouveaux arrivent, dont plusieurs petits Espagnols de Santander ayant transité par Copenhague. Au gré des arrivées, en même temps que la détresse des réfugiés, ce sont souvent les poux, la gale, l'impétigo qui entrent et se propagent à l'école Freinet. C'est une lutte quotidienne contre la misère physiologique autant qu'économique et morale.
Un bilan des élèves, au 15 octobre 37, mentionne 42 enfants dont 16 Espagnols; six ont plus de 12 ans, douze entre 10 et 12, douze 8 ou 9, dix 6 ou 7 et seulement deux de moins de 6 ans. Presque chaque jour, sont imprimés deux textes, l'un en français, l'autre en espagnol. Beaucoup sont des portraits mutuels, tant physiques que psychologiques.
 
Rien ne se vit sans conflit
 
Le 23 octobre, un texte de Baloulette (8 ans), évoquant les fréquentes divergences publiques entre Freinet et Elise, montre que leur fille n'apprécie pas:
Discussions. Maman a 39 ans; elle est très gentille. Moi, je n'aime pas quand elle discute avec Papa. Un jour, je leur ai dit: "Séparation entre l'âne et le cochon!...."  - ça n'est pas très gentil ce que tu dis, Baloulette. Qui est l'âne et qui le cochon?  - Je crois que ce n'est personne, mais je n'aime pas les discussions. Taisez-vous!...   Maman a dit: Mais, Baloulette, de la discussion jaillit la lumière... 
Le 25, le compte rendu de la réunion de coopérative de l'école rappelle les consignes de propreté, de calme et de rangement. Le texte espagnol n'est pas une simple traduction de ce compte rendu, il critique plus précisément les enfants récemment venus de Santander. En effet, ayant vécu dans l'insécurité la plus tragique, ces enfants ont perdu toute habitude de vie sociale: ils se jettent sur la nourriture, au delà de leur faim immédiate, même en fouillant dans les épluchures. Parfois, ils n'hésitent pas à chaparder le peu que possèdent leurs compagnons. Il faudra beaucoup d'affection, mais aussi la fermeté et la sécurité des règles du groupe, pour qu'ils retrouvent un comportement équilibré.
Quelques jours plus tard, Anne-Lise, une adolescente danoise de milieu aisé, venue apprendre le français au Pioulier, se questionne: Est-ce le paradis?  Elle comprend vite que, malgré la cadre enchanteur, la réalité est plus difficile. Elle conclut: Maintenant, je ne crois plus que l'école est tout à fait un paradis. Heureusement, car je ne suis pas faite pour vivre au paradis.
 
Faire face à la détresse
 
Le 2 novembre, Marguerite raconte qu'elle est allée avec les grands de l'école participer à Vence à la collecte nationale pour l'Espagne. Les enfants doivent affronter l'indifférence des gens riches. Un homme rétorque : N'y a-t-il pas assez de malheureux en France  ?  - Monsieur, nous, nous pensons à tous ceux qui souffrent, ceux de France et ceux d'Espagne, car nous avons un peu plus de cœur que vous.  Un autre va même jusqu'à dire qu'il donnera quand ce sera pour Franco.
Au sein du mouvement et à l'extérieur, des souscriptions sont lancées pour la prise en charge d'un enfant espagnol par un groupe de militants pédagogiques, syndicaux ou politiques (parmi lesquels beaucoup de femmes). Dans les rencontres et manifestations, on affiche la photo portant le nom du petit réfugié et on mentionne le groupe qui le prend en charge, afin de personnaliser le parrainage. Pour permettre les dons ponctuels, une tombola est lancée qui se renouvellera (EP 7, janv. 38 et EP 6, déc. 38).
 Malgré cela, c'est souvent l'extrême dénuement. L'école Freinet accueille sans se poser de questions mais il est difficile de faire face à tous les besoins. Il faut tout partager, même les vêtements et les chaussures quand on doit aller à Vence sans paraître trop dépenaillés. Plus tard, Elise Freinet conseillera aux jeunes parents de veiller à ne pas trop sacrifier leurs propres enfants dans leur militantisme. Elle avait été elle-même bouleversée le jour où Baloulette, ayant reçu un manteau neuf comme cadeau de sa tante, s'était couchée habillée pour être certaine qu'on ne le lui prendrait pas pendant la nuit.
Les enfants espagnols reconstituent en jeu dramatique des scènes de la guerre et, en faisant la quête, recueillent aussi de l'argent pour l'école Freinet de Barcelone.
 Fin mai 38, le livre de vie précise que l'auberge de jeunesse, construite par Freinet et quelques jeunes sur un autre terrain de la colline du Pioulier, à 100 m de l'école, est prête à héberger tout l'été les visiteurs de l'école (après la guerre, ce bâtiment servira d'habitation au couple Freinet, mais on continuera à l'appeler "l'auberge"). On espère que les visiteurs se montreront généreux pour l'accueil des petits réfugiés. L'annonce paraît pour les militants, en même temps que l'appel au parrainage des 15 enfants à la charge totale de l'école. Il y a un urgent besoin de chaussures.
 
Des appels de plus en plus angoissés
 
Dans un article sur l'école Freinet de Barcelone, Lisette Vincent interpelle vivement chaque militant français sur sa solidarité personnelle avec le peuple espagnol (EP 17, mai 38, p. 341).
Dans un éditorial intitulé: L'enfant sera sauvé!, Elise Freinet réagit en femme hurlant son indignation devant la photo d'un bébé tué avec sa mère. Il est des spectacles que l'on se refuse à regarder; par lâcheté, fausse sensibilité ou stupide distinction. On dit: - Oh! non! c'est trop affreux et c'est de mauvais goût! Nous revendiquons toute la responsabilité du mauvais goût et nous disons: "Regardez!" Une mère tenait son enfant dans ses bras... Voilà ce qu'il reste de tant de ferveur et de tant d'amour! (...) Maintenant l'enfant mort n'a plus de sépulture et la raison des mères va sombrer! Qui osera chérir son propre enfant sans penser à l'enfant déchiqueté et projeté au vent? Qui voudra faire tant soit peu pour sauver une vie innocente et fragile, oh! si fragile! Ou bien, alors, qui voudra se faire complice de la mort? Qui voudra favoriser l'assassinat d'un enfant? (EP 19, p. 377)
Un appel pressant est lancé (EP 4, nov. 38) pour venir en aide aux petits Espagnols hébergés au Pioulier, le déficit est actuellement de 5000 F par mois pour couvrir les frais de leur accueil (155 F par enfant). Elise Freinet renouvelle l'appel (EP 8, janv. 39, p. 185) car l'école Freinet qui a déjà accueilli 32 enfants en reçoit encore 14. On en a placé 11 à l'extérieur pour un temps limité. Il faut trouver une aide financière, des vêtements et des chaussures en bon état. Plus de 1500 lecteurs de la revue, cela devrait signifier 1500 bonnes volontés.
Le passage le plus émouvant de L'école Freinet réserve d'enfants  (Maspéro) est celui (p. 270) où Elise raconte l'arrivée de Frédéric, blessé sur le front de Catalogne, ramenant avec lui une dizaine de petits réfugiés dont un enfant squelettique de 4 ans: Alvarito. Pendant des semaines, elle s'acharne à lui redonner goût à la vie et à la nourriture, tout en lui chantant pendant la becquée une mélodie catalane. Anne-Lise, troublée dans son égoïsme d'adolescente bourgeoise, lui conseille de ne pas s'acharner et de ne pas s'attacher à ce cas désespéré. Finalement, le petit retrouve progressivement la force de vivre. Un jour, comme c'était prévisible, l'oncle de l'enfant, sa seule famille désormais, annonce qu'il vient le rechercher. Anne-Lise, bouleversée, est maintenant prête à emmener clandestinement le petit au Danemark. Mais il faut bien qu'il soit rendu, au milieu des larmes, après un dernier chant accompagnant la becquée qui l'a sauvé.
L'année scolaire 38-39 a vu arriver de nouveaux enfants espagnols, notamment de Barcelone, tandis que d'autres étaient repris par leur famille maintenant réfugiée en France. Il arrive que les petits réfugiés soient deux fois plus nombreux que leurs camarades français. Freinet et Elise voudraient accueillir les enfants de l'école Freinet de Barcelone qui fuient devant l'avance franquiste. Ils lancent pour cela une grande souscription nationale (EP 9, fév. 39). Mais l'autorité militaire française filtre les entrées à la frontière et oriente le flot des réfugiés dans des camps qu'on peut légitimement appeler "de concentration" puisque les internés, privés de tout, n'ont pas le droit d'en sortir. Malgré les promesses d'hébergement de l'école Freinet, aucune entrée n'est tolérée dans les Alpes-Maritimes et Freinet soupçonne que les fêtes du carnaval doivent être protégées de tout mouvement d'immigrés. Il appelle donc tous les militants à aider les réfugiés qui se trouveraient dans leur département (EP 10). Dans le même n°, il développe (p. 245) dans un article sur Les fondements sociaux de notre pédagogie, la nécessité d'allier action pédagogique et lutte sociale. Pédagogiquement, comme socialement, la France reste un des derniers ilôts de pensée libre, de formation humaine et d'espoir libérateur. Nous devons tenir, regrouper nos forces, faire face, montrer envers et contre tous la pureté et l'humanité de notre idéal. Mais pour sauver cet idéal, il ne suffit plus de prêcher et d'espérer. (...) on a moins que jamais le droit de pratiquer cette paisible pédagogie de chambre contre laquelle nous nous sommes si souvent élevés : soutenir les réfugiés, réconforter les enfants, accueillir ceux de nos camarades qui ont trop ouvertement lutté pour notre idéal pour espérer jamais un pardon du vainqueur, travailler dans un large esprit d'humanité et d'union à établir le barrage indispensable à la barbarie envahissante, c'est faire de la pédagogie nouvelle populaire. Et il reproduit un texte récent d'Almendros où ce dernier décrit l'attitude calme et digne d'un maître d'école qui ne cesse de dire à ses élèves : L'avenir est à vous. Une phrase qui continue de résonner dans la tête des enfants après que les fascistes aient exécuté sommairement leur instituteur.
Freinet revient sur le blocage par les autorités françaises de l'élan de solidarité en faveur des réfugiés espagnols : A l'annonce de l'afflux massif des Catalans fuyant l'envahisseur, tous les cœurs s'ouvraient; dans toute la France des milliers de camarades ajoutaient un lit dans leur appartement exigu et préparaient déjà le couvert du petit réfugié. Du jour au lendemain, à l'appel du camarade Gadea, directeur de notre école Freinet de Barcelone, annonçant son arrivée à la frontière, 30, puis 50, puis 100, puis 200 places étaient trouvées et prévues. On ne l'a pas voulu. Nous ne nions pas qu'il n'y ait à cela quelque raison sanitaire valable. Ce ne saurait être la vraie raison : on n'a pas voulu que se manifeste de façon aussi touchante et aussi totalement fraternelle la solidarité du peuple de France pour les républicains Espagnols. On nous a volé nos enfants.  
Il insiste sur la nécessité d'une mobilisation pour réunir de l'aide et obtenir de sortir des camps tous les réfugiés qui y sont internés. Pour atténuer le dépaysement des petits réfugiés, il propose qu'une revue écrite et publiée par les enfants espagnols de l'école de Vence soit envoyée à tous ceux qui ont auprès d'eux des réfugiés. Cette revue appelée Ninos Espanoles  aura plusieurs numéros.
 
Bilan d'une éducation pluriculturelle
 
Le livre de vie du Pioulier contient toujours des textes dans les deux langues, mais le recul puis l'effondrement des dernières forces républicaines a provoqué visiblement un changement pédagogique. Certains textes français, très simples et sans nom d'auteur, ont pour fonction évidente d'apprendre aux petits Espagnols, récemment arrivés, à se débrouiller le plus rapidement possible dans notre langue.
 Mais l'apprentissage mutuel naturel a déjà produit ses effets avec les plus anciens. Quelques textes français sont maintenant signés de prénoms espagnols: Carmencita, Begonia, Jose-Luis, Mila, Angelines, tandis que certains textes espagnols portent la signature d'enfants français: Baloulette, Michelle, Coco. On pouvait difficilement pousser plus loin l'interpénétration culturelle. L'éducation pratiquée par Freinet est aussi éloignée de l'assimilation à la jacobine que de la cohabitation de communautés étanches à l'anglo-saxonne. Il ne s'est jamais agi de rendre les petits Espagnols semblables aux jeunes Français, comme si ces derniers se ressemblaient tellement entre eux, mais on ne les a pas non plus cantonnés dans leur langue et leur culture (dont il faut rappeler qu'entre Catalogne, Andalousie et Pays basque règne une grande diversité). On peut réellement parler de métissage culturel dans la fraternité.

 
L'expansion du mouvement
(1935-1939)
 
Au cœur du combat social
 
La mobilisation antifasciste, commencée avec l'affaire de St-Paul et renforcée par les menaces croissantes (6 février 34 à Paris, dictature hitlérienne, putch franquiste), continue à attirer l'attention sur le seul mouvement d'enseignants qui n'ait jamais dissocié lutte sociale et combat pédagogique.
Freinet reprend (EP 3, nov. 35, p. 49) un article du bulletin L'Ecole Nouvelle  de Lille, intitulé : Aimer, c'est haïr , où Jean Roger crie sa révolte devant ces enfants qui ont faim (l'un d'eux, à 13 ans, a volé un petit morceau de beurre pour savoir quel goût cela avait), qui ne peuvent s'habiller qu'avec les vêtements usagés donnés par d'autres, qui rêveraient de devenir boucher "parce qu'on est bien nourri" ou boulanger "parce qu'il doit faire chaud auprès du four" et conclut : Aimer l'enfance malheureuse, c'est haïr le régime capitaliste décadent qui permet une telle iniquité. R. Lallemand lui répond (EP 11, mars 36, p. 235) : Il ne s'agit plus d'aimer ou de haïr, il faut agir.
Freinet publie (EP 5, p. 112 et EP 6, p. 137) le compte rendu par Berthold Friedl d'une enquête réalisée auprès de 150 enfants d'une colonie de vacances de la banlieue sud de Paris sur la conscience de classe, mais les arrière-pensées politiques de l'auteur et probablement l'ambiance idéologique du lieu brouillent un peu le regard porté, quand on voit que les adultes auxquels s'identifient les préadolescents se nomment: Lénine, Staline, Barbusse ou Raymond Guyot.
En janvier 36, Freinet précise Notre position en face de la religion en général et du Catholicisme en particulier (EP 7, p. 162): Nous ne pratiquons plus cet anti cléricalisme de "mangeurs de curés" du début du siècle. Nous reconnaissons, et nous ne craignons pas de le dire, qu'il y a parmi les propagandistes de la Foi chrétienne, des personnalités totalement sincères et dévouées à leur idéal, et nous leur rendons hommage toutes les fois que nous rencontrons ces hommes sur notre chemin. Il fera état ensuite des catholiques qui l'ont soutenu pendant l'affaire de Saint-Paul et même de correspondance de prêtres ouverts. Mais nous n'oublions jamais, par contre, que ces hommes eux-mêmes ne sont que des rouages de la machine religieuse au service du capitalisme et que cette machine reste, de ce fait, notre ennemie permanente. (...) Le Dieu des idéalistes n'a rien de contre-révolutionnaire et il s'identifierait assez bien avec notre conscience de l'immensité de la nature et de l'infini dont dont nous sommes des éléments. Mais le Dieu des curés, des Papes, le Dieu au nom de qui les peuples se déchirent, le Dieu dont le capitalisme fait un utile paravent, ce Dieu que les véritables chrétiens ne reconnaissent plus comme leur Dieu, comment ne le considérerions-nous pas comme le pire ennemi de la vérité et du progrès? (...)La religion est une maladie qui affecte les faibles: ceux qui, vaincus provisoirement, ont besoin d'un illusoire appui et ceux aussi qui, idéalement conscients, manquent du ressort nécessaire pour regarder la vie en face, sans le secours d'une mystique.
Juste au-dessous de son article, il évoque la revue Terre nouvelle, mensuel des Chrétiens révolutionnaires: Excellents articles d'hommes qu'on sent sincères et qui vont jusqu'au bout de leur idée, en bons et humbles imitateurs du Christ. Ce qui le met à l'aise pour dénoncer dans le livre de Marie Fargues, Les méthodes actives dans l'enseignement religieux (Ed. du Cerf): Les idées pédagogiques nouvelles prostituées au plus antipédagogique et au plus inhumain bourrage de crâne.
Freinet revient sur le sujet en novembre 36 (EP 4, p. 87), à propos des discussions du congrès de Cheltenham, où se sont exprimées des personnalités de tendances très diverses, et cite la synthèse: En ce qui concerne l'enseignement religieux des églises, la tendance générale de l'Education Nouvelle est une défiance grandissante à son égard. par contre, en ce qui concerne la religion non-dogmatique, les sentiments restent partagés. Les uns pensent qu'une amélioration du milieu social permettra un épanouissement de la personnalité dans un sens qui ne sera pas forcément religieux mais qui ne peut encore être précisé. D'autres espèrent qu'une éducation nouvelle favorisant un développement de vie spirituelle contribuera à la libération de la personnalité; ils ne l'attendent cependant pas d'une endoctrination (sic), quelque sincère qu'elle soit, mais d'une vie réellement humaine de dévouement au service de la vérité.
Après la victoire du Front Populaire, la lutte sociale s'oriente, comme on l'a vu, vers le soutien aux Républicains espagnols. Freinet milite également aux côtés des paysans de sa région au sein de l'Union Paysanne.
C'est sur le plan de l'école que se polarise surtout la revendication intérieure.
 
Pour un nouveau Plan d'Etudes Français
 
C'est l'appel que lance Freinet (EP 17, juin 36, p. 341) en écho au Plan d'Etudes qui vient de transformer les programmes de l'enseignement primaire de Belgique. Il reprend longuement ce thème dans un numéro spécial (EP 2, oct. 36) portant le même titre. Il cite des extraits significatifs du plan belge où l'on note: place de l'entretien familier dans l'apprentissage de la langue maternelle; l'enfant peut écrire spontanément ce qu'il a à dire; échanges de lettres avec d'autres écoles; encouragement à la rédaction et à l'édition d'un petit journal; allégement du programme de grammaire, assouplissement de l'emploi du temps; étude du milieu par l'observation active; recommandation de l'imprimerie et du phonographe. On y sent l'influence decrolyenne mais sans doute aussi celle des enseignants et inspecteurs belges proches de Freinet.
Fort de ce précédent, Freinet propose aux députés du Front Populaire la rédaction d'un plan d'études français qui contiendrait en plus: la suppression du Certificat d'études, remplacé par un carnet permanent de scolarité; la transformation du rôle des inspecteurs devenant animateurs pédagogiques; la limitation des effectifs (mais aucun nombre n'est fixé); de meilleures conditions d'espace et d'hygiène des locaux scolaires; le développement du matériel collectif; la création d'un réseau d'écoles expérimentales, sous le contrôle d'un Bureau d'éducation. On retrouve là certaines préoccupations du Front de l'Enfance, avorté quelques mois plus tôt.
Il revient sur le problème (EP 6, déc. 36, p. 125) en se méfiant d'une réforme purement administrative : Le Plan d'Etudes Français sera une œuvre collective ou il ne sera pas.  Et il lance, auprès des enfants ayant quitté l'école,  une enquête sur les apprentissages scolaires qui leur ont été les plus utiles, dans tous les domaines : expression orale, écrite, lectures, calcul, histoire, géographie, sciences, dessin, musique, gymnastique, travail manuel; utilité du Certificat; que faudrait-il ajouter et supprimer? comment organiser le travail. Mêmes questions aux parents. Pour les employeurs et dirigeants, ce questionnaire est complété par deux demandes : noter les notions ou activités négligées que l'école devrait offrir aux enfants; signaler les activités jugées non indispensables pour la vie et le travail. Il faut souligner cette préoccupation (fréquente chez Freinet) de consulter tous les intéressés : jeunes, parents mais aussi employeurs, alors qu'on se contente généralement, dans les meilleurs cas, de consulter le milieu enseignant. Des groupes de militants, comme celui de l'Allier, travaillent sur un programme minimum de connaissances (EP 9, p. 189).
Nous avons déjà parlé de L'Ecole Nouvelle Unifiée de la Généralité de Catalogne qui appuie dans le même sens. Manifestement, les idées pédagogiques de Freinet ont le vent en poupe. Tellement que certains militants, tel Fragnaud (Charente-Inf.), mettent en garde contre les opportunistes qui, pour se faire bien voir de l'administration, feront simplement mine de changer. Freinet tente de les rassurer : Les risques, dans ce sens, seront d'autant plus réduits que nous nous lierons davantage avec les jeunes instituteurs qui, dans leur village, cherchent moins, en général, le "tape à l'œil" que l'aide pratique que nous leur apportons . Et il ne tient pas à ralentir à dessein la diffusion, nécessaire à la vie de la CEL donc à l'action pédagogique. A ses yeux, le but n'est pas l'expansion à tout prix, néanmoins la vocation normale d'une minorité d'idées est de devenir un jour majoritaire.
 
Pour l'abolition des devoirs à la maison
 
Une réforme de l'emploi du temps (un après-midi de plein air et un de loisirs dirigés chaque semaine) est expérimentée en 37-38 dans plusieurs départements, dont les Vosges et le Pas-de-Calais. Il se trouve que j'y ai participé comme enfant, mais je n'ai pas eu l'occasion, comme les élèves des instituteurs proches de Freinet, de répondre à leur enquête. Les enfants interrogés préfèrent ces deux après-midi à l'emploi du temps ordinaire, notamment les activités de plein air (dans l'ordre: jeux, rythmique avec musique, leçon de gymnastique, préparation au brevet sportif et marche). Pour les loisirs (qu'on appellera ensuite "activités", ce qui fait plus sérieux), dans l'ordre: imprimerie, TSF, classe-promenade, lecture par le maître, correspondance interscolaire, récolte de plantes médicinales, travail manuel, chant.
Freinet se réjouit de cette mesure (EP 5, nov. 37, p. 73), mais quelques militants le trouvent trop optimiste, car certains instituteurs renforcent le travail à la maison pour compenser les 6 heures "perdues" pour le bourrage scolaire (EP 6, p. 97). Bien entendu, seul un changement de pédagogie permettra l'application cohérente de la modification d'horaire.
Il faut effectivement empêcher la dénaturation du changement. Les travailleurs ont obtenu la semaine de 40 heures. Freinet revendique : Pour nos enfants, la semaine de trente heures  et pour cela on doit supprimer tout travail forcé à la maison (EP 7, janv. 38, p. 121). Dans le n° suivant, il publie une page des parents qui rappelle l'ancienne bataille syndicale des travailleurs pour les trois 8 : 8 heures de travail, 8 heures de sommeil et 8 heures de liberté. Les enfants ont besoin de 10 heures de sommeil; après 6 heures de classe, il leur faut se reposer l'esprit et non faire à la maison d'interminables devoirs. C'est là le sens du progrès. Ce qu'il n'ajoute pas, c'est que le travail à la maison est la principale source d'inégalité scolaire, car certains bénéficient de place et de calme, ainsi que de conseils, alors que d'autres n'ont même pas la possibilité d'ouvrir le manuel sans qu'un petit frère intrigué n'y applique ses mains sales.
En réalité, il faudra attendre 1956 pour que soit décidée la suppression des devoirs du soir, si peu appliquée qu'elle devient à nouveau le thème d'une réforme près de 40 ans plus tard. Quand la revendication de Freinet atteindra ses 60 ans, pourra-t-on enfin certifier la disparition du travail scolaire forcé à la maison?
 
Pour la réforme du Certificat d'études
 
Freinet avait revendiqué sa disparition en tant qu'examen. Hulin (Nord) avait préparé un rapport "documenté et sérieux", parvenu trop tard pour être discuté au congrès de Nice et qui fera l'objet d'un n° spécial commun de Pour l'Ere Nouvelle (organe du Groupe Français d'Education Nouvelle, le GFEN), de L'Ecole Nouvelle (Groupe d'éducation nouvelle du Nord) et L'Educateur Prolétarien. En préambule, Freinet apporte sa contribution au débat (EP 16, mai 37, p. 283). Il fait marche arrière puisqu'il envisage maintenant, non la suppression du Certificat (CEPE) mais sa réorganisation, en tenant compte du nouveau projet de réorganisation de l'enseignement (Jean Zay, 2 mars 37), prévoyant la prolongation de la scolarité. Il affirme: Le CEPE n'est pas un concours d'entrée au second degré mais le contrôle de base avant d'entrer dans le cycle d'orientation.  Il sera simplement une attestation que celui qui la possède a suivi régulièrement les cours d'enseignement primaire, qu'il a acquis les connaissances et les techniques dont la possession paraît nécessaire et indispensable dans la vie à 12-13 ans. S'il en est ainsi, si l'école remplit bien son rôle, le CEPE devrait être pratiquement donné à tous les enfants. L'échec au CEPE montrerait seulement que le candidat n'a pas suffisamment, pour diverses raisons, sociales, individuelles ou scolaires,profité de l'enseignement primaire. Des cours spéciaux devraient être institués pour leur permettre d'acquérir ce minimum indispensable. Après avoir énuméré les contrôles à prévoir, il conclut: Nous devons nous en tenir aux acquisitions principales, qui ont toujours été le domaine de l'école primaire et réduire pratiquement à ces matières le contrôle opéré. Il ne s'agit pas d'avoir avec les enfants de cet âge des ambitions démesurées. Nous avons appris à nos élèves à lire couramment et intelligemment, à rédiger correctement et sans faute, à calculer rapidement et sans erreur.
Il publie une réponse de H. Wallon( EP 17, p. 213) qui ne souhaite pas la suppression du CEPE, mais pense que l'on pourrait envisager des tests de contrôle (opérations, orthographe), un écrit où l'enfant pourrait montrer son sens du concret, sa liberté d'imagination, ses capacités d'expression (problème, récit, questions sur une lecture). Il souhaite le maintien de l'oral à valeur complémentaire et rectificative d'après les travaux présentés.
Le n° spécial annoncé (EP 18-19) traite en détail de tous les aspects et de toutes les disciplines scolaires. Il souligne le double problème : contrôle d'acquisitions ou examen des aptitudes en vue de la poursuite des études? Deux préoccupations dominantes : 1° Organiser un examen sérieux quoique simple. 2° Réduire le plus possible la fatigue des candidats par une alternance convenable des épreuves, par la suppression de toute attente inutile (pas de banquet interminable), par une organisation matérielle parfaite. Ni une loterie, pour les candidats moyens, ni une simple formalité, ni une épreuve d'endurance pour les candidats, ni, enfin, une foire aux médailles quelque peu ridicule (les premiers du canton).
 
Des Instructions Officielles nouvelles pour le 1er degré
 
Les Instructions ministérielles des 23 mars, 11 juillet et 24 septembre 38 qui traitent du nouvel emploi du temps, mais également du Cours Supérieur et de la classe de Fin d'Etudes Primaires Elémentaires. Dans un article intitulé : Une étape, Freinet s'empresse d'en publier des extraits significatifs (EP 3, nov. 38, p. 49) et ajoute: Nous ne saurions trop nous en réjouir. Et nous tenons à marquer notre satisfaction avant même que les éternels saboteurs aient minimisé ce qu'il y a de hardi et de novateur dans ces Instructions pour remettre en honneur ce qu'ils appellent la "continuité" française, pour sacrifier à la lettre toujours servile, l'esprit que nous devons faire triompher. Je ne sais si, comme l'affirment certains, je me satisfais facilement. Mais je puis affirmer que si nous avions, dans l'histoire de l'évolution scolaire française, quelques lustres aussi riches en innovations hardies que ces deux dernières années, il y aurait bientôt quelque chose de changé dans l'éducation française. (...)
Ces Instructions ministérielles sont pour nous plus qu'un encouragement. Elles peuvent, elles doivent être notre bréviaire. Elles nous donnent raison, presque totalement, sur presque tous les points du programme, pour l'action tenace que nous avons menée depuis 15 ans. Elles prouvent à ceux qui redoutent parfois notre élan que nous sommes dans la bonne voie, que nous y resterons et que l'avenir montrera la justesse de nos conceptions.
 
Le rôle de l'avant-garde
 
Dans la suite du même article, il écrit: Ah, certes! c'est un rôle difficile que celui d'être à l'avant-garde, toujours. On vous jette d'abord la pierre parce qu'on ne comprend pas votre action, parce que, surtout, on redoute vos bousculades, parce qu'on craint égoïstement d'être dérangé dans ses habitudes.
Et quand nos paradoxes sont devenus réalités, nous restons malgré tout les empêcheurs de danser en rond, ceux qui veulent encore réaliser mieux, ceux qui vont de l'avant , les éternels pèlerins de l'idée, ceux aussi qui, toujours, reçoivent les coups, endurent les déchirures parce qu'ils restent les Pionniers dont le destin est d'ouvrir les chemins difficiles, heureux - et c'est leur plus grande satisfaction - lorsqu'ils voient les masses s'y engeger, les élargir, les organiser pour en faire les voies royales de la conquête et de la connaissance.
Nous avons voulu marquer tout particulièrement cette étape, qui compte dans l'histoire du mouvement. Nous ne tirerons point vanité des avantages obtenus dans lesquels nous ne voyons que des obligations nouvelles, celles de travailler plus encore que par le passé pour faire face aux désirs et aux besoins des milliers d'instituteurs qui viennent à nous, parce que nous avons ouvert la voie et préparé matériellement le terrain; pour continuer aussi nos recherches et nos réalisations afin d'aller plus avant encore, vers la conquête définitive de notre idéal.
Effectivement, de nombreux jeunes collègues se tournent vers la CEL qui leur propose des outils et des techniques leur permettant d'appliquer ces Instructions nouvelles.
 
Les pesanteurs n'ont pas disparu
 
Freinet cite (EP 5, déc. 38, p. 120) une réaction de PH Gay dans le Manuel Général. Celui-ci admet que l'Etat impose les programmes, mais pas les méthodes et il conclut : L'éducation vit d'accommodements. Freinet riposte qu'il y a des accommodements qui servent non pas les éducateurs et les élèves mais ceux qui les exploitent (les éditeurs de manuels).
Plus décevante, cette réaction de L'Ecole Emancipée  du 15 janvier 39 qui publie une critique par Quélavoine des récentes incitations ministérielles : En dehors de la volonté concertée, voulue, réfléchie, étudiée des techniciens, rien n'est possible et rien n'est profitable. Autrement dit, on ne pourra commencer à bouger que lorsque tout le monde aura décidé de changer. La position de Freinet est différente: il reconnaît la légitimité et la nécessité d'impulsions partant du ministère, mais ne croit à leur efficacité que si elles sont relayées par les praticiens les plus motivés, avec le soutien de l'administration, trop souvent conservatrice. Heureusement le n° du 30 avril de L'Ecole Emancipée réajuste le tir précédent en publiant un compte rendu par P. Boissel du congrès de Grenoble de la CEL.
 
La scolarité prolongée
 
La réforme prolonge la scolarité jusqu'à 14 ans, mais le Certificat étant jusqu'alors passé à 12 ans, il faut concevoir autrement la pédagogie destinée aux jeunes qui restent à l'école primaire. Freinet propose la suppression des cours magistraux, l'utilisation de ses techniques et du travail documentaire (EP 3, oct. 37, p. 51).
Les éditeurs se précipitent pour publier de nouveaux manuels. Sans condamner le livre d'arithmétique (usage du calcul dans la vie pratique) de Chatelet et Condevaux (Bourrelier), il souhaite qu'il trouve place dans la bibliothèque de travail de la classe et non dans chaque cartable. Quand le même éditeur, Bourrelier, publie un Cahier de Pédagogie Moderne sur La prolongation de la Scolarité, Freinet cite de nombreuses phrases allant dans le sens de ses propositions, mais constatant que les collaborateurs de l'ouvrage sont tous des officiels (Directeur de l'Enseignement, Inspecteur Général et autres inspecteurs), il conclut : Collaboration impressionnante : tous les officiels de poids. C'est la force et le vice tout à la fois de cette publication. Les officiels donnent des directives. Il reste aux éducateurs à se mettre techniquement en mesure de les appliquer et ils ne le peuvent qu'en travaillant coopérativement eux-mêmes.
 
L'esprit pédagogique
 
Le débat se poursuit entre techniques et méthodes
 
Dans un long article ((EP 10, fév. 37, p. 267), Freinet revient sur cet ancien débat : La méthode pédagogique ne saurait sans danger être définie et figée. Elle est une direction plus qu'un cadre, une ligne d'action, un chemin dans lequel nous pensons devoir nous engager (souligné par Freinet). Il suffit que nous ayons une sûre orientation générale, car nul ne pourra sans prétention en délimiter les détails, tant que les sciences pédagogiques, économiques et sociales n'auront pas apporté dans ce domaine une plus grande lueur de certitude. Ce sont les techniques pédagogiques qui vont nous permettre cette marche en avant dans la direction prévue par notre méthode. Celle-ci est donc le but, la direction, la ligne; les techniques sont les moyens d'action. (...) Par notre distinction que nous considérons essentielle entre méthode et technique, nous avons rappelé que si l'instituteur n'est pas indifférent à l'orientation économique et sociale de son éducation, s'il sent la nécessité d'une méthode, il oublie encore moins que les difficultés matérielles et techniques l'ont toujours empêché de réaliser son idéal. Que lui importe en définitive une méthode aussi savante, aussi scientifique, aussi idéale soit-elle, si, pratiquement, il ne peut en approcher? (...) Nous disons Technique, et nous nous enorgueillissons. Technique de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture aux tout-petits, qui, d'oppressive et scolastique qu'elle était, devient naturelle, formative et libératrice. Technique de l'apprentissage de la langue par l'expression libre, l'imprimerie à l'école, les échanges. Et les progrès effectifs obtenus, la libération psychique, la libération consciente qui en sont la conséquence disent assez l'utilité de notre effort. Technique de calcul pour délivrer enfin l'éducateur plus encore que les élèves d'une pratique épuisante et remettre un peu de vie et de joie dans un des enseignements qui devraient le plus être liés au puissant devenir humain. Technique de musique par nos disques CEL. Technique de dessin... Nous n'avons pas de grands mots. Mais conscients des buts que nous indiquait notre méthode pédagogique, nous nous sommes attachés tout spécialement à l'organisation technique de nos classes populaires. (...) La question d'organisation harmonieuse de l'effort et du travail importe plus que l'acquisition prématurée de notions dont l'utilité éventuelle n'est pas incontestable. (...) L'essentiel est que : a) Nous gardions un raisonnement sain, une ardente confiance en la vie, une naturelle curiosité grâce auxquels nous pourrons, à mesure que les problèmes se présenteront, les solutionner avec le maximum de succès et d'efficacité. b) Nous acquérions la technique de documentation, de recherche et de travail, qui nous permette, à un moment donné, d'utiliser les moyens que la société met à notre disposition. (...) On voit alors les grandes lignes de notre technique telle que nous la mettons au point dans notre école : 1° organisation de l'effort communautaire, apprentissage technique du travail sous toutes ses formes. 2° acquistion, par nos techniques pédagogiques, du sens profond et synthétique des diverses disciplines. 3° acquisition formelle par les fiches auto-correctives. C'est dans ce cadre que nous continuons et continuerons nos réalisations. (les passages en gras sont soulignés par Freinet)
 
Idéologie de l'ennui contre pédagogie de l'intérêt
 
Freinet riposte (EP 10, fév. 38, p. 267) à un article d'André Ferré, directeur d'école normale, faisant, dans Le Manuel Général, l'éloge de l'enseignement ennuyeux : Comme tout autre travail entrepris après cette petite cure d'ennui paraît plus excitant!  Cela rappelle l'histoire, qu'on raconte à la même époque, du fou qui se donne des coups de marteau sur la tête parce que "ça fait tellement de bien quand ça s'arrête". Freinet répond plus sérieusement : Mais nous, nous ne voulons justement pas de cette habitude à la docilité et à la misère. Nous savons que toute souffrance injuste, toue obligation à fournir un effort dons on ne sent ni les raisons ni les buts sont des atteintes graves portées à la vie même des enfants, un amoindrissement de leurs possibilités d'épanouissement, une mutilation de leur élan.  Et comme A. Ferré estime que l'ennui qu'il faut combattre, c'est celui du maître car: L'enseignement ennuyeux lui-même exige, autant que l'enseignement attrayant, d'être donné avec une certaine passion , Freinet rétorque : Comme si l'ennui du maître n'était pas intimement lié à l'ennui des élèves, comme si l'école n'était pas, qu'on le veuille ou non, une communauté, même dans l'ennui, et s'il était possible de donner avec passion - à moins que ce soit une passion sadique - un enseignement qui réfrène toutes les forces de vie de l'individu.
 
La nouvelle pédagogie serait-elle aristocratique ?
 
Au cours d'une conférence à Périgueux, l'Inspecteur d'Académie a demandé à Freinet si l'éducation qu'il préconise n'est pas aristocratique et inaccessible à la masse des enfants. Celui-ci précise sa pensée (EP 12, mars 38, p. 243): Nous ne disons nullement que les enfants chez nous ne doivent faire que ce qui leur plaît. C'est une déplorable école anarchisante, dans le plus mauvais sens du terme, qui pose le problème éducatif de façon aussi théorique, et nous ne sommes nullement des anarchistes en éducation. Dans la vie, nul ne fait ce qui lui plaît : nos désirs et nos tendances sont sans cesse en butte à des nécessités économiques et sociales impérieuses avec lesquelles il serait fou de ne pas compter. C'est justement l'ancienne école qui ignore ces nécessités : elle soumet de bonne heure les enfants, il est vrai, à l'épreuve de l'autorité et de l'asservissement, mais elle ne prépare point à des réactions salutaires en face des problèmes de l'heure, et c'est en ce sens qu'elle est inactuelle, donc retardataire, d'où réactionnaire et néfaste. Il faut que l'enfant comprenne et sente la nécessité de faire ce qu'on lui demande, qu'il en discerne le but, qu'il organise lui-même, à son rythme autant que possible, les activités qui y mènent pour qu'il se donne 100% à sa tâche et que tous les problèmes pédagogiques soient bouleversés. C'es la communauté qui réalisera ce miracle. (...) Il se peut que, dans la société actuelle, l'effort libre et consenti, la réalisation puissante de nos destinées, l'éclosion sacrée de ce que nous portons de meilleur en nous soient scandaleusement aristocratiques. Nous affirmons que, par nos techniques, et dans le cadre actuel de notre école et de notre société, les enfants du peuple peuvent déjà en bénéficier.
 
Pour une transformation progressive
 
Il ne faut pas croire que Freinet soit prêt à rejeter les enseignants qui n'ont pas encore changé de comportement. Répondant au camarade qui le jugeait trop optimiste, il écrivait (EP 6, déc. 37, p. 98) : Oui, nous osons dire que, dans cette masse que stigmatise notre camarade, il y a une immense majorité d'éducateurs qui subissent le carcan, qui ont conscience du renouveau que nous annonçons et qui viendront à nous dès que les circonstances le leur permettront. (...) Il y a l'atmosphère de la caserne dans les grandes villes, il y avait les programmes - pour lesquels un pas vient d'être fait - ; il y a le certificat d'études que nous œuvrons à rendre le moins malfaisant possible. il y a aussi les parents qui ne comprennent pas toujours, qui ont été tellement déformés par l'école qu'ils ne voient que l'acquisition et sont prêt à tout lui sacrifier, même la santé de leurs enfants. (...) On ampute l'horaire, mais on n'a point dit aux éducateurs par quel moyen il était possible de solutionner ce problème insoluble : la société, les parents réclament toujours une meilleure formation, toujours de plus solides connaissances. Ils ont raison. A nous les professionnels de trouver les moyens d'y parvenir sans danger mortel pour les enfants. (...)
Comment faire en 30 heures ce qui en demandait 40 ou 50? crieront certains. Nous avons entendu les mêmes protestations quand les ouvriers ont arraché les 40 heures. Nous ferons la même réponse qu'ils ont faite à leurs patrons : Modernisez les installations, utilisez les usines, employez avec méthode l'effort humain, redonnez aux individus une dignité et une personnalité et le problème sera résolu. Quant à nous, il nous est facile de dire à nos camarades : - Vous comprenez les raisons d'humanité qui nous poussent à défendre l'enfant. Mais organisez vos classes selon nos techniques, adaptez le matériel nouveau, redonnez la joie et l'enthousiasme. Les 30 heures seront alors suffisantes pour les besognes d''acquisition et d'éducation qu'on attend de notre école populaire.
Pour décider les hésitants, il faut les rassurer. Freinet s'y emploie (EP 2, oct. 38, p. 27): Nous ne sommes point les contempteurs du tout ou rien; nous ne disons point: "Notre technique est telle; vous devez l'appliquer dans son intégralité - et posséder même au préalable un diplôme vous y autorisant (Il pense au label imposé par Mme Montessori). Non, l'essentiel est que vous sentiez la nécessité de l'évolution que nous préconisons. Vous ferez ensuite, nous en sommes persuadés, l'impossible pour marcher dans cette voie où vous aurez trouvé intérêt, joie et profit. Et nous n'avons aucun doute : nous savons que, dès que vous aurez compris, vous ne resterez pas à mi-chemin, parce que, comme tous les humains, vous êtes naturellement à la recherche de cet intérêt, de cette joie et de ce profit. Alors, si vous croyez, si vous sentez que nous avons raison, vous devez commencer dans votre classe votre révolution pédagogique. Et il énumère quelques étapes (journal scolaire, fichier scolaire, bibliothèque de travail, correspondance).
Il revient (EP 3, p. 68) sur cet aspect progressif: Il est préférable d'introduire notre matériel et notre technique progressivement. Nous ne visons pas, par exemple, à, de but en blanc, supprimer les manuels! car si vous n'avez pas encore en mains la technique qui les remplacera, ce sera la pagaïe dans votre classe, sans profit pour personne, pas même pour notre mouvement.
 
Une autre architecture scolaire
 
Une nouvelle pédagogie exige une architecture différente. Freinet s'attaque au problème (EP 20, juillet 38, p. 403) et publie deux plans : celui de l'école Freinet de Vence et celui d'une classe-atelier. Il critique les écoles-casernes des grandes villes. Les cellules scolaires ne devraient pas compter plus de 150 élèves répartis en 5 classes au maximum. L'inspecteur Levesque du Calvados estime qu'il faudrait, même en ville, des écoles à deux classes, ce qui est à ses yeux la structure idéale.
 
Rapports avec les autres courants pédagogiques
 
Freinet est agacé de se voir classé dans un clan pédagogique par opposition à d'autres et notamment à Decroly (EP 18, juin 38, p. 353): Non, cela , c'est la caricature de notre technique, comme l'application mécanique des centres d'intérêts est la caricature du Decrolysme. (...) Nous n'avons jamais dit que l'imprimerie (du texte choisi) doit être le centre d'intérêt de la journée. Elle le sera dans la mesure où elle exprimera les soucis des individus composant notre classe. Certains jours, quand l'imprimé choisi répond à 100% à un puissant intérêt collectif, oui, l'imprimé peut constituer le centre d'intérêt pendant tout un jour, pendant plusieurs jours. Nous reconnaissons volontiers que c'est l'exception et que, la plupart du temps, à côté de cet intérêt essentiel qui a eu la majorité, d'autres préoccupations impérieuses s'affirment dont nous devons tenir le plus grand compte. (...)
Nous n'avons jamais dit que nous étions contre Decroly. Au contraire. Mais il est des pratiques decrolyennes qui ne résisteront pas à l'expérience pratique d'une pédagogie organisée hors de tout parti-pris scolastique. (...)
Nous avons vanté la pédagogie montessorienne - ce qui ne nous empêche pas d'écarter tout ce qu'elle a de scolastique aussi. Que nos camarades expérimentent la méthode Cousinet, le plan Dalton, les projets. Qu'ils les expérimentent, non pas en partisans aveuglés par des méthodes trop vite fixées, mais en éducateurs décidés à y puiser le maximum à la lumière nouvelle d'une pédagogie essentiellement pratique et coopérative qui a besoin, par dessus les frontières, d'imposer enfin ses besoins et ses droits. C'est cela notre mouvement. C'est la composante de ces recherches  et de ces efforts en dehors de tout souci de nouveauté.
Il revient sur Decroly à propos de questions d'un camarade belge (EP 11, mars 39, p. 252): Nous devons rendre à Decroly cet hommage qu'il est l'éducateur qui s'est le plus approché, scientifiquement, du besoin des enfants, celui qui, du dehors, a su le mieux préciser la marche normale et naturelle de l'acquisition. Toutes les activités que préconise Decroly, nous les recommandons et les pratiquons, mais sans scolastique. Occasionnellement, comme le disent les successeurs de Decroly. Lorsque des notions participent d'un ensemble vivant jailli de l'évolution enfantine. (...) Nous ne faisons que prendre le problème où l'a laissé Decroly et nous ne prétendons qu'améliorer cette compréhension profonde, mathématique, scientifique, historique, sociale qui deviendra la matière de l'exercice technologique auquel elle donnera un sens, une portée et un but. (...) Pour la compréhension profonde nécessaire à l'acquisition, l'exercice méthodique n'est pas le plus sûr moyen. La vie seule importe. (...) Notre art, notre technique, c'est de faire jaillir la flamme, de la servir, de la guider même. Et là, pourvu que nous soyons en mesure d'apporter l'aliment, nous n'échouons jamais.
 
Non pas "nouveau" mais "moderne"
 
Freinet remet en question l'adjectif "nouveau", associé aux problèmes d'éducation. Il écrit (EP 16, mai 39, p. 354): Il faut débarrasser notre verbiage pédagogique de ce mot "nouveau" ou "nouvelle" qui nous a fait tant de tort, parce qu'il laisse croire que nous cherchons la nouveauté avant tout, alors que ce qui nous préoccupe exclusivement c'est de rendre plus rationnel, plus  intéressant, plus efficace, notre travail scolaire. Pour cette fin, nous employons les outils qui nous paraissent le mieux répondre à nos besoins, qu'ils soient anciens ou nouveaux. Nous devons dire même que nous nous méfions au contraire de la nouveauté qui est trop souvent mercantilisée et que nous savons prendre dans la tradition tout ce qu'elle contient de sagesse, de bon sens et d'adaptation au milieu et aux nécessités humaines. (...) Notre route, on s'apercevra à peine qu'elle est nouvelle: l'herbe gagne bien vite les talus; les charrettes y creusent quelque peu leurs ornières. Mais ce sera une belle route familière, utile à ceux qui l'emprunteront, et où tout le monde passera parce qu'elle remplacera avantageusement le vieux chemin.
Et pour convaincre d'autres éducateurs : Commencez toujours par le travail et la réalisation. Là est l'essentiel. Vous ne risquez pas de convaincre et d'attirer à nous de nombreux camarades si vous n'avez pas été suffisamment pris vous-mêmes au point de vous intégrer dans notre Coopérative de travail. Réalisez d'abord et montrez ensuite ce que vous avez réalisé, sans fard, sans paroles inutiles, sans tape à l'œil. Ne jamais tromper aucun camarade, ne point lui promettre plus que nous allons lui donner, éviter soigneusement de susciter de faux enthousiasmes dont les chocs en retour sont désastreux, dire honnêtement, sincèrement, ce que nous réalisons, ce que nous faisons, ce que nous espérons faire, c'est créer là les fondements indestructibles de notre mouvement pédagogique.
Pour marquer cette ligne d'action, Freinet consacre le dernier n° de l'année (EP 20, juillet 39 qui sera également le n° 14 des Brochures BENP) aux Premières réalisations d'éducation moderne à l'usage des débutants, des hésitants et des sceptiques. C'est apparemment le début de l'appellation "moderne" qui qualifiera son mouvement après la guerre. La brochure fait la synthèse pratique de tous les articles précédents avec cette affirmation qui est un véritable manifeste : Pas de méthode définie et fixe ... mais un puissant mouvement. Il n'y a pas de méthode Freinet, mais il y a un vaste mouvement pédagogique de rénovation et de réadaptation, dont nous avons fixé expérimentalement les bases et les principes. C'est comme une sorte de marche en avant collective, qui ne sous-estime ni la barrière rigide des rives, ni les remous dangereux, qui s'accommode des calmes languissants de la plaine et sait utiliser pourtant la cohue tumultueuse des rapides, qui permet cependant à tous d'avancer, de progresser, de s'organiser, de vivre.
 
La vie du mouvement
 
Les congrès
 
Ce sont, en plus de l'aspect décisionnel de l'Assemblée Générale de la CEL, d'importantes réunions d'échanges et d'approfondissement. Celui d'Angers (été 35) est bien suivi et l'on y prend la décision de tenir désormais les congrès à Pâques, indépendamment du congrès syndical. Le suivant se tient à Moulins (Pâques 36) avec une soixantaine de militants assidus.
A Nice (Pâques 37), afin de profiter de la région, les 3 jours de travail sont prolongés pour les volontaires par 3 jours d'excursions, comprenant malgré tout un rassemblement paysan, un matin, et un meeting ouvrier le dernier soir. Le rituel de la dernière journée d'excursion par cars se perpétuera après la guerre, jusqu'à ce que la multiplication des voitures personnelles rende inutile cette organisation.
Le congrès d'Orléans (1938), avec 200 auditeurs et autant de visiteurs, dégage une liste non close des groupes de travail avec leurs animateurs : Fichier scolaire coopératif (Guet, Allier); Guilde de la Bibliothèque de Travail (Lorrain, Vosges); Phonos et disques (Pagès, Pyrénées-Or.); Cinéma - recherches pédagogiques (Boyau, Gironde), - recherches techniques (Bréduge, Allier); Correspondances interscolaires - nationales (Alziary, Var), - internationales (Bourguignon, Var); Dictionnaire (Davau, Indre-et-Loire); Cours Complémentaires (Charbonnier, Allier); Pipeaux (Mlle Lavieille, Loire); Cl. de Perfectionnement (Bertrand, Lot-et- Gar.); Scolarité prolongée (Picardet, Nièvre); Loisirs dirigés (Gauthier, Loiret); Photographie (M. Lallemand, Charente-Inf.); Maternelles (Lisette Vincent, Algérie).
A Grenoble (Pâques 39), avec une centaine de participants réguliers mais 600 auditeurs en plénière, on recense de nouvelles commissions : Education physique (Vigueur, E. et L.); Folklore musical (Lemoine); Sciences pratiques (Puget); Sourds-muets (Hulin, Nord); Histoire vivante (Hostier); Enseignement aux indigènes (S. Carmillet); Matériel scolaire (Blampied). Mathématiques (Rogerie); L'Histoire qui se fait (Gauthier); Jeux et chants (Vovelle); Travaux manuels (Gendre); Recherches folkloriques (Baucomont); Théâtre enfantin (Bourguignon); Classification et fichiers autocorrectifs (R. Lallemand); Coopératives scolaires (Chautard).
Le conseil d'administration de la CEL est composé, en plus de Freinet (responsable Imprimerie et revues) et Pagès (responsable Disques), uniquement de militants de l'Allier, probablement pour faciliter les rencontres en cours d'année: Bertoix (administrateur délégué), Charbonnier (administr. dél. adjoint), Mme Chéry (secrétaire), Mayet (trésorier général), Bréduge (Cinéma), ainsi que trois autres administrateurs : Guet, Beauregard et Virmaux.
 
Les conférences de Freinet
 
Entre novembre 36 et juillet 39, Freinet multiplie les conférences dans les départements, parfois trois ou quatre dans un même week-end. La liste est impressionnante. Pour l'année 36-37: Epinal (en présence de l'Inspecteur d'Académie et de la directrice de l'ENF), Mirecourt (avec le directeur de l'ENG), Nancy (Dir. des deux EN); Pyrénées-Orientales, Aude, Hérault, Gard; Tours; Le Puy, Mende. En 37-38: Deux-Sèvres; Dordogne; Allier; Nièvre; St-Jean d'Angély et La Rochelle. En 38-39: Aurillac; Béziers, Montpellier; Ajaccio. Les auditeurs de ces conférences apprécient généralement le caractère concret de l'intervention de Freinet, avec référence permanente à la pratique quotidienne qu'il vient juste de quitter et quelques citations de textes d'enfants.
Les militants organisent aussi des manifestations sans la présence de Freinet qui ne peut suffire à tout. C'est le cas notamment à La Voulte, Orange, Perpignan, en Savoie et dans le Loiret. Sans parler des groupes locaux affiliés au GFEN, sur les conseils donnés par Freinet (EP 7, janv. 36).
 
Le rôle des filiales départementales
 
Même là où il n'est pas encore possible d'instituer un groupe étoffé, il est nécessaire que les enseignants désireux de modifier leur pédagogie puisse prendre des contacts de proximité et le congrès d'Angers a décidé de multiplier les filiales départementales, de profiter des conférences pédagogiques pour recueillir des abonnements à L'Educateur Prolétarien. Trois ans plus tard, une liste de 82 Délégués Départementaux CEL est publiée (EP 4, nov. 38, p. 79). Même en défalquant l'Algérie et le Maroc, c'est énorme quand on sait qu'il n'y a alors que 90 départements. Bien sûr, les groupes sont très inégaux. Certains, notamment ceux qui ont pris la charge d'un congrès, sont solides. D'autres ne comptent que quelques militants, mais cela permet néanmoins une action de diffusion et surtout l'accueil de nouveaux venus.
Le rôle des filiales départementales est précisé au congrès de Grenoble (EP 14-15, avril 39, p. 337) :  Propagande (expositions, conférences) - Aide aux nouveaux adhérents - Organisation de dépôts pour la vente de matériel et de brochures. On envisage des dépôts dans des librairies amies de l'école laïque.
 
Les cours d'été à Vence
 
Le premier s'est tenu l'été 36 à l'école Freinet. Comme beaucoup de petits pensionnaires ne partent pas en vacances, ce qui permet des démonstrations authentiques, se pose un problème d'hébergement. Beaucoup d'enfants cédent leur lit aux adultes en se donnant l'aventure de dormir à la belle étoile, ce qui ne pose heureusement pas de difficulté sous le climat provençal.
L'été 37, il faudra deux fournées (8-15 août et 15-22 août) pour accueillir tous les volontaires. Au programme: démonstrations pratiques avec les enfants, exposés théoriques, séances de travail personnel des stagiaires. Les participants peuvent camper, loger à Vence et prendre les repas à l'école.
La construction de l'auberge de jeunesse, proche de l'école, permet un accueil plus large et, en 38, il n'y aura pas moins de 80 participants, parmi lesquels des militants chevronnés comme René Daniel et Raoul Tessier (EP 1, oct. 38). Des jeunes en camp d'été à Nice viennent également au Pioulier. L'été 39, ce sont cent enseignants qui viennent passer la première semaine d'août à l'école Freinet.
 
Le matériel CEL
 
L'évolution de la presse d'imprimerie
 
Depuis 1935, la presse métallique (en fer) a supplanté la presse de bois. Elle existe en format normal (13,5x21) ou "jouet" (la moitié de ce format). Pour les grandes classes (CC, EPS, collèges et lycées) , sont proposés deux modèles de presse à encrage automatique (EP 13-14, mars 38).
 
Un limographe CEL
 
Ce type de duplicateur à volet avec stencil n'est pas une création de la coopérative. Un modèle grand format (21x27) était vendu aux curés par les éditions bien pensantes de La Bonne Presse pour l'édition de feuilles paroissiales à petit tirage, exorbitante en recourant à l'imprimerie professionnelle.
La CEL propose (EP 6, déc. 35, p. 129) un modèle petit format (13,5x21), composé d'un socle garni d'une glace indéformable pour assurer une surface bien plane, d'un cadre avec une soie tendue. Un poinçon et une lime plate (en métal au début, puis en plastique) permettent de graver le stencil (dessin ou écriture manuscrite), stencil qui peut aussi être dactylographié. Un rouleau de la largeur du cadre et une encre grasse, plus fluide que celle d'imprimerie, permet l'impression, à travers les perforations du stencil, sur la feuille placée au-dessous. Cette technique, complémentaire de l'imprimerie, permet un tirage dépassant la centaine d'exemplaires, ce qui est exclu avec la polycopie (et plus tard avec les duplicateurs à alcool). Ce sera le matériel le plus largement répandu, parce qu'accessible aux classes les moins riches.
Dans certains stages, un atelier de fabrication de limographe permettra à chaque stagiaire de repartir avec un moyen de duplication pour démarrer. Le seul matériel à acheter est le rouleau et l'encre (certains ont même bricolé des rouleaux en manche à balai et chambre à air de bicyclette, mais les résultats sont décevants).
 
Une machine à écrire à toute épreuve
 
Le problème, c'est de trouver un modèle robuste et simple qu'on puisse mettre sans risque entre les mains des enfants. Freinet répète souvent par boutade: Si tu veux tester la possibilité de confier un appareil aux enfants, tu le jette du premier étage. S'il est encore en état de marche, il risque de résister dans une classe. Il conseille (EP 13-14, avril 38, p. 287) un modèle d'origine allemande Mignon  qui n'a pas de touche mais un cadran et un stylet mobile qui actionne un cylindre portant les caractères, comme plus tard dans les machines à boule ou à marguerite.
 
Des fichiers autocorrectifs d'opérations
 
On se souvient que Freinet avait critiqué le "taylorisme pédagogique" des Américains, tendant à parcelliser les apprentissages. Mais, comme toujours, il a étudié de près les livrets autocorrectifs du professeur Washburne et, convaincu de leur intérêt, il a obtenu pour la CEL l'autorisation d'adapter sur fiches l'apprentissage des multiplications et divisions (EP 6, déc. 36, p. 135). C'est R. Lallemand qui se charge  de ce travail et qui annonce les caractéristiques de cet outil très attendu (EP 16, mai 37, p. 287) : 1° Il est merveilleusement gradué. 2° Il est simple et pratique (la fiche correction porte le même n° que la fiche demande, d'une couleur différente). 3° Il s'adapte mieux au travail scolaire, notamment dans les classes à plusieurs niveaux. 4° Il s'adapte aux capacités de chacun. 5° Il prévoit le contrôle par des tests, corrigés par le maître. 6° Correction des erreurs dominantes (en cas d'échec, on ne recommence pas tout mais seulement ce qui provoque l'erreur). 7° Possibilité de contrôle d'une classe nouvelle ou d'un élève nouveau.  Au total, 350 fiches Demandes et 350 fiches Réponses pour 25F.
 
Enquête pour un futur fichier de grammaire
 
Avant d'entreprendre une collection de phrases tirées de textes d'enfants, servant à un futur fichier de grammaire, Lallemand enquête (EP 10, Fév. 39, p. 230) sur la terminologie grammaticale, incroyablement diverse selon les départements. Un exemple des 23 questions qu'il pose : N° 6, utilisez-vous l'appellation a) compl. d'attribution, b) compl. indirect, c) compl. d'objet indirect, d) compl. datif ?
Cela provoque une réaction de M. Husson, inspecteur à Commercy : Je suis très loin du fichier de grammaire. Vous devez sentir comme moi que si nous n'y prenons pas garde, les fiches risquent de devenir un instrument aussi pernicieux que les livres. Il faudra  crier un jour: "A bas les fiches!" comme nous crions: "A bas les manuels".  Ce qui donne à Freinet l'occasion de préciser sa pensée (EP 13, mars 39, p. 310) : Notre "Grammaire en quatre pages" a été un effort considérable de simplification et de rationalisation de cet enseignement. Nous ne devons pas revenir sur cette conception, maintenant moins que jamais puisque les instructions ministérielles nous donnent implicitement raison. Mais il y a une technique à acquérir cependant, c'est celle de l'orthographe, des conjugaisons, des accords essentiels pour laquelle la répétition méthodique par les fiches doit rendre de très grands services. Notre fichier de grammaire devra s'en tenir là, sans inutiles complications syntaxiques ou analytiques. En exprimant ce vœu, nous savons que nous sommes en accord avec Lallemand qui nous aidera à éviter les écueils sur lesquels nous croyons devoir insister.
 
Place du travail autocorrectif dans une pédagogie globale
 
Quelques arguments qui suivent méritent d'être reproduits car ils prouvent que, dans l'esprit de Freinet, il n'y a pas opposition mais complémentarité entre l'expression libre, la découverte et la consolidation méthodique: L'essentiel, c'est la création de l'enfant, l'effort personnel motivé au service d'une communauté de travail organisée. Nous avons mis en lumière, nous rendons possible par nos réalisations, et au maximum, cet effort créateur générateur de vie, donc d'éducation et d'instruction. Toutes les pratiques scolastiques qui risquent de contrarier le développement normal de ces lignes de vie sont déclarées néfastes et nous tâchons de les éviter et de les remplacer. Mais il y a des techniques dont l'acquisition - sentie et voulue par les enfants - nécessite la répétition méthodique : les règles essentielles de calcul notamment et certaines règles de grammaire et surtout les conjugaisons. Pour l'acquisition de ces techniques, nous avons, les premiers, lancé l'idée des fiches autocorrectives qui obtiennent un très grand succès (...) Quiconque travaille selon notre technique sent l'inutilité des exercices grammaticaux dont les manuels sont farcis. Notre technique des plans de travail, des conférences, l'effort que nous faisons pour suppléer au verbiage scientifique, géographique et historique qui a conditionné l'école jusqu'à ce jour, la distinction que nous avons faite entre le sens arithmétique et la technique d'acquisition, contribuent à faire comprendre la nécessité pour les éducateurs et pour les enfants, d'éviter toute nouvelle stagnation scolastique. (...) Tout un domaine reste à explorer, mobile et dynamique comme tout ce qui est vivant et actif; à nous de nous accoutumer aux rythmes nouveaux, de nous engager résolument dans le torrent, non pas pour y établir des barrages scientifiques, mais pour y découvrir les vraies lois de la vie et de l'éducation. Le matérialisme pédagogique que nous prônons ne saurait être la fausse science que nous avons dénoncée. Des pédagogues classificateurs s'étaient obstinés autrefois à me cataloguer parmi les éducateurs poètes. J'ai montré que je savais être en plein dans la réalité, mais pour faire sortir de cette réalité tout ce qu'elle peut contenir de poésie, de beauté, d'élan et de vie au service de notre éducation libératrice. (la passage en gras est souligné par moi, M.B.)
 
Les Brochures d'Education Nouvelle Populaire (BENP)
 
En septembre 37, Freinet crée un nouveau moyen de diffusion pédagogique. Il s'agit de numéros spéciaux de L'Educateur Prolétarien  dont on fait un tirage supplémentaire sous couverture spéciale Bibliothèque d'Education Nouvelle populaire (PENP), ce qui permet la vente au n° dans les départements. L'amortissement des frais d'édition dans l'abonnement à la revue permet cette diffusion supplémentaire sans risque financier. La première année (1937-38) sont publiés 10 n°. Freinet en est généralement l'auteur, sauf quand nous mentionnons un autre nom.
Voici les titres : La technique Freinet  (n°1, sept.); Grammaire française en quatre pages  (n°2, oct.); Plus de leçons  (n°3, nov.); Principes d'alimentation rationnelle  (E. Freinet, n°4, janv.); Le fichier scolaire coopératif  (n°5, fév.); Loisirs dirigés  (collectif, n°6, mars), dans la seconde édition, le titre deviendra Activités dirigées ; Lecture globale idéale par l'imprimerie  (Lucienne Mawet, n°7, avril); L'imprimerie à l'école  (n°8, mai); Le dessin libre  (E. Freinet et Davau, n°9, juin); La gravure du lino  (Marcel Lallemand, n°10, août).
L'année suivante (1938-39) ne voit naître que cinq titres nouveaux : La classe exploration  (J. Puget, n°11, oct.); Techniques d'étude du milieu local  (J. Puget, n°12, nov.); Disques et phonos , reprise du n° spécial de 1936 Le disque à l'école primaire  (Y. A. Pagès, n°13, déc.); Premières réalisations d'éducation moderne  (C. F., n°14, janv.); Pour tout classer, (Roger Lallemand, numéro triple 15-16-17, fév.).
Après février 39, l'édition de titres nouveaux s'interrompt pour éviter les stocks trop importants. A cause de la guerre, elle ne pourra reprendre qu'en décembre 45.
Comme on le voit, plusieurs de ces brochures cherchent à aider les instituteurs à appliquer les nouvelles consignes concernant les loisirs éducatifs et l'étude du milieu local. On se souvient sans doute que Paul Boissel avait rédigé en 1925 pour les bulletins syndicaux une longue étude sur les classes-promenades. Quand les éditions Nathan publient 11 ans plus tard un livre de Carmiaux et Leroy sur le même sujet, il ne manque pas, tout en signalant l'intérêt du livre (EP 6, p. 147), de rappeler les antécédents syndicaux. Ce qui lui vaut une réponse de Fernand Nathan, en personne, rappelant qu'il a largement anticipé en publiant, entre 1920 et 1925, dans sa revue Le travail manuel, une série de comptes rendus de classes-promenades de M. Champagne.
 
Les correspondances interscolaires
 
Sur le plan national
 
C'est Alziary (Le Thoronet, Var) qui organise les jumelages en trois vagues: pour ceux qui ont envoyé leur fiche avant le 1er juillet, avant la 1er septembre, avant le 3 octobre (jour de la rentrée).
Voici les renseignements demandés pour réaliser les jumelages : Coordonnées de l'imprimeur et de l'école. Nombre d'élèves travaillant à l'imprimerie, âge scolaire, garçons, filles, mixtes. Imprimez-vous tous les jours? de temps en temps? Pratique du centre d'intérêt, travail par groupes, textes libres. Format du journal, périodicité, corps du caractère, modèle de presse. Le pays: région géographique, topographie, industries, agriculture, commerce, centres d'intérêt dominants. Désirs: voulez-vous un correspondant journalier? à combien d'équipes de 8 voulez-vous appartenir (pour l'échange du journal)? Si vous avez déjà un correspondant journalier, inscrivez son nom et son adresse.
 
Au niveau international
 
C'est Bourguignon (Besse-sur-Issole, Var) qui organise les jumelages.
Voici le questionnaire : Nom et adresse, âge scolaire des élèves. Nombre de correspondants étrangers demandés. Nationalités demandées (dans l'ordre de préférence. Pratiquez-vous l'imprimerie? éditez-vous un journal? Correspondance envisagée - entre maîtres (recommandée) - entre enfants: envoi simple d'imprimés (journal cartes postales, dessins); correspondance collective (lettres et journaux, colis); correspondance individuelle (cartes postales, courtes lettres). Connaissez-vous une langue étrangère? Voulez-vous un correspondant dans cette langue. Connaissez-vous l'espéranto? ou bien voulez-vous utiliser nos services de traductions? Pourriez-vous accepter, le cas échéant de faire partie du service de traduction? Dans l'affirmative, dans quelle langue?
Pour ceux qui ont déjà correspondu précédemment, on demande avec quelles écoles de quels pays, s'ils ont l'intention de continuer avec ces correspondants, sinon signaler ceux qui pourraient recevoir une affectation nouvelle.
 
L'espéranto
 
Les échanges avec la Suisse et la Belgique se font en français mais, avec les pays non francophones, ils se font généralement en espéranto. En 35, les listes d'échanges mentionnent les correspondants de 10 écoles anglaises, 16 soviétiques, 13 espagnoles (EP 1 et 4, p. 13 et 85). En 36, à nouveau 15 écoles soviétiques (EP 3, p. 65). En 38, 10 écoles soviétiques et 13 anglaises (EP 3 et 5).
Pour apprendre l'espéranto, il existe un cours coopératif par correspondance. Pour le perfectionner, on peut également participer à l'école espérantiste d'été,  en Vendée à La Tranche (EP 15, mai 36, p. 137), au congrès espérantiste à Prades (EP 17, juin 37, p. 219).
La revue espérantiste Infanoj sur Tutmondo , animée par Bourguignon, constitue une Gerbe internationale. Elle annonce un n° spécial sur le Japon (EP 6, nov. 36, p. 66). Bourguignon parle d'un roman en espéranto publié à Varsovie : un insituteur réunit les "mauvais garnements" du village qui donne du fil à retordre aux adultes, par leur volonté de les imiter en toute occasion. Il utilise au maximum leurs dispositions naturelles et les entraînent dans la voie de la coopération et du travail pratique (le jeu sérieux). Vient ensuite le développement de la solidarité en faveur d'un camarade malade et cela débouche sur une association internationale de la Jeunesse Coopérative Scolaire qui existe vraiment. On sent que Bourguignon voit le lien avec ce que Freinet appellera "l'éducation du travail", il a fait la traduction en français qui pourrait être publiée s'il y a assez de souscripteurs. La CEL prévoit l'édition de disques avec des chants et des textes en espéranto (EP 9, fév. 37, p. 193). 
Bourguignon est aussi amené à mettre en garde contre une manœuvre de détournement des enseignants espérantistes vers une organisation bourgeoise, la Société Française pour la Propagation de l'Espéranto, appartenant à une Union internationale à sympathie fasciste (EP 6, déc. 37, p. 137).
 
Le problème lancinant des tarifs postaux
 
Les PTT ont augmenté notablement les tarifs. Freinet intervient auprès de Virgile Barel, député communiste de Nice (et ancien membre de la CEL en 27), pour qu'il réclame le tarif minimum "Périodiques routés" pour les journaux scolaires. Comme ces envois restreints en nombre ne permettent un tri préalable par l'expéditeur, l'administration répond que le tarif de 10c doit leur être appliqué, en précisant qu'il s'agit là d'une mesure très bienveillante car ces travaux d'élèves devraient entrer dans la catégorie "Imprimés ordinaires".
 
Pour transformer les disciplines scolaires
 
L'histoire vivante
 
Hostier est chargé de collecter tous les envois des classes sur la vie autrefois d'après l'histoire locale (EP 2, oct. 38, p. 34). Freinet préconise l'exploitation systématique des archives locales (mairie, familles) et profite du 150e anniversaire de la Révolution pour cibler la recherche (EP 10, fév. 39, p. 225). Il reçoit les encouragements de Romain Rolland qui lance l'idée d'une chanson de geste populaire de la Révolution Française. Une rubrique de La Gerbe  publiera des documents recueillis. Guillard et Molmerret (Isère) ont édité leurs propres recherches sur La Révolution en Dauphiné.
 
Les sciences
 
Coqblin (Nièvre) indique comment construire et peupler un vivarium pour la classe (EP 2, oct. 38). Gaétan Vovelle (Eure-et-Loir) a essayé de réaliser un système simple de détermination des plantes et propose son aide pour préparer avec des collègues des BT sur la botanique (EP 16, mai 39, p. 362). Il a rédigé une petite brochure Ce qu'on peut voir dans un petit microscope. Elle ne sera publiée en BT qu'après la guerre.
 
Le dessin
 
Pierre Rossi, l'illustrateur du premier livre de Freinet (Tony l'assisté) avait donné crûment son point de vue sur l'enseignement du dessin dans L'Ecole Libératrice et soulevé un chœur de critiques intercédant pour l'enseignement traditionnel de cette discipline. Freinet propose une expérience (EP6, déc. 36, p. 145): Dressez méthodiquement, par vos meilleures leçons, les enfants de 5 à 9 ans d'une classe. Laissez pendant une année des enfants du même âge dessiner librement dans une classe rénovée par nos techniques. A la fin de l'année, exposez les travaux des uns et des autres: on admirera peut-être la patience et l'habileté des premiers et on louera surtout le talent du maître. Mais devant les œuvres des seconds - et devant celles-là  seulement - les gens vibreront, satisfaits. Il donne la parole à Rossi qui s'insurge contre l'attitude des adultes devant le dessin d'enfant (EP 12, mars 37, p. 256) : Qu'on ne vienne pas parler de la pauvreté d'imagination de l'enfant! C'est l'adulte qui est pauvre! Son cerveau paraît plus rempli, mais il est le plus souvent encombré de choses mortes et hors d'usage. Les images de notre enfance avaient de profondes résonnances, une fraîcheur que le souvenir ne peut que très faiblement nous restituer mais qui nous émeuvent encore s'il nous est donné de les revoir. La vivante imagination de l'enfant l'emporte, d'un coup d'aile, dans un monde tout à fait différent du nôtre. Malheureusement, les adultes se chargent de rompre le charme et de le ramener, brutalement parfois, vers la terre.
Davau (I. et L.) a exposé à plusieurs reprises les peintures à la colle réalisées dans sa classe et, devant l'intérêt suscité, il explique en deux articles (EP 20, juillet 37, p. 269 et EP 3, oct. 37, p. 65) sa pratique de la peinture. Il sera l'un des auteurs de la BENP sur le dessin, avec Elise Freinet qui n'est pas encore acquise à ce matériau.
Lisette Vincent écrit sur Le dessin spontané des enfants (EP 10, fév. 38, p. 210). R. Lallemand fait l'éloge funèbre d'Hélène Guinepied, artiste peintre qui s'était intéressée aux jeunes enfants qu'elle faisait peindre en grand format (EP 18, juin 38,p. 367). Van Schoor qui a publié un livre en flamand sur la pratique de la linogravure à l'école montre (EP 11, mars 39, p. 258) que la pratique de l'imprimerie et des échanges est une motivation des travaux graphiques des enfants.
 
Cinéma et photo
 
Le problème des formats empoisonne l'avenir du cinéma à l'école. Boyau fait le point (EP 1, oct. 35, p. 14; EP 4, nov. p. 86 et EP 5, nov. 36, p. 113). Le duel n'existe plus entre les formats 9,5 et 16 car le dernier l'a emporté puisqu'aucune subvention n'est plus accordée au premier. Cela provoquera la création d'une "ligue de défense du 9,5" (EP 12-13, mars 36). La cinémathèque coopérative est transférée sur Bordeaux et recherche des films de 16mm au prix le plus avantageux. Mais comme il existe de nombreuses classes équipées en Pathé-Baby, une motion du congrès (EP 13, mai 37) demande le maintien des éditions en 9,5 jusqu'au remplacement par des appareils plus perfectionnés. L'éditeur proteste (EP 3, oct. 37) en disant que l'édition n'a pas cessé, mais il s'agit de films de 60 ou 100m qu'on ne peut passer sur les petits appareils qui n'acceptent que les bobines de 10 ou 20m. D'autre part les prix ont été largement augmentés. Bréduge devient responsable du cinéma (EP 12, mars 39, p. 285). Le stock de films 9,5 de la cinémathèque ne sera pas renouvelable car Pathé ne les réédite plus. Certains estiment que le 8mm serait le format le plus économique pour la classe.
Boyau donne des conseils pour réaliser un film: choix du sujet, découpage (EP 1, oct. 36, p. 13). Dans un exposé au Congrès International de l'Education Populaire, à Paris, il propose (EP 1, oct. 37, p. 14) la multiplication de petits films réalisés par les enfants.
Une fois n'est pas coutume, une longue critique, très élogieuse, d'un film commercial par Elise Freinet (EP 15, mai 36, p. 306). Il s'agit du film de Chaplin: Les Temps modernes.
En photo, M. Lallemand (Charente Inf.) donne des conseils pour le développement des pellicules et l'agrandissement (EP 19, juillet 38, p. 394).
 
Musique et disques
 
En novembre 35 (EP 4), la CEL envisage l'édition de plusieurs disques: 6 d'espéranto, 3 pour évolutions rythmiques, 3 de morceaux choisis de poésie et littérature, 3 de chants. La même année, paraît un numéro spécial (EP 8-9) Le Disque à l'école primaire de Y et A Pagès. On y annonce 6 disques pour apprendre à chanter, 12 chansons interprêtées par Madeleine Decroix, de la Gaieté Lyrique. En l'absence de Pagès au Congrès International de l'Enseignement, pendant l'exposition de 1937 à Paris, c'est Davau qui fait un exposé sur le disque d'enseignement et son utilisation pédagogique (EP 1 et 2, oct. 37, p. 17 et 38).
Petite polémique sur le pipeau. Mlle Lavieille (Loire) conseille la fabrication des pipeaux de bambou (EP 3, nov. 36, p. 67). Quelques mois plus tard, R. Lallemand se fait l'écho d'une réaction de Lina Roth (EP 10, Fév. 37, p. 223) qui critique les pipeaux de bambou, manquant de justesse, et préfère le pipeau de celluloïd qu'elle juge plus juste. Il faut dire qu'elle soutient son modèle diffusé par Nathan. Gachelin (E. et L.) précise sa pratique d'airs simples avec les enfants (EP 11, p. 246). Mme Guéritte, de la Guilde des pipeaux, proteste contre les affirmations de Lina Roth (EP 17, juin 37, p. 225) : Miss James a fabriqué ses pipeaux en bambou parce que, flutiste de talent, elle trouvait le son des flageolets de celluloïd trop vilain, cette matière donne un son aigre alors que le bambou donne un son moelleux. Jean Boecks, instituteur belge (qui deviendra après la guerre le responsable des CEMEA de son pays) fait le point sur les divers pipeaux (EP 1, oct. 37, p. 20). Il préfère le pipeau de bambou, moins cher et mieux adapté à chaque utilisateur que celui en celluloïd. La flûte à bec est ce qu'il y a de mieux mais coûte beaucoup plus cher. La conclusion, provisoire, sera donnée (EP 10, fév. 39, p. 232) par Mlle Lavieille qui cite des textes d'enfants algériens sur leurs flûtes de roseau et par Vovelle qui se réfère à son fils et à ses élèves cherchant à reproduire par tâtonnements les chants qu'ils aiment.
Un peu plus tôt (EP 7 et 8, janv. 39, p. 146 et 169), Freinet avait remis en question l'enseignement traditionnel de la musique : Quelle technique, alors, allons-nous préconiser? Mais exactement comme pour les autres acquisitions: l'expression libre et synthétique à la base de toute activité, l'acquisition par des méthodes globales exclusivement, les procédés analytiques n'intervenant que fort tard quand l'élan est donné et qu'on comprend le sens de certaines dissections - acquisitions techniques (notes, mesures, etc.), au cours de ces réakisations vitales, par la collaboration des éducateurs. Dans nos écoles, nous disons : parler, rédiger et lire... Pour la musique, nous dirons de même : chanter d'abord, chanter les chants entendus autour de soi, mais aussi des chants créés sur des modes simples, à la mesure des possibilités enfantines - notation de ces chants, lecture et reproduction des chants notés - initiation familière toute de vie et de création qui débordera bientôt ce cadre étroit pour partir à la conquête de la culture musicale. Mais les moyens d'y parvenir, dira-t-on? Qu'on ne commette pas contre nous cette même erreur dont nous avons été si longtemps victimes. Qu'on ne croie pas que nous sommes contre tout apprentissage, contre toute technique, que nous recommandons simplement de laisser les enfants libres. Nous ne sommes pas, on le sait, pour cette liberté toute négative qui n'est qu'un mot, et dangereux. Mais il y a certainement une autre technique d'apprentissage que celle qui est habituellement employée et dont nous venons de faire le procès. C'est cette technique qu'il nous faut découvrir et préciser, comme nous avons permis la création pratique et effective d'une nouvelle technique pour l'apprentissage de la langue, du calcul, du dessin.
Lemoine (Meuse) insiste sur le besoin de faire chanter aux enfants des chants populaires (EP 11, mars 39, p. 262). Il évoque ses rencontres avec des groupes allemands, dans les années 20. Spontanément et sans s'être concertés, ils pouvaient entonner en chœur des chants très divers qu'ils avaient appris à l'école dans leur enfance. Freinet lui confie une nouvelle commission qui réunira les plus belles chansons de folklore, susceptibles d'être chantées à l'école.
 
La radio
 
Pagès signale (EP 4, nov. 36, p. 81) que l'émetteur de la Tour Eiffel diffuse en fin d'après-midi (17H10 à 17H40) des émissions scolaires. Il critique l'heure tardive, le style conférence. De plus, cet émetteur ne couvre qu'une partie de la France. Il rédige des propositions (EP 9, fév. 37, p. 195) pour adapter la radio aux nécessités de l'enseignement primaire en refusant l'écoute passive. Plan de séances de 20 à 30 minutes maximum : nouvelles d'actualité expliquées aux enfants; nouvelles sportives; reportages courts (10 à 15 min) sur un sujet de la vie moderne (grande ville, voyage en train, paquebot, avion, grand magasin); pièce comique (farce ou extrait de comédie); morceau de musique; collaboration des enfants pour la sélection de textes ou de témoignages. Un bulletin de Radio Scolaire devrait préparer l'accueil des émissions afin d'en tirer profit.
Freinet (EP 12, mars 38, p. 253) réclame la modernisation de la radio scolaire: Avec des enfants à l'approche de la puberté, les journaux semblables aux journaux d'adultes sont particulièrement appréciés. Une dame passionnée à l'éducation vivante et moderne de ses enfants nous demandait récemment: "Existe-t-il un journal non déformé par les passions politiques auxquelles l'enfant ne peut pas encore être directement mêlé, et qui, cependant, lui apporterait les nécessaires informations sociales et politiques auxquelles il est déjà mêlé et qu'il a le droit et le devoir de connaître?" Ce que la presse n'a pas encore su réaliser, la Radio le tentera-t-elle? (...)
La vie des enfants par la correspondance interscolaire est une des nouveautés qui doivent s'imposer à la Radio scolaire  et sut laquelle nous insistons à nouveau. Nous avons montré techniquement, pratiquement, que l'un des besoins essentiels des enfants est leurs besoin d'expression, le désir qu'ils ont de s'extérioriser, de faire connaître non seulement à leurs proches mais aussi aux personnes éloignées, leurs besoins, leurs joies, leurs peines, leurs jeux... leur vie. (...)
Le folklore est un des éléments merveilleux de la vie des enfants. (...) Mais on doit descendre plus près des enfants, entendre de leur propre voix les traditions des diverses régions de France à l'occasion des événements périodiques qui jalonnent encore les réjouissances enfantines: les vendanges, les semailles, Noël, les Rois, Carnaval, Pâques, le printemps, etc.
Nous ne sommes pas du tout contre les jeux de toutes sortes. Nous disons seulement qu'ils ne doivent pas être l'essentiel mais l'accessoire, et que, dans ce domaine aussi, il faut descendre le plus près possible des enfants en leur donnant au maximum la parole.
 
L'éducation physique
 
Vigueur (Eure-et-L.) lance un appel (EP 3, nov. 36) pour constituer une rubrique sportive dans La Gerbe  et une enquête sur les jeux de folklore et jeux d'enfants. Gauthier (Loiret), à propos de l'heure quotidienne d'éducation physique expérimentée dans plusieurs départements, insiste sur plusieurs problèmes (EP 4, p. 83): lieu (cour convenable et préau en cas de pluie); allègement des programmes pour trouver le temps nécessaire; manque de tenue sportive pour les filles; enfants mal nourris (la cantine est un progrès, mais il faut l'argent); enfin, responsabilité en cas d'accident.
Freinet (EP 11, mars 37, p. 249) fait l'éloge du livre de Georges Hébert, L'Education Physique, virile et morale par la méthode naturelle (Vuibert): Depuis de longues années, un homme, G. Hébert, mène contre cette gymnastique irrationnelle le même combat que nous poursuivons contre l'enseignement scolastique. Que nous importent les idées sociales de ce novateur, son admiration peut-être pour des régimes que nous abhorrons! Si ces idées sont bonnes, nous devons nous en saisir et en bénéficier.
Débordant le domaine scolaire, Vigueur (EP 6, déc. 36, p. 141) rappelle que le Centre Laïque des Auberges de Jeunesse ne se contente de proposer des gites d'étapes et des auberges disséminées en France, mais organise, notamment dans la région parisienne, des moyens de s'instruire (visites, conférences), de se distraire, de s'entraîner (patinage, cyclisme, marche, escalade, etc.).
 
L'évaluation
 
Jean Mawet (EP 4, nov. 35) fait état du carnet de communication utilisé en Belgique (en France, on l'appelle "de correspondance"). On n'y note pas seulement les résultats scolaires mais des appréciations diverses: soins aux livres, propreté des mains, observation du règlement adopté par la classe, initiative, franchise, conduite dans les jeux. S'y ajoutent des observations des éducateurs et des parents.
 
 
En dehors du Primaire
 
Pour l'école maternelle, Lisette Vincent qui a vraisemblablement surmonté son différend avec Freinet, raconte (EP 20, juillet 37) ses pratiques alors qu'elle avait 84 élèves de 3 à 6 ans, dont une vingtaine de petits Arabes venant de la montagne, primitifs et turbulents. La rubrique se continue (EP 8 et 9, janv. et fév. 38).
En Cours Complémentaire, Charbonnier (Allier) parle de ses pratiques (EP 13-14 et 17, avril et mai 38), puis Didelot (Vosges) prend le relais (EP 10 et 11, fév. et mars 39).
Straub (Bas-Rhin) qui anime des cours d'adultes raconte les échanges fructueux et motivants avec des cours analogues de La Rochelle, du Var et du Haut-Quercy (EP 3, nov. 35).
En classe de perfectionnement, Bertrand (Lot-et G.) fait part de son expérience avec des enfants généralement instables qui parviennent à fixer leur attention pour composer et imprimer leurs textes (EP 17, mai 38, p. 337).
 
La documentation
 
Comment enrichir la bibliothèque de travail ?
 
N'oublions pas que ce mot désigne d'abord la bibliothèque de la classe permettant aux enfants de se documenter. On publie donc régulièrement des conseils pour l'alimenter.
Gratuitement d'abord, en signalant (EP 6, déc. 35, p. 132) qu'on peut se procurer auprès du producteur des graines "Le Paysan" un album avec reproductions en couleur de fleurs et légumes, plus des conseils de jardinage. La société OSEF distribue gratuitement des films fixes publiés avec le soutien de marques commerciales: l'alimentation de la plante (Potasse d'Alsace); les dents (Gibbs); la digestion (Ovomaltine); la vue (Mazda).
On présente le Manuel d'agriculture à l'usage des écoles primaires , en regrettant que cet ouvrage complet et intéressant soit publié avec le patronage de l'Union du Sud-Est des Syndicats agricoles, sous la direction du comte de Poncins, par la Librairie Catholique E. Vitte (EP 1, oct. 35, p. 21).
Delaunay conseille des lectures scientifiques dans des ouvrages déjà anciens : ceux de Colomb (par ailleurs auteur du Savant Cosinus, sous le pseudonyme de Christophe), les Lectures encyclopédiques  de B. Rolland et les Lectures historiques  d'A. Thomas (EP 12, mars 37).
Des critiques proposent ou déconseillent des ouvrages utilisables par les enfants, par exemple certains manuels à acheter en un seul exemplaire. Egalement une collection naissante : La Joie de connaître des éditions Bourrelier. Freinet critique le panorama trop rapide de Les maisons des hommes, de la hutte au gratte-ciel de Demangeon et Weiler : Ce n'est pas l'encyclopédisme qui compte mais le travail profond.  Il n'en conseille pas moins l'achat (EP 16, juin 37, p. 301), de même que pour Le petit peuple des ruisseaux de Piponnier et Parmi les étoiles de P. Couderc chez le même éditeur (EP 3, nov. 38). Il conseille également (EP 1, oct. 38) des ouvrages pour adultes utilsables en classe : L'esprit des abeilles (NRF) où l'auteur, J. François, s'interroge sur la communication évidente entre abeilles, ou Les araignées  de L. Berlaud (Ed. Stock). A partir de février 38, des enfants sont associés aux critiques de livres, ils écrivent ce qui les a intéressés ou rebutés dans les ouvrages qu'ils ont lus.
Le groupe de la Meuse a établi une liste des 100 premiers ouvrages indispensables pour la bibliothèque de travail de la classe. Les 50 jugés les plus simples sont signalés par un astérisque (EP 4 et 5, nov. et déc. 38).
Bien que la bibliothèque "de lecture" soit jugée moins prioritaire à cause de son ancienneté dans la plupart des écoles, elle n'est pourtant pas négligée et Fautrat (Mayenne) est chargé d'étudier la question. Sans renier sa position sur l'inutilité de la grammaire formelle pour les jeunes élèves, Freinet n'hésite pas à recommander (EP 3, oct. 37) pour les plus grands et les adultes: la Grammaire pratique de Bruneau et Heulluy (Delagrave) le Dictionnaire analogique de Maquet (Larousse)
 
Le fichier scolaire coopératif
 
Dans chaque numéro de L'Educateur Prolétarien  sont encartées des fiches imprimées sur papier, recto seul pour les coller sur carton. Un tiré à part permet de proposer en fin d'année la série complète. Freinet consacre un n° spécial à la constitution, au classement et à l'utilisation du fichier documentaire (EP 2, oct. 35); il sera diffusé ensuite dans la collection BENP.
A partir de 1938, c'est Guet (Allier) qui est chargé de coordonner la production de fiches nouvelles.
 
La classification
 
Lallemand (Ardennes) travaille depuis des années sur les problèmes de la classification. Le principe de la classification décimale est définitivement acquis. Freinet intervient (EP 3, nov. 38) dans la discussion en demandant un remaniement qui permettra la publication du Pour tout classer, première version du système de classement actuellement utilisé dans de nombreuses classes.
 
La collection BT
 
La difficulté d'amortir le coût d'édition de chaque brochure de la collection BT a obligé à étaler les parutions nouvelles
Voici les titres publiés: 1- Chariots et carrosses ; 2- Diligences et malles-postes ; 3- Derniers progrès (des véhicules à cheval), trois brochures d'Alfred Carlier ; 4- Dans les Alpages par l'école de Saint-Nicolas la Chapelle (Savoie) ; 5- Chronologie d'histoire; remplacée par le n° 22, plus complet ; 6- Les anciennes mesures ; 7- 30 fiches Histoire du pain ; 8- 30 f. Histoire du livre (ces deux séries de Carlier seront reprises plus tard en brochures) ; 9- 6 f. sur les pipeaux ; 10- La forêt par l'école de Gennetines-Saint-Plaisir (Allier). La suspension provisoire des parutions nouvelles est décidée à partir d'octobre 35.
Comme la CEL a édité 470 fiches du FSC, parfois difficiles à écouler, celles-ci sont regroupées en séries de nombre variable qui sont proposées pour compléter la documentation des classes. Ces séries sont numérotées à la suite des BT, ce qui donne : n° 11- 48 f. sur la vie de l'enfant ; 12- 39 f. sur les paysans ; 13- 63 f. sur les ouvriers ; 14- 47 f. sur "autrefois" ; 15- 57 f. sur la nature ; 16- 40 f. sur les mers et cours d'eau ; 17- 33 f. sur la géographie ; 18- 38 f. sur les sciences ; 19- 8 f. sur "nos recherches" ; 20- 9 f. sur la locomotion ; 21- 21 f. sur les chants du travail ; 22- 71 f. sur la chronologie historique ; 23- Histoire du livre ; 24- Histoire du pain ; 25- 68 f. de calcul.
L'édition de nouvelles BT reprend en mars 37 avec : n°26- Les abeilles ; 27- Histoire de la navigation ; 28- Histoire de l'aviation ; 29- Les débuts de l'automobile ; 30- Le sel ; 31- L'or ; 32- La Hollande ; 33- Le Zuyderzee.
Comme on le voit, dès le début, des classes sont auteurs de brochures documentaires et l'on mesure mal l'audace que représente à cette époque le fait de laisser aux enfants le soin de raconter leur milieu à d'autres enfants. Cette pratique se développera largement par la suite, sans supprimer pour autant la participation d'auteurs adultes. Les projets sont expérimentés avant édition dans plusieurs classes, afin de s'assurer qu'ils sont compréhensibles par les futurs lecteurs. Malgré quelques essais en format oblong, à l'italienne, la collection a rapidement trouvé sa forme définitive: 24 pages (exceptionnellement 32) en format 15x22, une séquence par page, comprenant un titre, un texte et une illustration (photo ou croquis en noir et blanc).
Malgré l'obligation d'espacer les parutions, Freinet ne ralentit pas la préparation de nouveaux projets. Il énumère (EP 9, fév. 38, p. 171) les sujets qui seraient utiles dans les classes.
 Histoire de la locomotion terrestre, navale, aérienne, l'évolution de la Terre, de l'habitation, du vêtement, du chauffage, de la famille, des religions, des croyances, des superstitions, des cultures, de l'imprimerie, des machines parlantes, du télégraphe et téléphone, de la radio, de l'éclairage, de la médecine, de l'école, de l'agriculture, des métiers, des jeux, de l'industrie, des sports, de l'alimentation, de l'heure, des armes à feu, de l'attelage, de l'esclavage, servage, salariat, de l'administration, des guerres entre états, des grands hommes.
Il crée une Guilde de préparation de la Bibliothèque de Travail dont l'animation est confiée à Lorrain (Vosges). Cette guilde permet de constituer un certain nombre de dossiers qui faciliteront la relance après l'interruption entre 1939 et 1945.
Une monographie du village de Bierry les Belles Fontaines (Yonne) par le Cours de scolarité prolongée est citée comme exemple par Hostier (EP 13, mars 39).
Après la guerre, les séries de fiches, de nombre et de prix différents, ne seront pas rééditées et Freinet bouchera les trous de la collection avec des sujets nouveaux, ce qui explique la bizarrerie de numéros datés de 1948 s'intercalant entre d'autres datés de 1932 à 1938 et réédités pendant une quarantaine d'années.
 
Un projet de dictionnaire pour enfants
 
Davau (Indre-et-L.) a lancé l'initiative d'un dictionnaire qui serait moins encombré de mots inutiles pour les classes primaires que le Petit Larousse dans lequel, par contre, des mots utiles sont traités trop brièvement (EP 1, oct. 37, p. 8). Freinet pense aussi à l'utilisation d'un tel dictionnaire comme index renvoyant aux documents existant et fournissant le numéro de classement décimal. Ces diverses fonctions seront finalement dissociées. Un débat s'instaure (EP 3, 6, 13-14) où certains, comme Lallemand, souhaitent des explications simples (Hostier parle même d'explication bébête), sans chercher à en faire un outil de documentation. On discute de l'utilité des illustrations. Au congrès, Davau expose sa position, différente de celles de Freinet et Lallemand (EP 15-16,mai 38, p. 308) et c'est son rapport qui est adopté après une longue discussion. 14 équipes sont constituées pour se partager les mots à définir. Il y a rapidement 40 puis 58 équipes départementales, y compris le groupe belge (EP 1 et 5, oct. et déc. 38).
Comme Davau semble considérer ce chantier comme sa chasse gardée, Freinet relance le débat de la participation de tous à l'orientation générale (EP 8, janv. 39, p. 175). Une réunion à Paris les 28 et 29 décembre (EP 9, p. 216) a bénéficié de la présence du linguiste Marcel Cohen qui conseille les ouvrages à consulter, les personnalités, parle de la disposition en colonnes, du caractère à utiliser et propose son aide pour répondre à des questions embarrassantes. Coutard propose de séparer nettement dictionnaire de français et dictionnaire encyclopédique, mais la commission est réticente à trancher. Désaccord entre Freinet et Davau sur l'opportunité de publier des pages-types qui permettraient d'approfondir le débat, car Davau craint que la formule ne soit pillée à l'extérieur. Le courrier relatif au sujet montre un réel conflit entre Freinet qui veut que tous les problèmes soient publiquement débattus et Davau qui appuie sa revendication d'autonomie sur les militants participant au chantier.
L'épilogue aura lieu après la guerre: Davau, prenant argument de l'impossibilité de communiquer avec les participants, se considère comme propriétaire des travaux qu'il a continués seul pendant des années. Il lui faudra néanmoins plusieurs décennies pour aboutir à l'édition, en collaboration avec un autre auteur.
Une commission du mouvement, animée par R. Lallemand, continuera la rédaction du dictionnaire CEL qui, faute d'un trop petit nombre de souscripteurs, ne pourra pas être publié. Il faut ajouter que Larousse, avec les moyens et la diffusion d'un gros éditeur, a amélioré entre temps ses dictionnaires pour enfants.
 
La Gerbe
 
Depuis 1932, La Gerbe  est une revue de 16 pages, composée de textes d'enfants et imprimée par un professionnel. Les Extraits de la Gerbe  ont pris le nom d'Enfantines. En 36, il est décidé (EP 17, p. 347) de fondre les deux éditions dans un abonnement unique : le 1er et le 10 de chaque mois, paraîtra une Gerbe, et le 20 une brochure de petit format, intitulé aussi La Gerbe (N° spécial de la collection Enfantines.
 
Une tentative avortée de coopération
 
Pour comprendre ce qui suit, il faut sentir la montée d'une certaine presse enfantine. A propos d'un article de G. Sadoul dans Commune (n° 40 de déc. 36), Freinet analyse le phénomène(EP 6, déc. 36, p. 143). D'un côté, les Américains, avec notamment Le Journal de Mickey  qui, après 2 ans, atteint en France 450 000 exemplaires. On utilise les clichés couleur des éditions américaines et seul le noir des textes est fait sur place. Ce nouveau marché est en train de s'élargir avec Robinson, Jumbo, Aventures. Les Italiens sont plus inquiétants car ils exploitent avec Hurrah!  une mentalité pro-fasciste. En France, Mon Camarade  tente de conquérir la masse des enfants d'ouvriers en utilisant la même formule de bande dessinée. Freinet lui souhaite bonne réussite mais préfère néanmoins la voie choisie par Copain-Cop  et La Gerbe.
La volonté d'élargir la diffusion d'un bon journal éducatif amène à envisager, au congrès de Nice (EP 13, mai 37, p.270), une fusion avec Copain-Cop, revue pour enfants animée par l'Office des Coopératives avec le soutien de la Ligue de l'Enseignement. Tous les militants n'approuvent pas sans réserve ce projet car leurs élèves préfèrent La Gerbe  et ils critiquent leurs collègues qui apportent des textes d'enfants à Copain-Cop parce qu'ils sont rétribués. Néanmoins, Freinet incite à proposer la fusion avec plusieurs conditions: parité de l'administration de la revue commune, rétribution égalitaire de toutes les contributions, une moitié des pages pour la partie adulte (animée par C.Cop) et l'autre pour la participation des enfants (animée par la CEL), enfin partage des bénéfices.
La réponse du comité de gestion de Copain-Cop (EP 17) est une fin de non-recevoir. 14 des 16 à 20 pages de la revue sont des rubriques indispensables. Pour porter à 14 la collaboration enfantine, il faudrait porter la pagination à 28 pages, à condition que la CEL partage le financement.
Le Paysan, organe des travailleurs CGT de l'agriculture, publie dans chaque n° une demi-page destinée aux enfants. La plupart des textes sont repris, avec l'accord de la CEL, de La Gerbe  et Enfantines.
 
Un changement de formule et de format
 
Faute de perspective de fusion, Freinet lance en juin 37 un prototype de Gerbe  hebdomadaire en grand format, un seul recto-verso de 50 cm sur 32. Il y aura à la fois des textes d'enfants (poèmes, contes, enquêtes, recettes, jeux, feuilleton de Gris-Grignon-Grignette qui circule d'école en école) et des rubriques d'adultes (La semaine documentaire, avec des échos d'actualité et, sous le titre: Nos contes modernes, Freinet raconte en plusieurs épisodes l'histoire merveilleuse de l'imprimerie à l'école ). Dès la rentrée (EP 1, oct. 37, p. 10), Freinet fait état de réactions peu favorables reçus pendant l'été de certains militants, mais il espère que les enfants aimeront cet hebdomadaire qui ressemble par le format aux journaux des adultes.
Freinet continue sa série de contes modernes avec l'électrification d'un village, un noël de guerre en 14-18, les Papanine, expédition soviétique au pôle Nord. Elise lui emboîte le pas avec Si le pauvre n'avait plus faim  à la gloire de la transformation agricole en URSS.
Apparemment, la formule ne s'est pas imposée car, malgré les efforts de Freinet, on passe l'année suivante à une "nouvelle formule" qui ressemble beaucoup à l'ancienne (EP 19, juillet 38, p. 382). Même format qu'auparavant, mais la parution hebdomadaire est maintenue ainsi que la rubrique Semaine documentaire qui donne des échos d'actualité "en dehors de toute considération politique". 
L'année suivante (EP 2, oct. 38, p. 39), Freinet lance deux histoires en images: l'une pour petits, Les trois petits lapins  qui passeront de région en région et même un récit d'anticipation: Chronique illustrée de l'an 1998  avec les dessins de José-Luis, petit espagnol de l'école Freinet. La rubrique d'actualité, animée par Gauthier s'appelle maintenant L'histoire qui se fait.
 
Quand l'histoire se fait à Munich
 
La Gerbe n° 5 du 16 oct. 38 soulève les protestations de quelques militants de Saône-et-Loire, animés par Mme Miconnet. Voici le passage incriminé : La guerre continue en Chine et en Espagne. Elle a failli éclater entre la Tchécoslovaquie et l'Allemagne. Elle aurait à nouveau embrasé le monde entier. La France avait rappelé de nombreux réservistes, et chacun guettait anxieusement les nouvelles. Trois entrevues importantes ont eu lieu dans cette fin de septembre : Berchtesgaden, Godesberg et Munich. Finalement, un accord a été conclu, donnant satisfaction à l'Allemagne.
Les contestataires auraient souhaité quelque chose de plus enthousiaste pour les signatures de Daladier et Chamberlain: 30 septembre: La guerre est évitée. Accord de Munich: immense espoir. Demandez-vous pourquoi les gouvernants l'ont signé... Ont-ils senti à temps l'horreur du précipice? - Ont-ils senti le souffle ardemment pacifiste enfin réveillé de tous les peuples qui ne veulent plus s'entre-déchirer mais qui veulent des solutions pacifiques à ces conflits internationaux, la révision des traités, foyers de guerre, l'abandon de ces sinistres préparatifs de dictature et de mort: les armements. Jugeant sans doute leur texte beaucoup plus impartial, ces militants concluent : Le "maximum d'impartialité" que vous croyez avoir ne nous suffit pas . Nous souhaitons que vous entendiez notre appel: Pas d'emprise sur nos enfants. Supprimez cette rubrique "L'histoire qui se fait".
Freinet répond: Supprimer la rubrique est la solution de paresse et d'impuissance; c'est l'aveu de notre incapacité à donner aux enfants les moindres explications sur les problèmes de l'heure; c'est leur faire croire, par notre silence, que le fait divers de l'enfant qui boit de la potasse croyant boire du vin, que l'aventure des petits lapins et les enquêtes sur le folklore ont plus d'importance que ce bruit assourdissant qui inquiète le monde; c'est leur laisser ignorer systématiquement  que des avions mitraillent journellement femmes et enfants en Espagne, qu'un carnage horrible ensanglante la Chine, que des progroms dignes d'un autre siècle déshonorent (si on peut dire) l'Allemagne. Et tout cela sous le prétexte que nous ne sommes pas en mesure d'expliquer totalement l'affaire d'Espagne, ni la lutte en Chine, ni l'hitlérisme.
Mais si on pousse ainsi à l'extrême la susceptibilité sociale et historique, peut-on seulement discuter de ces questions urgentes, même entre adultes, puisque nous ne connaissons jamais tous les éléments du problème? N'avons-nous pas le droit d'essayer de voir avec notre sentiment et notre bon sens et de nous élever, au nom de la liberté et de l'humanité, contre le crime et l'erreur? Et si nous sommes si farouchement susceptibles pour ce qui concerne le présent, quelle position prendrons-nous quand ce présent - dans quelques jours- sera devenu le passé, entrera dans l'histoire avec tout son contenu monstrueux d'erreurs et de mensonges?
De quelle soi-disant vérité historique pouvons-nous dire qu'elle est vérité, surtout lorsqu'on doit l'amenuiser et la rétrécir pour la présenter aux enfants? Et n'en est-il pas de même pour tout notre travail pédagogique et social? Toutes nos paroles avec les enfants ne sont-elles pas chargées de ces demi-vérités tissées d'erreur?
Ajoutons que Munich marque la cassure définitive de Freinet avec Wullens que son antistalinisme rend maintenant aveugle sur les intentions d'Hitler, jugé bien inoffensif par rapport à Staline (Les Humbles, n° 8-9, août-sept. 38). Autant on pouvait comprendre ses réactions contre les procès de Moscou d'août 36, autant il est difficile d'admettre que, sous couvert de pacifisme, il se laisse glisser sur une pente qui l'amènera un jour à la Collaboration.
 
Des critiques significatives de livres et de revues
 
Les bibliographies de Freinet et d'Elise (Piaton, Semenowicz) recensent leurs articles en méconnaissant généralement les petits textes, tout aussi révélateurs de leur pensée et parfois même davantage. C'est notamment le cas de la rubrique Revues et Livres.
D'autres militants y participent, tels que Gachelin, Parsuire, Chabaud, Gautier, Féraud-Fradet, Boissel, Davau et Fautrat. Sans les écarter systématiquement, on comprendra, en lisant ce qui suit, pourquoi je privilégie les réactions du couple Freinet face à des ouvrages qui ne vont pas forcément dans le fil de leur pensée.
Comme le livre d'Alexis Carrel: L'homme, cet inconnu  (Plon) a été violemment attaqué après la guerre, il est intéressant de lire les réactions de Freinet lors de la parution (EP 6, déc. 35, p. 140). Comme avec Charles Nicolle précédemment, il est surtout sensible à la logique biologique qui contredit souvent la logique technicienne. Les citations de Carrel qu'il donne sont significatives : L'énorme avance prise par les sciences des choses inanimées sur celle des êtres vivants est un des événements les plus tragiques de l'histoire de l'humanité... Les esprits larges et forts sont plus rares que les esprits précis et étroits... L'harmonie des fonctions organiques donne le sentiment de la paix... Comme l'activité intellectuelle, le sens moral vient d'un certain état structural et fonctionnel... C'est vers la recherche des facteurs de l'immunité naturelle que les sciences médicales devraient, dès aujourd'hui, s'orienter... Chez l'homme, ce qui ne se mesure pas est plus important que ce qui se mesure.  A propos du dernier grand chapitre, le plus controversé parce qu'évoquant l'eugénisme et l'aristocratie héréditaire pour la "reconstruction de l'homme", Freinet semble le trouver plus faible que scandaleux, car il conclut: L'auteur semble ignorer à peu près totalement les conquêtes indéniables du naturisme qui agit sur l'individu totalitaire (je pense qu'il veut dire dans sa totalité),qui, par des moyens naturels, par une alimentation spécifique et non scientifique, essaie de redonner au corps, et donc à l'esprit, son harmonie et sa puissance. Cette action naturelle sera décuplée le jour où le prolétariat victorieux aura éliminé toutes les causes de dysharmonie sociale et que l'organisation sociale rationnelle préparera et aidera la réorganisation harmonieuse des individus.
A propos du livre de J. G. Frazer : Balder le Magnifique (étude comparée d'histoire des religions), Freinet écrit : L'étonnante uniformité de ces coutumes sur les diverses parties du globe, prouve que le folklore touche à quelque chose de profondément enraciné dans l'individu et cette science est incontestablement une des plus précieuses pour la connaissance de l'évolution.
L'enfant  de Maria Montessori, traduit en français chez Desclée de Brouwer, donne à Freinet l'occasion (EP 11, mars 36, p. 238) de rendre hommage à l'action positive de la pédagogue italienne pour la reconsidération du statut du jeune enfant mais il se montre sévère sur la rigidité de sa méthode et surtout il conclut : Disons le fond de notre pensée : Mme Montessori, fasciste et catholique à la fin de sa vie, met une barrière insurmontable aux progrès humains d'une pédagogie qui méritait mieux que cette fin aux genoux de l'Eglise et de ses profiteurs.  Un peu plus loin, à propos de Les 100 plus jolis jeux de l'Onc'Léon (NRF), il amorce la remise en question du jeu qu'il développera par la suite : Un livre de jeux, surtout aussi humoristiquement illustré que celui-ci, est toujours précieux. Le choix est d'ailleurs excellent et ingénieux. Trop ingénieux peut-être... La multiplication des jeux n'est-elle pas aussi un signe décadent d'une société qui ne sait donner à l'enfant ni le milieu qui lui permettra de vivre, ni les outils de travail qui l'aideront à se réaliser. Alors, lorsqu'on ne sait pas ou qu'on ne peut pas se réaliser, on s'enfuit dans le jeu. Et c'est grand dommage.
Deux Américains, W.N. et L.A. Kellog ont fait l'étude comparée du développement de leur enfant et d'un petit chimpanzé femelle, dans l'ouvrage Le singe et l'enfant (Stock). Freinet souligne (EP 6, déc. 36, p. 145) l'importance du milieu éducatif et s'interroge : Placé dans les mêmes conditions que l'enfant, le singe peut-il, après plusieurs générations peut-être, se rapprocher, et à quel point, de l'humanité?  Il critique ensuite Voyage au pays des bébés (Denoël) où l'auteur, Miss Edith Howes raconte aux enfants l'origine des bébés et ajoute : Selon nos principes pédagogiques, c'est à la vie et à l'observation loyalement conduite que nous demanderons la réponse, souvent sans parole si délicate à traduire en langage éducatif. Que les enfants soignent des lapins, des poules, des chèvres, des pigeons et ils auront naturellement sous les yeux les spectacles préliminaires à la reproduction.
On ne sera pas surpris de voir Freinet faire l'éloge (EP 20, juillet 37, p. 271) du livre de Jules Payot : La faillite de l'enseignement (Alcan) qui conforte si souvent ses propres positions. Il se réfèrera souvent à ce livre par la suite.
C'est avec un peu de réticence qu'il avait abordé Sainte-Colline , le nouveau livre de Gabriel Chevalier (Ed. Rieder), car il craignait une simple reprise de Clochemerle. Il dit tout le bien qu'il pense de cette description, impitoyable mais non outrancière, d'un collége de Jésuites et de sa pédagogie (EP 3, oct. 37, p. 72). Il a surtout apprécié le personnage du cancre qui profite de son statut marginal pour observer et s'instruire en lisant, tout en découvrant que le premier de la classe et même le professeur ne savent pas grand-chose.
De même, il conseille (EP 18, juin 39, couv; III) de lire L'enfance dans les fers, "livre bouleversant et, hélas! véridique" de L. Bossy (Lib. Critique), itinéraire de bagnes d'enfants, du Paradis (Le Luc) au Purgatoire (Le Val d'Yerre) jusqu'à l'Enfer d'Eysse : Pensez aux réconfortantes réserves cachées dans les natures humaines les plus apparemment perverties puisque le héros de l'aventure, cette forte tête indomptable, dès qu'il a échappé à l'infernale torture, a su encore se redresser et s'humaniser jusqu'à écrire ce livre vengeur qui est à lui seul une si émouvante bonne action.
Dans la revue Esprit d'août 38, H. Chartreix condamne La doctrine scolaire de la IIIe République. Freinet se montre plus nuancé (EP 19, p. 447): Mais il n'y a cependant pas eu que ce côté défavorable dans l'école laïque de nos pères et c'est un peu trop schématiser la critique que d'oublier la supériorité de cette école sur l'école confessionnelle, bien plus dogmatique encore, bien plus autoritaire, bien plus loin de l'enfant. Oui, on peut critiquer l'école fin XIXe siècle avec les idées de 1938, mais, pour être juste, il faut replacer l'effort des éducateurs dans le cadre difficile de l'époque. Pour tout ce qui concerne l'époque actuelle, l'ignorance de l'auteur nous fait sourire : pour lui, il n'y a que Mme Seclet-Riou, dont nous n'ignorons pas la valeur mais qui ne fait point figure néanmoins de pédagogue représentatif de l'effort novateur de la France contemporaine. Il n'en fallait peut-être pas plus pour que la future secrétaire générale du GFEN voue à Freinet une hostilité définitive.
Rendant compte ensuite du livre de D. Allendy et Hella Lobstein, Le problème sexuel à l'école (Ed. Montaigne), Freinet reconnait l'importance du sujet mais ajoute : A mesure que nous redonnons à notre école et à notre vie ce naturel, cet esprit de recherche objective, lorsque nous satisfaisons les besoins essentiels des enfants en évitant ainsi des refoulements graves, dans la mesure où, par l'expression libre, nous permettons ces confessions enfantines qui sont des libérations, nous contribuons à rendre naturels et simples les problèmes sexuels. La résolution de ces problèmes serait facilitée aussi - et est facilitée dans notre école - par une conception plus saine de l'alimentation et du mode de vie. Et il propose d'aborder, au stage de Vence, comment l'alimentation saine et pure, la suppressions de tous les excitants, la vie naturelle facilitent le développement harmonieux de la sexualité.
 
 
Le positionnement idéologique d'Elise Freinet
 
Je regroupe séparément les notes de lecture d'Elise et l'on comprendra à la lecture la raison de ce rapprochement. Jusqu'alors, elle s'était exprimée uniquement sur le dessin et le naturisme qui resteront ses domaines réservés. Entre décembre 35 et mars 39, elle publie un grand nombre de critiques de livres ou de commentaires, souvent acerbes, dont le caractère idéologique est très affirmé. Sans doute tient-elle à éviter l'enfermement à l'école Freinet dans des tâches de "Marie Torchon" (l'expression est d'elle dans l'un de ces courts articles).
Alors qu'elle se montre mesurée (EP 5, déc. 35, p. 117) face à l'ouvrage de Lucien Cuénot : La genèse des espèces animales  (Alcan), sans doute parce que cet auteur, chrétien, se montre plus proche de Lamarck que de Darwin, elle critique un ouvrage pourtant intitulé Biologie et Marxisme (Ed. Sociales Internationales) dont l'auteur, le biologiste communiste Marcel Prenant, n'arrive pas à jeter sur la Nature un jour nouveau susceptible de faire pressentir une conception légèrement neuve des problèmes de la vie (...) Considérer la science capitaliste comme le résultat d'une méthode dialectique est une lourde erreur. La science capitaliste est révisible comme sont révisibles la production, la technique, la culture capitalistes.  Déjà semble s'amorcer le conflit sur le Mitchourinisme pour lequel elle prendra parti avec plus de passion et moins de nuances que Freinet.
Quelques mois plus tard (mai-juin 36), paraît sous le titre Introduction à la théorie des instincts  une série de réflexions, inspirées à Elise par le livre de Freud: Malaise dans la civilisation. Des réflexions qui dénotent un intérêt pour la psychanalyse qu'elle estimera plus tard "dépassée". Chaque fois qu'elle évoque la vie de couple, se profile irrésistiblement dans l'esprit du lecteur la silhouette de son compagnon. Le premier article (EP 15, p. 314) analyse la place du sexuel dans l'œuvre de Freud: C'est souvent avec raison que la littérature freudienne a été si sévèrement jugée parce que susceptible d'engendrer les tares qu'elle se proposait au contraire de corriger. Le suivant (EP 16, p. 340) a des accents nettement féministes: L'homme est par excellence le type narcissiste et même dans ses tendresses, au plus fort de son amour, quand il vous répète qu'il donnerait sa vie pour vous (ce qui est à vrai dire possible), soyez sûre que c'est d'abord qu'il se grise de sa propre audace (...) Ecoutez parler un orateur, assistez au diagnostic d'un docteur, à la défense d'un avocat, à l'exposition d'un artiste, on jurerait ma parole que la moindre de leur attitude va bouleverser le monde et, dans le domaine précis de la sexualité, il leur apparaît inévitablement qu'ils sont irrésistibles... L'homme le plus humain, le plus désintéressé, le plus généreux dira à sa compagne : "Tu es libre, ton corps est à toi et aussi ton âma, tu peux ailleurs faire ta vie si tu le désires"... Mais au fond de son âme il jouit de sa générosité... en paroles et il fait des vœux pour qu'une évasion possible ne se fasse pas à ses dépens.  La suite, n°17 (p. 363), ne se montre guère plus optimiste sur le couple: Nous n'avons pas voulu dire que toutes les femmes sont malheureuses en ménage et que par retour des choses tous les hommes y sont heureux. Il y a aussi très souvent des hommes malheureux et des femmes heureuses ; parfois même des couples qui sont bien assortis. Il n'en reste pas moins que le mariage n'apparaît pas comme l'institution idéale garantissant avec le plus de sécurité notre besoin de consommer la tendresse et l'amour.  Le dernier article (EP 18, p.383) se termine sur un certain détachement: Et si le grand amour se refuse à vous, si le cher visage se détourne de votre route, ne soyez pas désespéré. D'abord il y a les larmes ; puis vous apprendrez que cette réserve de tendresse est utilisable pour d'autres. (...)Et, l'expérience aidant, peut-être un jour pourrez-vous dire avec la désinvolture de l'homme fort : - L'amour? c'est comme le vêtement ou la chaussure... Bien sûr, l'on peut très bien marcher pieds nus, sur la terre libre.
Dans une critique du livre du Dr Pierreville: L'inégalité humaine devant la mort et la maladie (Ed. Fustier) publiée ensuite (p. 386), Elise revient sur le même thème: La femme en qui s'éveille et persiste si profondément l'instinct de maternité se doit de réfléchir gravement à ce problème. Instinctive et normale, quand elle fait l'offrande de son être, elle désire conserver le fruit de son amour. Mais, au-delà de la passion, elle n'accepte pas d'être assujettie à la fonction aveugle qui fait d'elle un être de procréation à jet continu, terni dans sa beauté avant l'heure, fermé à la pensée et à l'action. Réglementer l'instinct? Sans nul doute. Violer la Nature s'il le faut ; mais trouver une évasion de l'instinct sexuel vers des domaines étranger à la fonction immédiate, et qui réserveront les possibilités de création de l'esprit et du cœur.
En novembre 36 (EP 3, p. 73), Elise pourfend l'ouvrage d'Alain, Histoires de mes pensées (Gallimard): Ce ne sont pas des pensées nouvelles-nées mais nous ne voulons pas lui faire l'injure de les supposer mort-nées, bien que des raisons multiples puissent nous y autoriser.  Face au livre du Dr Pierre Mabille, La construction de l'homme (Ed. Flory), elle démolit une réflexion sur l'autodidactie: Par le miracle d'une vie intérieure héroïque, l'autodidacte peut dépasser sa vérité et socialiser son génie pour le rendre compréhensible et séduisant. Ainsi Cézanne voyant au-delà de ses propres déchirements la loi transmissible. Dans la majorité des cas, l'autodidacte est prisonnier de sa propre foi et se double d'un tyran. Souvent même, victime de son orgueil, il schématise sa vérité jusqu'à l'absurde et jusqu'à la manie. Le Dr Pierre Mabille semble relever de ce dernier cas.  Par contre, elle se montre élogieuse pour Regards sur la terre promise  d'Elie Faure (Ed. Flory): Un homme ici fait le tour de sa solitude pour marcher à la conquête de nouvelles clairvoyances. Ne lui reprochons pas de renouer de siècle en siècle la chaîne somptueuse d'un humanisme qui meurt de sa propre aristocratie. Ne lui reprochons pas d'avoir voulu étreindre dans une réalité totale des valeurs illusoires qu'une hiérarchie nouvelle va irrémédiablement détruire. Sachons lui gré de cet adieu à des servitudes cruelles puisqu'aussi bien il a compris le dilemme redoutable de la vie digne ou de la mort. De tels essais sont pour nous une bénédiction. Intarissable, elle enchaîne aussitôt sur un autre livre, L'émancipation sexuelle en URSS  de Jean Marestan (Ed. Mignolet et Storz): Un livre qui, sous un titre prometteur de licences, apporte la preuve qu'une morale sexuelle saine et digne est en train de naître en URSS, où le prolétariat, maître de ses destinées, a mis fin aux ravages de l'érotisme pathologique.
Dans le n° suivant (EP 4, p. 99), la récente livraison de la revue Esprit  ne bénéficie pas de son indulgence:  Le grand problème de la culture fut posé honnêtement par les uns et malhonnêtement par les autres pour mettre franchement en présence les intellectuels marxistes et les intellectuels fascistes. Entre les deux, il y eut un style bâtard de la culture, ni chèvre ni chou, c'est de ce style sans grandeur que relève la revue "Esprit". (...) Quand les soviets réussiront un nouveau plan, l'on dénoncera "la santé énorme" et la "joie au travail" des bolchevicks. Puisqu'ils ont fait le métro, ils ne sauraient prétendre à la culture, voyons!  C'est impossible puisqu'il n'y a que l'intellectuel catholique qui peut vivre dans le bien-être sans courir le risque de devenir idiot... Par antithèse, ces Messieurs acquerront un prestige de clercs raffinés puisqu'aussi bien "il faut oser le dire, le passage à l'action militante est une trahison pour l'intellectuel, une infidélité à sa mission propre". Et cela s'appellera défendre la culture. Vous ne voudriez tout de même pas qu'ils se soient appelés "Esprit" pour des prunes. Dans une critique du Salon d'Automne, elle écrit plus loin (p.100): Pour une fois encore, le salon d'automne nous prouvera que les artistes de ce temps n'ont pas compris le rôle qui leur était dévolu et grande sera notre déception devant la médiocrité technique et l'irrespect d'une époque aussi chargée de drame que la nôtre. (...) Devant la dignité et l'héroïsme du prolétaire du rang, l'artiste qui se complaît dans ses délectations solitaires est traître à la société et aussi inutile à la continuité de la vie qu'un eunuque.
Elle revient sur ce thème (EP 5, p. 121) à propos de La querelle du réalisme (Ed. Sociales Internationales), en prenant ardemment parti pour Aragon et en apostrophant les artistes : Dites-nous comment, avec vos pinceaux, vous montreriez qu'à Madrid les obus rebelles font des éclaboussures d'entrailles sur tous les murs; comment un peuple préfère le martyre à la honte ? (...) Toutes les divagations plus ou moins oiseuses qui, sous prétexte d'élargir le contenu du réalisme, le limitent et l'escamotent ne prouvent qu'une chose, c'est que l'artiste n'est pas à la hauteur de sa tâche. Le sang de l'Espagne met le réalisme à l'ordre du jour.  Picasso ne tardera pas à donner sa réponse avec Guernica . Connaissant le peu de considération qu'elle avait pour ce peintre, dans les années 50, je doute qu'elle ait été convaincue. Je dois à la vérité d'ajouter qu'à la même époque le réalisme socialiste d'un Fougeron ne lui semblait pas plus convaincant. 
Le livre de Jean-Richard Bloch, Espagne! Espagne! (Ed. Sociales Internationales) lui donne (p. 123) l'occasion de comparer l'intellectuel au prolétaire qui ne sont point sensibles de la même façon à des réalités identiques et, encore que leurs réactions sociales s'inscrivent dans une ligne commune, la justification de leur attitude ne ressort pas des mêmes arguments. Là où l'intellectuel souffre de l'insulte à la raison, le prolétaire s'insurge contre l'offense faite à la vie biologique.  Et, dans un plaidoyer enflammé où est évoquée la Pasionaria, elle conclut: La guerre dure en Espagne de par la faute du gouvernement français. M. Blum a mis au service du capitalisme tous ses talents d'avocat distingué, pour trahir avec élégance la grande cause de la Révolution prolétarienne. C'est une fatalité historique. En face de cette trahison, une fois encore, en dépit de toute la bave qui peut être déversée sur elle, l'URSS sauvera Octobre.  On n'est donc pas surpris de trouver à la page suivante un éloge dithyrambique du livre soviétique d'Iline, Les montagnes et les hommes,  bien qu'il se termine par ces mots assez peu compatibles avec le naturisme: Désormais l'homme regarde la nature comme un artisan la matière, les forces de la nature se soumettent à la main du maître. Et tout se passera ainsi quand les Soviets auront conquis la terre. C'est pourquoi, dans tous les pays, en regard de ce beau rêve du monde, des hommes consentent à mourir. Elle revient sur le sujet dans la rubrique Naturisme (EP 9, p. 198), avec un plaidoyer, un peu surprenant sous sa plume, en faveur du modernisme: C'est par le fonctionnement de la technique que l'humanité se dégage de l'animalité (...) Désormais l'homme peut regarder la nature comme une matière plastique et docile aux exigences de son être. Une nouvelle création est en marche qui mettra l'univers à la disposition d'un être seul: l'humanité (...) Il ne fait pas de doute que le bonheur de l'homme soit fonction de la technique.  Après un éloge appuyé de Mitchourine, le magicien des plantes,  elle conclut: L'homme nouveau a dépassé le Créateur.
Le livre de Maurice Dommanget, Blanqui à Belle-Ile provoque (EP 6, déc. 36, p.147) de longues considérations sur l'histoire falsificatrice où elle qualifie la guerre de 14-18 d'avant-dernière guerre car: La toute dernière, celle qui se passe sous nos yeux, s'enveloppe de la fantaisie politique de M. Blum. Elle conteste que le blanquisme soit un acheminement vers le marxisme. Blanqui s'apparente à tous les utopistes qui attendent tout de la seule révolution. (...)Il attribue à la pensée une valeur en soi qui est certainement moins décisive que le sont les contradictions internes de l'économie capitaliste. (...) C'est pourquoi, malgré l'appoint d'une forte personnalité magnétique et virile, le blanquisme apparaît dans l'histoire comme un putchisme dangereux dont les tentatives révolutionnaires d'Allemagne, d'Autriche, d'Italie et d'Espagne nous donne le triste enseignement. Le blanquisme traduit une étape de l'idée socialiste sans portée sur l'avenir dont nous devons nous faire un devoir de mesurer les erreurs et les insuffisances.
Le livre de Gustave Dupin M. Poincaré et le guerre de 1914 (Librairie du Travail) décortique comment Poincaré a contribué au déclanchement de la guerre, mais Elise (EP 9, fév.37, p. 202) veut aller plus loin que ce constat: Camarades, à l'appui de l'histoire, faites-vous une attitude de légitime défense vis-à-vis des démocraties bourgeoises qui vous ont donné l'illusion de leurs constitutions chimériques. Les prolétaires sont bien placés pour comprendre les cinglantes décisions des gouvernements démocratiques qui ne sont que le paravent commode d'un capitalisme de plus en plus exigeant et sordide. La démocratie? oui, mais la démocratie socialiste, adaptée aux exigeances sociales et perfectible par la toute puissance du travail socialisé. Tout pour cette démocratie-là. Rien pour l'autre. Si, quelque chose: les actes lucides qui, dans la lutte syndicale et politique, la précipiteront vers la mort.  Camarades, lisez l'ouvrage de Gustave Dupin, pour comprendre, à l'ombre funeste de Poincaré, vos devoirs critiques vis-à-vis de Léon Blum et, à la faveur de l'expérience russe et des événements d'Espagne, comprenez que la vaste corruption capitaliste ne pourra plus donner le change à la lucidité du prolétariat en marche.
André Gide se fait étriller (n°10, fév. 37, p.228) pour son livre Retour d'U.R.S.S. (Gallimard). Elise minimise la portée de son témoignage: André Gide a passé 20 jours en URSS. Il en rapporte des impressions résumées en une brochure de 91 pages. Tout le monde sait que l'URSS a 170 millions d'habitants. Qu'elle est 40 fois plus vaste que la France. Quelle a fait sa révolution depuis vingt ans. Les frais du voyage en URSS étaient à la charge du gouvernement des Soviets. André Gide ne connait pas le russe. (...) M. Gide est-il pour ou contre l'expérience russe? A vrai dire, la brochure n'est pas absolument défavorable à l'URSS. (...) Le livre n'est pas sympathique à l'URSS et, bien qu'il soit difficile de prouver les marques formelles de ce manque de sympathie, tout est arrangé de façon que le lecteur conclut à la faillite de l'expérience russe, tout en n'y concluant pas. C'est très malin ou très canaille ou très sénile, ou peut-être les trois à la fois. Analysant les raisons de cette attitude critique: Aussi bien, tout le désenchantement d'André Gide repose sur un malentendu psychologique: Exigeant dans son non-conformisme vis-à-vis de la société bourgeoise contre laquelle il était appelé à prendre une attitude hostile, il a cru naturel d'étayer sa propre hostilité d'un contenu révolutionnaire. Il a tort de confondre non-conformisme et révolution. Le non-conformisme n'a demandé aucun renoncement à son individualisme. La Révolution exige de lui une discipline, une limitation de sa liberté d'écrivain. Faisant allusion au ralliement de l'écrivain à la cause populaire, elle conclut: Pour la première fois, il dit:"Camarades!" Et tout le monde convint qu'il dit très bien cela, si bien que même dans cette situation non conformiste, la bourgeoisie, à tout prendre, n'avait point à le renier. Qu'elle le garde! 
Comme on s'en doute, ce texte provoque sans tarder (EP 16, p. 298) la réaction de Wullens qui, on s'en souvient, avait publié dans sa revue Les Humbles, les comptes rendus du voyage en URSS de 1925. Curieusement, il s'adresse à Freinet comme s'il était personnellement l'auteur de l'article: Rappelle-toi qu'il y en a d'autres qui ont passé une vingtaine de jours en URSS aux frais des Soviets et sans connaître le russe (...) et comme nous nous sommes indignés quand des adversaires nous ont reproché ce que tu reproches à Gide aujourd'hui. (...) Il vaudrait bien mieux relater ce qu'il dit: est-ce vrai? est-ce faux? voilà qui importe . Et puis, si ce sont des arguments, quelle force possèdent alors les témoignages d'Yvon et Victor Serge qui ont vécu, l'un plus de dix ans, l'autre plus de dix-neuf ans en URSS et ils en parlent et lisent la langue couramment. Mais l'Educateur Prolétarien ignore leurs témoignages et néglige la lettre de Serge intervenant cordialement dans notre discussion! (...) Il ne faut jamais avoir peur de la  Vérité, même si elle est désagréable, quand on est révolutionnaire!  Wullens termine en se demandant si Freinet publiera sa lettre qui représente l'opinion de pas mal de copains de la Coopérative, j'en suis sûr. Après l'avoir reproduite intégralement sans commentaire, Freinet ajoute: Nos lecteurs ont entendu sur Gide deux sons de cloche. Nous arrêtons là la discussion sur un sujet qui risquerait d'encombrer longtemps nos colonnes, sans grand profit, je crois, pour notre éducation commune. Pourquoi Wullens doute-t-il que Freinet publiera sa lettre? Parce qu'il lui a envoyé précédemment son Appel aux hommes (Les Humbles, janv. 37) exigeant une enquête impartiale sur les procès de Moscou où de vieux Bolcheviques, amis de Lénine, ont été condamnés et exécutés pour "intentions contre-révolutionnaires". Freinet, que ses intimes décrivent comme préoccupé du caractère de ces procès, refuse de le signer et même de le publier par crainte qu'il ne provoque, dans son mouvement, l'affrontement sur des problèmes extérieurs à l'éducation.
Elise revient (EP 11, mars 37, p. 251) sur la contrainte que doivent s'imposer les intellectuels et les artistes, à propos du livre de René Garmy: Il était une mine (Ed. sociales internationales). La préface pose avec une très grande netteté le conflit d'une pensée marxiste basée sur le matérialisme historique et la liberté d'expression de l'artiste. Au prix de quel sacrifice l'œuvre d'art sera-t-elle éminemment socialiste? C'est à vous de le dire, camarades. Le livre de Garmy tente de résoudre ce brûlant problème. Lisez "Il était une mine". Faites-en la critique brève et ferme. Nous essayerons de dégager ensemble les tendances réelles de l'art et de l'histoire, de les unir ou de les dissocier, en faveur d'un réalisme matérialiste. Vous nous direz, par la même occasion, s'il vous paraît utile d'instituer dans l'E.P. une rubrique strictement consacrée aux problèmes de la culture où, marquant notre irrespect pour la culture aristocratique, nous tenterons d'affirmer les droits de toutes nos efficiences prolétariennes.  Cet appel direct aux lecteurs n'a-t-il pas apporté à Elise les encouragements attendus? On assiste l'année suivante à un ralentissement de ses interventions idéologiques.
Sur la lancée précédente, elle interpelle Jean-Richard Bloch (EP 17, p. 228) sur son livre Naissance d'une culture (Rieder): Les intellectuels vivent de la culture, en fonction de la culture. Nous vovons, nous, des réalités matérialistes qui font de nous des êtres forcenés étreints par des limitations et des besoins de combat. Nous vivons à ce point de l'histoire où rien n'est d'essentiel que la vie. (...) Nous sommes fatigués de tout ce qui fut. Nous sommes fatigués du génie. Nous sommes fatigués de la Culture. Bien sûr, nous ne la connaissons pas, mais cela nous empêche-t-il d'avoir vis-à-vis d'elle telle méfiance qu'elle justifie? Fut-elle autre chose pour nous qu'un instrument subtil entre les mains de nos exploiteurs?
L'écrivain suisse C. F. Ramuz ne trouve pas grâce à ses yeux (EP 20, juillet 37, p. 272) pour son livre Taille de l'homme  (Grasset): C'est un grand tort de croire que le talent supplée à tout. (...) M. Ramuz tient à nous dire qu'il n'a pas d'âge et qu'il ne vieillit point. (...) Si M. Ramuz avait consenti à vieillir, il aurait du même coup rajeuni ses idées (...) Peut-être n'est-ce point trop tard pour apprendre que l'une des caractéristiques du marxisme est qu'il pose le mouvement comme loi essentielle du monde. Sachant cela, M. Ramuz pourra rectifier quantité d'erreurs personnelles et peut-être éprouver le besoin de se mettre "à la page"!  Elle enchaîne (p. 273) avec un commentaire du livre de Jean Fréville, Sur la littérature et l'art (K. Marx et F. Engels)  (Ed. soc. internat.) : Des intellectuels ont parlé éloquemment, trop éloquemment, en faveur de la culture des masses. Posant les droits du peuple à la culture, leur plaidoyer fut en réalité une exclusion dont l'outrecuidance intellectuelle de la forme ruinait la sincère humanité du fond. Tant pis pour les intellectuels et tant mieux pour les prolétaires. Du moins l'incompréhension de ceux-ci les mettra-t-elle à l'abri de la corruption intellectuelle, gangrène sèche d'une aristocratie qui sous une bienveillance apparente entend conserver le monopole de la culture. (..) Une question se pose, embarrassantepour l'artiste chargé de dons. Le talent, dictature précieuse que la culture bourgeoise a si jalousement cultivé jusque dans l'illogisme et l'incompréhension,  le talent qui fait, de l'hermétisme intempestif d'un Valéry, une sorte de noblesse, de la jactance ordurière d'un Daudet, une manière d'héroïsme, le talent qui double inlassablement la spécificité verra-t-il sa cote d'amour sombrer sous les exigences révolutionnaires du réalisme matérialiste? Si la réponse était irrévocable, que de beaux suicides en perspective dans le monde des clercs!
Elle revient sur le même thème (p. 277) à propos du livre de Julien Benda, La jeunesse d'un clerc  (Gallimard): M. Benda trouva dans son berceau des valeurs toutes faites qu'il ne discuta pas, mais sur lesquelles il spécula sa vie entière.(...) D'autres temps sont venus qui étreignent l'humanité de leur réalisme cruel. Voici venir les "bons barbares" annoncés par M. Renan, et dont la clairvoyance et l'héroïsme consacreront l'homme. L'homme qui, intellectuel, amant et soldat ne traduira point la vie et toutes ses exigences.
Le livre d'André Ribard, La France, histoire d'un peuple (ESI) l'amène à contester (EP 19, p. 400) que l'on puisse opposer la République, après 1870, à l'époque de la Bourgeoisie, entre 1789 et 1870, et elle conclut : Non, camarades, on ne nait pas plus militant qu'on ne naît soldat, mais même non militant de fait, vous êtes un des éléments du miltantisme puisque votre compréhension est à la hauteur d'une classe consciente qui a préféré le combat à la capitulation. Le militantisme ne se fait pas seulement à la tribune. Il est dans l'anonyme présence aux réunions, dans la carte syndicale, dans la pièce que l'on met au plateau, dans la brochure que l'on diffuse, dans l'argent, dans les vivres que l'on envoie à l'Espagne, il est dans l'enfant de Madrid ou de Barcelone que l'on sauve de la mort. Mais oui, camarades, nous sommes tous des militants et c'est pourquoi, malgré les larmes, malgré les hécatombes, malgré la mort, la victoire sera nôtre et c'est le chapitre que l'historien de demain qui reprendra le livre des mains d'A. Ribard, ajoutera à l'Histoire d'un peuple!
La question algérienne de N. D'Orient et Loew (Bureau d'éditions), livre déjà analysé rapidement par D.J. Parsuire (EP 17, juin 37, p. 230), lui fait poser le problème colonial (EP 2, oct. 38, p. 46): Un livre qui, une fois encore, nous prouvera que loin d'être un facteur de progrès, la colonisation"est surtout un moyen magistral d'exploitation et de barbarie". (...) Ce n'est point assez de ravir à l'indigène la terre qu'il avait fertilisée, l'industrie qu'il avait créée, il faut que dans la loi figure, blanc sur noir, l'inanité totale de ses droits, et c'est ainsi que fut fondé le code de l'indigénat. (...) Le problème algérien reste grave et lourd de conséquence, des épisodes sanglants s'inscriront dans son histoire avant que le prolétariat international puisse poser avec netteté et chance de succès le problème de l'indépendance de l'Algérie qui sera la conclusion dernière de la lutte.
Alors que R. Proix avait fait (EP 17, juin 37, p. 228) une critique élogieuse de Giono pour Refus d'obéissance (NRF), Elise le traite sans ménagement (EP 11, mars 39, p. 272), sans doute en fonction des accords de Munich, pour ses Lettres aux paysans sur la pauvreté et la paix  (Grasset): Après avoir parlé aux arbres, il (Giono) parla aux hommes, non pas à l'homme actuel, facteur de civilisation et de combat, mais à l'homme prétexte de simplicité et de poésie, au paysan virgilien et candide susceptible de récuser les réalités des temps modernes. (...) Nous sommes tristes de cela. Pour ce que ça suppose de naïveté. Pour ce que ça dévoile de complicité. Une réunion du CA de la CEL nous apprend que celui-ci n'a pas jugé utile de reproduire dans L'Educateur Prolétarien un appel du groupe Giono.
Un nouveau livre de Marcel Prenant: Darwin, Socialisme et Culture (ESI) sert de prétexte à Elise pour opposer Darwin et Lamarck (EP 13, mars 39, p. 319), sans se laisser intimider par le fait que Marx était un fervent darwinien: Avant Darwin, vint Lamarck plus génial, plus sûr que ne fut l'auteur de "L'origine des espèces" et dont l'œuvre influença si remarquablement le travail de Darwin. Ce qui apparaît comme l'originalité de Darwin, la sélection naturelle, n'est en réalité qu'un aspect de la pensée de Lamarck qui, bien que spiritualiste, posa plus dialectiquement le problème de la transformation des espèces. Lamarck, en effet, impliqua dans l'évolution l'idée impérative de milieu extérieur, idée essentielle selon le bon sens car, quoi qu'on puisse en dire, le milieu fut antérieur à la vie et détermina cette vie même. Il s'ensuit que le phénomène de l'adaptation, cher à Lamarck et discrédité par Darwin, n'est en fait que la rencontre de deux influences, celle du milieu organique des êtres et celle du milieu extérieur qui conditionne fatalement les besoins et les instincts. Il ne saurait y avoir plate-forme plus matérialiste de discussion et d'un contenu aussi dynamique et qui laisse loin derrière lui l'idée métaphysique de "lutte pour la vie" de Darwin qui s'apparente étrangement à "l'élan vital" de M. Bergson. En fait l'œuvre de Darwin "l'athée" dont la sélection naturelle est le centre, est embrumée de métaphysique alors que les projections de Lamarck le "spiritualiste" sont charpentées par un bon sens matérialiste certain et un esprit dialectique qui n'est pas près d'être démoli. Il est très probable qu'Elise a lu des traductions d'articles soviétiques favorables à Lyssenko qui, depuis 36, dirige toute la recherche agronomique soviétique et prétend utiliser l'hérédité des caractères acquis, jugée plus matérialiste que la génétique bourgeoise. On ne peut s'empêcher de sourire à l'allusion à "l'élan vital", quand on sait que Freinet utilisera l'expression peu de temps après, à vrai dire sans faire référence à Bergson.
Rien n'autorise à attribuer aussi à Elise Freinet la critique de Principes d'esthétique  de P. Servien (Boivin), parue en décembre 35 (EP 5) sans signature ni initiales, ce qui est assez rare. Néanmoins, après lecture attentive des autres comptes rendus, je n'ai pas trouvé de militant possèdant, avec autant de passion, ce style à l'emporte-pièce. Ce critique inconnu écrit en effet pour dénoncer l'inutilité de semblables livres: J'ai souvent rêvé d'un "dictateur aux Lettres" qui, pareil à l'empereur chinois (Sinchihoangti, celui qu'on flétrit du nom d'"incendiaire des livres et de proscripteur des lettrés") ferait taire ceux parlant sans penser pour laisser parler ceux qui pensent. On a beaucoup médit de ce "chef barbare" (...) Quand viendra un tel libérateur dans notre Occident dévoyé!  Ces phrases font froid dans le dos, car de tels brûleurs de "livres dégénérés" sont déjà à l'ouvrage outre-Rhin, ils portent des brassards à croix gammée.
Le contenu et surtout le ton des critiques d'Elise tranchent nettement avec les autres, y compris celles de Freinet. Par ce style très incisif, recherche-t-elle un statut d'idéologue ou de Pasionaria du mouvement? Connaissant la diversité des militants, il n'est pas certain que tous apprécient. Observons qu'à partir du printemps 39, Elise abandonne pratiquement les analyses de livres, sinon dans ses domaines réservés: la santé, l'art et la "part du maître", rubrique nouvelle qui apparaîtra après la guerre.
 
Le naturisme
 
Cette rubrique est devenue la spécialité d'Elise Freinet. Un nouveau livre d'elle est annoncé: Synthèse naturiste pour l'enfant, mais il ne pourra être édité que lorsque le précédent Principes d'alimentation rationnelle  aura couvert tous ses frais (EP 1, oct. 35, p. 18). En réalité, ce livre devra attendre 1946 pour sortir sous le titre: La santé de l'enfant. Une coopérative d'entr'aide naturiste propose du miel, du riz, des fruits secs et des pommes.
Une série de trois articles (EP 15, 16, 17, mai et juin 36) traite de la guérison et critique le compartimentage de la médecine. En écho, Albert Belleudy, qui travaille à l'école Freinet, explique comment les cures naturiennes du Professeur Adrien ont guéri sa vue (EP 18). En octobre 36, la rubrique prend comme titre Pour un naturisme matérialiste. On comprend ce choix quand Elise analyse la position de Marx (EP 6,déc. 36, p. 140): En agissant sur la Nature, en dehors de lui, l'homme modifie en même temps sa propre nature. Et elle ajoute: Le dernier problème est de savoir s'il l'a modifiée jusqu'ici en faveur de la vie et vers un potentiel accru . Un élément de réponse est donné dans le plaidoyer pour le modernisme à partir du livre d'Iline, cité précédemment. Un article signé E. et C. Freinet annonce (EP 17, juin 37, p. 224) la suspension momentanée de la rubrique à cause de l'abondance de matière pédagogique mais conclut: Nous vous proposons de faire de l'école Freinet un centre naturiste où, parallèlement au stage pédagogique, vous puissiez faire un stage de thérapeutique naturiste. Nous montrerons comment, à notre avis, doit être abordé le problème total de l'éducation des enfants: technique de la construction scolaire, soins quotidiens aux enfants et aux adultes, apprentissage de la technique naturelle de la thérapeutique enfantine, alimentation, camping, etc. Ainsi sera posée en profondeur cette conception synthétique de l'homme et de l'enfant qui, en détruisant dans les pédagogues que nous sommes la manie pédagogique, ouvrira notre esprit aux aspects plus éloquents de la vie.
Elise fait une critique du livre La Radiesthésie de H. Mellin(Imp. St-Denis) qui ne lui arrache pas d'indulgence (EP 20, juillet 37, p. 275). Après avoir énuméré tout ce que l'auteur annonce qu'on pourra découvrir avec un pendule, elle conclut : Mais pour acquérir ces vérités, direz-vous, il n'est point besoin de pendule, l'intuition y suffit et une manière de lucidité qui doit accompagner tous nos actes d'êtres conscients.
La rubrique, devenue Naturisme prolétarien, reprend à la rentrée 37 (EP 2, p. 41) avec un article de "notre regretté Vrocho": Il n'y a que des malades  (plutôt que des microbes ou des maladies). Elise retrouve la plume (EP 3, p. 69) pour décrire les caractéristiques physiologiques de l'espèce humaine qui devraient en faire un fructivore, comme les grands singes.  Elle s'attaque (EP 6, déc. 37, p. 115) au stockage des matières alimentaires qui doit nous être suspect: frigo, autoclave et davantage encore l'industrie alimentaire qui ajoute colorants, essences artificielles, sucres en excès, produits chimliques divers. Le n° suivant (p. 165) donne des recettes avec fruits secs d'hiver et pommes. Elle donne la parole à R. Lallemand qui explique (EP 10, p. 214) que, même dans les Ardennes où il habite, on peut manger froid l'hiver. Comme il conclut: Avec 3 morceaux de sucre pour la randonnée pour composer la pharmacie de secours, Elise ajoute: Des allumettes ne suffisent-elles pas en forêt si le thermomètre descend au-dessous de - 10°?  Lallemand qui ne lui en veut pas pour son extrémisme, plaide contre le pain blanc (EP 12).
Une lectrice trouve que le régime végétarien, s'il améliore la santé, rend exagérément fragile (le moindre bonbon indispose). Elise répond (EP 19, juillet 38, p. 397) que le végétarien réagit négativement à l'absorption de ce qui ne lui convient pas alors que l'omnivore accumule les toxines: Le microbe sent l'aubaine favorable, il prolifère à qui mieux-mieux... c'est la maladie. Dans le meilleur des cas, l'organisme mesure ses résistances et se défend dans un accès terrible de fièvre et de débacle glandulaire. C'est la crise: fièvre typhoïde, grippe, congestions diverses. Elle n'était peut-être pas obligée d'ajouter: Dans les pires cas, c'est l'usure à longue échéance, le corps se rend sans combat : c'est la tuberculose, le cancer, la démence - "Impunément" Madame? Oh! non, pas impunément... pas même pour votre intelligence...et pour la politesse que je vous dois...  On ne badine pas avec le naturisme! Le n° 20 précédant les vacances parle de son application en camping.
L'année scolaire 38-39 ouvre sur le pain (EP 1, p. 20). Il faut modérer sa consommation et le pain intégral est une erreur alimentaire. Des lecteurs ont questionné : "Pourquoi un naturisme prolétarien? L'organisme du bourgeois ne relève-t-il pas de la même hygiène que celui du prolétaire?" Elise répond (EP 2, p. 42): Tout comme l'intelligence, la santé a un aspect de classe. Celui qui ne travaille pas ou travaille dans des conditions privilégiées de confort et d'hygiène, ignore le surmenage et l'insalubrité quotidienne. L'ouvrier n'a que trop souvent le taudis, la rue sombre, l'estaminet, le petit restaurant bon marché où l'on mange, hélas! la nourriture bon marché qui conduit à l'hôpital. Oui, la santé aussi a un aspect de classe: les hôpitaux regorgent de cette misère prolétarienne sans issue, si poignante, si désespérée qu'elle justifierait à elle seule la recherche d'un vérité de classe. Enumérant les vitamines (EP 4, p. 92), elle n'en trouve qu'une, la vitamine D, inexistante dans les végétaux, mais présente dans le lait, les tissus animaux, même végétariens. Si notre organisme en fabrique: il n'est point besoin de devenir carnivore pour pléthoriser par surcharge de vitamine D.
Des recettes pour l'hiver (EP 4, déc. 38, p. 118): chou sous toutes les formes, en salade, gratin, tarte. Elle part en guerre contre l'alliance des marchands de mort lente et des marchands de mort subite : engrais, dégérescence des animaux de consommation (EP 6, p. 141). Elle donne la parole (EP 7, p. 165) à une fillette de l'école dont les parents habitent Toul et assurent toute l'année une nourriture végétarienne. Elle tente de définir les conditions matérialistes de la santé (EP 8, p. 188) et se démarque du "naturiste pur style" car la nature est bonne et mauvaise, la technique bonne et mauvaise. On a du mal à comprendre son raisonnement quand elle affirme que tout ce que lègue le capitalisme est suspect: le livre, le journal, la morale, le pain, la médecine et la pharmaceutique. A un correspondant qui revendique le besoin de variété et de changement, elle rétorque (EP 10, p. 244): N'avez-vous pas compris encore que le bien est préférable au mal et qu'une cellule bien équilibrée porte en elle les meilleurs gages de bonheur?
En plus de recettes avec des pommes, elle fait deux critiques de livres de santé  (EP 11, p. 269): Le retour à Hippocrate  d'Auguste Colin (Fasquelle), livre bourré de citations et d'attestations irrécusables et chargé de simplicité et de bon sens: un livre pour tous.  Celui du Dr Chavanon: On peut tuer ton enfant met violemment en question la vaccination antidiphtérique. Le commentaire élogieux du livre provoque une réaction du Dr Roubakine, lié au courant d'éducation nouvelle, qui rappelle que Léon Daudet, médecin raté et dirigeant de l'Action Française, est à l'origine de certains arguments, notamment les attaques contre Ramon et l'Institut Pasteur qui n'est pas un trust capitaliste. Et l'URRS n'a-t-elle pas rendu obligatoire la vaccination antidiphtérique? Mais Elise semble avoir franchi le point de non-retour, elle restera définitivement et totalement antivaccinaliste. Elle répond (EP 17, p. 396) en citant les Drs Durville et Pierreville (3 docteurs à un, le match est décisif).
 
Les relations extérieures
 
Le syndicalisme enseignant
 
La réunification syndicale devrait mettre fin aux reproches faits à la CEL qui comptait des adhérents des deux syndicats (Fédération de l'Enseignement et Syndicat National). Maintenant c'est sa concurrence avec SUDEL, éditeur pédagogique du syndicat unifié, qui est sur la sellette. Le congrès d'Angers fait une proposition (EP 5, déc. 35): Si Sudel veut notre fichier scolaire coopératif, nous le lui cédons, mais à condition que, par notre collaboration pédagogique nous soyons assurés que l'œuvre sera continuée dans le sens où nous l'avions commencée. Nous offrons de même et aux mêmes conditions notre collection, parue ou à paraître, de la Bibliothèque de Travail, notre matériel d'imprimerie à l'école et notre organisation complète qui a si bien fait ses preuves. Mais là, nous sommes plus intraitables encore sur la direction pédagogique. (...) Nos filiales groupent dans les départementstous ceux qui s'intéressent à la pédagogie et rares sont les régions où quelque action vraiment efficace se fait jour en dehors de nous. Nous demandons que les syndicats unifiés reconnaissent dans les départements cette réalité et acceptent, accueillent, reconnaissent notre filiale de la Coopérative comme le Groupe de Recherche Pédagogique du Syndicat; que le Syndicat National à son tour reconnaisse notre Coopérative comme son organisme de recherches pédagogiques travaillant librement dans sonsein, sur le terrain strictement pédagogique qui est le nôtre.
Les choses se passent en bonne harmonie dans certains départements (Indre-et L., Lot-et G.), mais certains tirent prétexte de tout: Freinet n'a-t-il pas ouvert une école bourgeoise au prix de pension élevé? (EP 6, p. 136). Pagès constate (EP 12-13, p. 251) que la fusion CEL-SUDEL est impossible immédiatement, mais pourquoi ne pas préparer la collaboration? Mais SUDEL manœuvre pour éviter de s'engager et n'hésite pas à exhumer des lettres anciennes pour embrouiller les négociations (EP 14, p. 270). Le problème d'un accord CEL-SUDEL est lancé à nouveau au congrès de Nice (EP 13, mai 37) sur la base de la liberté d'initiative pédagogique à la CEL et de l'exploitation commerciale totale et exclusive à SUDEL. Freinet rappelle que les propositions de la CEL sont désintéressées (EP 16, p. 278), que, dans beaucoup de sections départementales, les camarades imprimeurs animent la commission pédagogique du syndicat, que les conférences et exposition sont souvent organisées avec le patronage du SNI. Finalement, s'établit un accord tacite que l'on pourrait qualifier de "bon voisinage" (EP 10, fév. 38, p. 203), on reste tout de même loin de la coopération, à plus forte raison d'une fusion ultérieure.
Sur la partie pédagogique de L'Ecole Libératrice, Jeanne Saint-Martin (Lot-et G.) souhaite réunir les réactions de collègues de classes enfantines et maternelles à propos de textes qui ne correspond nullement aux pratiques (EP 17, juin 36, p. 345). Par contre, deux ans plus tard (EP 12, mars 38, p. 263), Freinet se réjouit de la publication dans la revue syndicale des articles de Baucomont favorables à l'esprit de l'imprimerie à l'école.
 
Le Groupe Français d'Education Nouvelle
 
Freinet écrit (EP 6, déc. 35, p. 122): Il n'est un secret pour personne que, si nous faisons à la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle des griefs assez sérieux, nous sommes à peu près totalement d'accord avec le Groupe Français d'Education Nouvelle et plus particulièrement avec Mlle Flayol qui le dirige.  Dirige n'est tout à fait vrai puisqu'elle n'est que secrétaire générale, alors que le président est Paul Langevin, mais il est certain que cette femme dynamique est la cheville ouvrière du GFEN et qu'une estime réciproque la rapproche de Freinet. C'est pourquoi ce dernier préconise un regroupement pédagogique : Nous ne le faisons point en nous demandant: "la CEL en tirera-t-elle profit?" mais en pensant: "le mouvement de pédagogie prolétarienne en bénéficiera-t-il?" Sur son instigation, se créent des groupes locaux d'Education Nouvelle, fédérés au GFEN. Celui du Nord existait déjà, d'autres se mettent progressivement en place : Eure-et-Loir, Vosges, Deux-Sèvres, Saône-et-Loire, Isère, Meurthe-et-Moselle, Calvados, Meuse, Charente-Inf., Oise. Les militants de la CEL s'y montrent souvent les plus actifs.
Au congrès de la Ligue Internationale à Cheltenham (G.B.), l'été 36, Freinet s'est acharné à opposer à l'idéalisme bien pensant de certains, son réalisme engagé (EP 1, oct. 36, p. 3): Nous ne croyons pas avoir perdu notre temps. Nous avons été aidés et renforcés dans cette besogne par l'autorité calme et hardie du Professeur Wallon qui a su exprimer bien souvent, sous une forme plus intellectuelle, ce que nous sentions être la vérité. Il participe à une assemblée des membres français présents et propose que le bureau, composé de personnalités parisiennes (les professeurs Langevin, Wallon et Piéron, Mlle Flayol et Mme Hauser), soit renforcé par un comité directeur composé de personnalités pédagogiques (Hulin (Nord), Pichot (E-et-L) et Freinet pour le primaire,quatre du second degré public et privé) et de représentants syndicaux et associatifs concernant l'éducation. Mlle Flayol participe au congrès de l'Imprimerie à l'Ecole où une motion encourage les militants à entrer dans les groupes GFEN existants, à en créer de nouveaux (EP 13, mai 37).
Changement de ton (EP 1, oct. 37, p. 1). Freinet, venu à Paris participer en juillet 37 à plusieurs manifestations, assiste à une réunion des instances du GFEN:  J'ai eu - et je regrette d'y avoir été contraint - à lutter contre toute l'organisation actuelle du Groupe Français, trop exclusivement parisienne, donc trop bureaucratique, qui sous-estime la valeur et les possibilités des nombreux camarades de province et qui n'a rien su faire jusqu'à ce jour pour les faire travailler. Je l'ai affirmé avec la dernière énergie : ou bien le GFEN tiendra le plus grand compte de ces enthousiastes énergies  en se décentralisant et en donnant à la Province la part de direction et d'action qui lui revient, ou bien nos camarades se désintéresseront d'un groupement qui ne leur est point propre, dont ils ne se sentent pas les ouvriers essentiels, et cette fois le GFEN ne ressucitera pas. (...) Il y a dans nos sections un malentendu né du fait qu'on sent la direction parisienne trop timide dans l'action.Nous ne pouvons piétiner. Pour un mouvement d'éducation nouvelle, piétiner c'est reculer, c'est sombrer; l'avant-garde doit sans cesse, malgré les obstacles, pousser hardiment, même s'il faut pour cela dénoncer quelques protocoles ou nous séparer de certains éléments qui se faisait une autre idée du mouvement d'éducation nouvelle. Nous le répétons ici franchement: le Groupe Français ne saurait être pour nous un simple paravent. Ou bien il est l'organisateur attendu du mouvement, ou bien nous le laisserons mourir pour chercher ailleurs une nouvelle forme possible d'organisation nationale (mots soulignés par Freinet).
Moins peut-être à cause de la discussion de Paris que de l'écho qu'en donne Freinet dans son éditorial, le GFEN réagit (compte rendu publié dans EP 7, janv. 38, p. 137) en rappelant que, loin de s'être inquiétés de l'activité de Freinet et de son groupe, Mlle Flayol et M. Wallon l'en ont publiquement félicité. D'autres membres du GFEN ont dit le malaise suscité par la réaction de Freinet. Ce dernier assure de sa fidélité au GFEN (p. 138), mais si la cordialité avec Mlle Flayol n'est jamais remise en question, le problème reste posé d'un mouvement dont les personnalités universitaires qui le dirigent préfèrent finalement quelques adhérents dociles et apathiques à des militants dynamiques mais plus turbulents. C'est tout le sens du changement d'éducation.
 
La coopération scolaire
 
Barthélémy Profit, fondateur des coopératives scolaires, n'a jamais accepté la création de l'Office National des Coopératives qui les fédère maintenant, sous la houlette des Coopératives adultes de consommation. A propos d'un article de Profit paru dans Le Manuel général , Freinet écrit (EP 5, nov. 37, p. 95): Nous ne pouvons que rendre hommage à ce souci permanent de m. Profit de préserver l'école de la mercantilisation où risquent de l'égarer les mauvaises coopératives. Il n'en reste pas moins que nous sommes maintenantdevant un fait: la Coopération scolaire s'est formidablement développée et M. Profit n'a pas su ou n'a pas pu en rester l'animateur. C'est l'autre tendance qui a incontestablement gagné du terrain. Que nous le déplorions ou non, nous sommes devant cette réalité. Nous ne crions pas cependant pour cela à la mort de la Coopération scolaire : la Coopérative n'est pas un but en soi; elle n'est qu'un moyen vers le travail communautaire. Et les coopératives qui se constituent un peu partout, même si elles n'ont pas à l'origine cette exclusive préoccupation pédagogique, peuvent par la suite évoluer si on sait leur fournir des activités favorables.  Profit regrette que Freinet ne boude pas l'Office et considère  un peu cela comme une trahison. Freinet reproduit sa lettre (EP 7, janv. 38, p. 129) et répond : Je n'ai pas, vis-à-vis des coopératives adultes, la sainte horreur que manifeste M. Profit; je ne pense pas que la Coopération scolaire doive n'être que la coopération des esprits et des cœurs. Elle doit être aussi la coopérative économique, la boîte à sou, indispensable dans notre régime; et elle s'apparente, de ce fait, aux coopératives adultes dont elle peut donc rechercher l'alliance.
Un an plus tard, le débat rebondit (EP 11, mars 39, p. 262). Un des responsables de l'Office affirme que: La Coopérative scolaire ne sera jamais qu'une œuvre de l'école, une annexe, en quelque sorte, de l'action du maître et des élèves. Profit refuse que l'on restreigne la portée de la C.S. et il lance un appel pour les Coopératives scolaires d'Education Nouvelle. Sans doute espère-t-il avoir le soutien de Freinet qui se méfie de l'évolution en cours (les anciennes coopés de son département étaient très éducatives, alors que les plus récentes, englobées dans l'Office glissent vers le commerce; lui-même n'est jamais invité au titre de la CEL aux réunions de la fédération départementale des coopératives, mais il s'y rend au titre de l'Union Paysanne qu'il anime avec son ami Laurenti). D'autre part (EP 14-15, avr. 39, p. 340), Fragnaud fait état des pressions exercées sur les coopératives scolaires de Charente-Mme pour qu'elles adhèrent à l'Office, alors qu'elles restent fidèles au fondateur que l'on dénigre impoliment, sans faire changer la position de ces C.S. Néanmoins, contrairement à ce que pourraient croire ceux qui voient Freinet en idéologue du "tout ou rien", celui-ci refuse toute rupture : Est-ce une raison pour séparer aussi farouchement les deux tendances (...) nous ne le pensons pas. Les éducateurs et les enfants s'arrêteront difficilement sur la pente où ils seront ainsi engagés. Il y aura, peu ou prou, des décisions à prendre en commun, des fonds à utiliser; on pensera bientôt à un journal scolaire, à l'imprimerie, aux échanges, à la solidarité, et peu à peu, la coopérative sans large horizon du début, prendra tout son sens pédagogique nouveau. (...) Quand maîtres et élèves auront senti, pratiquement, dans les occasions courantes de la vie de l'école, les bienfaits de la coopération, ils s'élèveront à cette conception plus intellectuelle préconisée par Profit et la coopérative Transformera alors l'école. Cette conception différente du processus souhaitable de constitution et d'évolution des C.S. ne saurait impliquer l'approbation de certains abus signalés par Profit. Mais ce n'est pas le moment, croyons-nous, d'isoler ainsi idéologiquement et pratiquement un mouvement qui doit imprégner et transformer l'Ecole Française. C'est au sein même de cette école que les Coopératives scolaires véritables doivent servir de modèle et de flambeau.
Je viens d'évoquer L'Union Paysanne des Alpes-Maritimes. Ce sujet, à lui seul, pourrait faire l'objet d'une recherche. Freinet aide ses amis paysans progressistes à s'organiser. Il a suscité en 36 la création d'une coopérative du pain à Saint-Jeannet. On comprend mieux son souci de ne pas couper la coopération scolaire des coopératives d'adultes, même s'il aperçoit toutes leurs insuffisances. Rappelons qu'il se présente, également en 36, au Conseil général dans son canton natal de St-Auban, mais qu'il est déçu du résultat.
 
Autres ouvertures
 
L'été 37, Freinet a déployé  une activité incroyable, liée aux manifestations parallèles à l'exposition internationale de Paris . Il participe à au Congrès de Sociologie de l'enfance, organisé par Mme Lahy-Hollebecque et y fait deux interventions: Transformer l'école en une société d'enfants, par l'imprimerie à l'école  et Points de vue nouveaux sur le conte, ses possibilités actuelles, son avenir. Le texte est publié (EP 2, oct. 37, p. 42), il y évoque notamment les contes modernes dont il donnera des exemples dans La Gerbe. Il participe au Palais de la Mutualité au Congrès international de l'éducation populaire dont il trouve l'atmosphère chaleureuse, alors qu'il ne rencontre au Congrès du Syndicat National que des instituteurs fonctionnaires. Un saut à Bruxelles pour participer au congrès du mouvement belge de l'imprimerie à l'école. Il revient à Gentilly intervenir au Congrès des jeunes instituteurs. Il mentionne le Congrès de l'Internationale de l'Enseignement  à Issy-les-Moulineaux sans préciser s'il y était. Enfin, il anime le 31 juillet, toujours à Paris, la rencontre extraordinaire des adhérents de la CEL, sorte de petit congrès, avant de retourner à Vence animer les stages d'août. Des vacances bien remplies.
C'est presque une chance que la Nouvelle Education n'ait pas souhaité la présence de la CEL dans son congrès de Paris (EP 16, mai 37, p. 281), sous prétexte que les collaborateurs n'avaient pas respecté précédemment les règles (fermetures des stands pendant les conférences) et, plutôt que de regretter la captation d'une partie de l'assistance, Mme Guéritte évoque le problème des vols de documents "précieux" que favorise cette indiscipline. Freinet réplique qu'il n'a jamais eu se plaindre de vols de documents tout aussi précieux. Sans cacher la divergence des lignes d'action, il évite pourtant de rompre les ponts. Lisant sa réponse, Mme Guéritte est vexée de voir son mouvement catalogué dans le clan "bourgeois et bien pensant" et parle à nouveau des vols (EP 3, oct. 37); Freinet répond que, comme à l'école, c'est un climat de confiance qui évite les incidents.
La CEL n'est cependant pas à l'abri du pillage. Le Journal des Instituteurs  annonce un Centre d'échanges scolaires  dont le protagoniste, Caruel, qui connait pourtant bien la CEL (à laquelle il appartenait en 27, comme son beau-frère R. Daniel), n'hésite pas à affirmer que: rien n'existait encore de ce genre. Cela provoque évidemment un tollé chez les militants et Caruel est amené à faire une mise au point: rien n'existait encore "pour la masse des instituteurs", mais il n'oublie pas les réalisations fécondes de l'Imprimerie à l'Ecole. Freinet conteste en tout cas que le simple échange suffise à transformer la pédagogie.
Freinet informe (EP 8, janv. 38, p. 156) d'une série de cours du jeudi de l'Office pédagogique de l'Esthétisme, animé par M. Horace Thivet. On y présentera les courants pédagogiques nouveaux en Hollande, Tchécoslovaquie, Suisse, Belgique, Etats-Unis, Espagne, URSS, puis la conception nouvelle de l'emploi du temps, la vie communautaire coopérative, le matériel scolaire.
 
Relations internationales
 
Le dynamique mouvement belge, animé par Jean et Lucienne Mawet, avec le soutien de l'inspecteur Fernand Dubois, est tellement proche du mouvement français que l'on oublierait presque son autonomie, nécessaire du fait des structures différentes de l'enseignement belge. Freinet ne tarit pas d'éloge sur le groupe, même si cela l'oblige à nuancer l'influence decrolyenne (EP 1, oct. 35, p. 2).
Nous avons vu précédemment l'importance du groupe espagnol que le franquisme décimera. La flamme allumée se maintiendra malgré tout clandestinement et surtout se propagera plus tard en Amérique latine, du fait de l'exil de Redondo et Tapia au Mexique, d'Almendros et Costa-Jou à Cuba, etc.
Le congrès de la Ligue International d'Education Nouvelle à Cheltenham a donné l'occasion d'autres ouvertures. Freinet est invité à Oslo en octobre 36 et y reçoit un accueil si chaleureux que le journal fasciste Tidens Tegn contre-attaque en affirmant que, sous une pédagogie séduisante, il s'agit de faire de la politique à l'école pour préparer directement l'ère révolutionnaire (EP 3, nov. 36, p. 54).
 
Documentation internationale
 
De nombreux articles ou critiques de livres informent les problèmes d'éducation dans d'autres pays. Une cité des enfants, au milieu de l'un des Parcs de culture et de repos de Moscou, est décrite comme un petit paradis (EP 3, nov. 35, p. 66), tout comme le Parc de Léningrad (n°4, p. 90). Pujol, professeur de lycée, approuve l'empiètement de l'Etat sur la famille en URSS et trouve chez les parents qui le refusent "beaucoup d'égoïsme et beaucoup de sensiblerie affectée " (EP 6, p. 138). Comme on pouvait le prévoir, Wullens ne laisse pas passer l'occasion d'interpeller Freinet (EP 12-13, mars 36, p. 244) sur l'uniforme des écoliers soviétiques, la discipline, les écoles de correction (même si on les appelle autrement). En réaction, Freinet précise dans le même n° qu'avant d'ouvrir son école, il aurait souhaité faire un voyage d'études en URSS mais que, malgré la sollicitation des organismes français et soviétiques, il n'a rien obtenu: J'ai ouvert une école qui a pris assez vite, trop vite peut-être, sa vraie figure prolétarienne. J'aurais aimé être lié dans cette initiative à la Classe ouvrière et à ses organisations syndicales et politiques. Je n'ai rencontré partout que le silence décourageant. "L'Huma" elle-même n'a jamais voulu passer une note pour mon école. Et maintenant que me voilà poursuivi (par l'administration), il faut que ce soient les socialistes, les ligueurs, les francs-maçons, les démocrates qui me défendent. "L'Humanité" elle-même a refusé de passer les communiqués que les autres journaux de gauche ont inséré avec empressement. Je constate, je regrette, je prends acte, et pourtant me voilà toujours "stalinien" pour parler comme toi. Freinet tente une fois de plus d'oublier l'injustifiable dogmatisme pour ne retenir que l'effort réalisé pour l'enseignement par les Soviétiques.
Ybanez, instituteur d'Oran, trouve sans doute cette réaction insuffisante puisqu'il répond au nom des Amis de l'URSS (EP 15, p. 310) que l'URSS ne peut tout améliorer en même temps: l'uniforme des écoliers est une étape face au dénuement, la discipline est une auto-discipline, les conseils des maîtres s'appuient sur les comités d'élèves, les écoles spéciales pour indisciplinés ne sont pas des lieux de répression mais d'éducation sur mesure, la misère des instituteurs est très relative. L'œuvre de Freinet est bien connue en URSS et ses méthodes appliquées. Que demander de mieux? Un reportage (EP 6, déc. 36, p. 142) sur les jardins moscovites réservés aux enfants, encadrés par les komsomols, et interdits aux adultes, semble clore la magnifique description de l'éducation soviétique qui paraît pourtant très éloignée des idées diffusées par Freinet.
De retour d'Oslo, Freinet parle de l'école en Norvège (EP 3, nov. 36, p. 72). Une série d'articles courts s'intéresse au continent américain : les instituteurs américains et mexicains (EP 17 et 19, mai et juillet 38), le pédagogue brésilien leoni Kassef (EP 2, oct. 38), une critique du livre: La fosse aux Indiens de Jorge Icaza (ESI) conseille ce "cri d'ardente révolte devant l'exploitation" des Indiens de l'Equateur (EP 3, p. 72). G. Gobron parle du dernier ouvrage du pédagogue uruguayen Jesualdo (EP 4, nov. 38). 
L'Allemagne nazie n'est pas absente du panorama. Indirectement par la présentation du livre: Races, Mythe et vérité de Théodore Balk (ESI) à cause du facteur racial important du Nazisme, et directement à propos de La dictature fasciste en Allemagne de Piatniski (EP 6, déc. 35, p. 141 et 143). Freinet rend compte (EP 1, oct. 37, p. 23) du livre de Forceville: L'orientation pédagogique de l'Allemagne actuelle (Bib. Jean Macé, Strasbourg). Tout en condamnant radicalement le racisme et l'embrigadement, il semble partager le refus de l'intellectualisme et le souci de relier l'enfant à la chaîne du passé, qui sont pourtant d'une tout autre nature dans sa pédagogie et dans l'idéologie nazie. Mais peut-être craint-il de ne pas avoir été assez tranchant, car il durcit le propos en rendant compte de La nouvelle Allemagne dans son nouveau manuel scolaire (EP 6, déc. 37, p. 119).
L'Italie aurait manqué au tableau. Le récit, par Bruno Mussolini, fils du Duce, de ses exploits en Abyssinie est qualifié de "Démence" (EP 19, juillet 38). On annonce une série d'articles, dans L'Educatore della Svizzera Italiana, sur Lombardo-Radice, pionnier de l'éducation nouvelle italienne, rejeté par le fascisme et récemment disparu (EP 5, déc. 38, p. 119). Présentation dans le n° suivant (p. 144) de Dix ans de fascisme italien, bilan très critique par Silvio Trentin (ESI).
 

 
    A l'épreuve de la guerre
(1939-1940)
 
Un tournant douloureux et difficile
 
C'est un Freinet doublement déchiré qui aborde la rentrée d'octobre 39. Pacifiste malgré son antifascisme profond, il ne peut se résoudre à vivre une deuxième fois la guerre. Pendant le cours d'été qui réunissait à Vence, du 30 juillet au 6 août, une centaine d'instituteurs, on a abordé le problème de la paix et de la guerre: Freinet rejette à la fois le pacifisme intégral à la Giono, coupé de la réalité, et la politique louvoyante du gouvernement depuis les accords de Munich. A son avis, le laisser-faire mène droit au fascisme et il pense que l'URSS garde un rôle déterminant.
Mais le 23 août, c'est le pacte germano-soviétique et nous savons par des témoins présents à Vence à ce moment (Max et Marie Cassy) que Freinet l'a désapprouvé, ne pouvant admettre que l'on puisse pactiser avec Hitler. Pourtant il refuse de signer toute déclaration publique qui condamnerait ses amis communistes français qui s'alignent sur Staline. Ce double refus de l'alignement aveugle et de la trahison de ses frères se retournera deux fois contre lui. Après son arrestation, en mars 40, des personnalités socialistes refuseront d'intercéder pour le faire libérer puisqu'il a refusé de se désolidariser du PC. Après la guerre, c'est le parti communiste qui réglera ses comptes avec lui.
Le premier éditorial qu'il écrit, pour la rentrée d'octobre 39, s'intitule Clartés dans la nuit.  Rappelant l'ambiance fervente du cours d'été de Vence, au début d'août, il dit : On aurait dit que planait déjà sur ce cours la menace des graves événements que nous avons connus depuis. Chacun cherchait sa voie en nous interrogeant avec anxiété et les participants auront certainement pensé longuement, ces temps-ci, à cette soirée d'ardente discussion sur le problème de la paix. Emouvante et comme solennelle aussi, cette dernière soirée sur le terrain de jeux, où les petits Espagnols qui allaient retourner dans leur pays se découpaient en fières silhouettes clignotantes et lançaient vers le ciel leurs inoubliables chants d'espoir...
Nous avions bien dit à nos amis : nous n'aurons pas cette guerre que vous craignez et qu'on nous annonce. Et, forts de notre bon sens et d'un attentif examen des conjonctures présentes, nous justifiions notre prophétie. Nous serions-nous trompés ?
Nous ne voulons pas encore le croire. La grande tuerie n'est qu'à moitié déchaînée. Les canons et les bombes n'ont pas encore donné leur grosse voix. Le monde hésite à se suicider.
Le premier souci de Freinet est de préserver l'unité du mouvement dans sa pluralité. Après avoir rappelé les problèmes posés par la mobilisation de nombreux militants et la moindre disponibilité de beaucoup de militantes, il ne veut rien renier des engagements passés:
Reste la question idéologique. Nous n'avons absolument rien à en cacher. Nous avons toujours pensé que l'esprit Imprimerie à l'Ecole devait nécessairement baigner toute l'atmosphère dans laquelle évoluent et se diffusent nos techniques. Il ne s'agit pas là d'un esprit partisan quelconque puisque nous avons toujours rallié l'unanimité des adhérents de notre Coopérative qui, comme dans toute Coopérative, ont le loisir d'appartenir aux organisations, sociales et politiques qui leur plaisent ou de rester au contraire à l'écart de toutes.
Freinet sent que le danger principal est la remise en cause des progrès éducatifs, récemment acquis, au profit d'une restauration du bourrage de crâne qu'il a bien connu avant et pendant la guerre de 14. Il ajoute donc : Il ne faut, en aucune façon, que les difficultés actuelles autorisent le retour virulent de techniques condamnées par l'expérience et prétendant annihiler les heureuses innovations de ces dernières années. (...) On tentera de nous décourager en nous signifiant que, lorsque les hommes se battent, toutes discussions pédagogiques deviennent futiles et superflues. Comme si on voulait nous persuader que l'éducation des jeunes générations en temps de guerre est indifférente ! Nous espérons bien qu'on n'a pas l'intention de poursuivre une guerre d'extermination. Quand les combattants reviendront prématurément fatigués et vieillis, ce seront ces enfants dont nous avons la garde aujourd'hui qui devront reprendre le flambeau. Nous voulons qu'ils en soient dignes.
L'objectif est donc de tenter de préserver au mieux les enfants de toutes les conséquences de la guerre. Dans cet esprit, Elise Freinet inaugure une série d'articles intitulés: Conseils aux mamans en temps de guerre pour sauvegarder la santé de l'enfant .
 
Sous les ciseaux de la censure
 
Comme un bon nombre d'abonnés sont mobilisés et risquent de ne pas renouveler leur abonnement, la revue paraît avec une pagination réduite et le prix est ramené provisoirement de 40 à 30 F. Les améliorations envisagées pour La Gerbe  sont ajournées. D'ailleurs Copain-Cop  a cessé de paraître, tout comme la revue belge Vers l'Ecole Active, et on est sans nouvelle de La Nouvelle Education  et de Pour l'ére nouvelle. 
Freinet n'ignore pas que l'obstacle majeur à l'action de son mouvement est la restriction de liberté découlant de l'état de guerre, notamment la censure. Grande malchance pour lui : le Quartier Général du 15e corps d'armée est fixé à Vence. On devine les mesures particulières de sécurité que cela provoque. Parmi les officiers, souvent plus ou moins proches de l'Action Française, certains n'ont pas oublié une certaine affaire Freinet et sont à l'affût du moindre indice. Ils y sont d'ailleurs encouragés par des lettres anonymes dénonçant tous les militants progressistes de la région. Freinet est notamment accusé de continuer "d'expédier par la poste des corbeilles entières de tracts et d'imprimés de propagande communiste ".
De leur côté, les rapports de police dépeignent Freinet, tantôt comme un dangereux agitateur communiste, tantôt comme un anarchiste depuis qu'il a créé sa propre école dans un quartier peuplé d'Espagnols, plus ou moins proches du mouvement anarchiste de leur pays. Certains adversaires n'hésitent pas se faire l'écho de rumeurs selon lesquelles "les bâtiments du Pioulier auraient été payés par des fonds de l'ambassade d'URSS auprès de laquelle Freinet se rendrait, dit-on, fréquemment ".
Même s'il ne sait pas tout cela, Freinet, pour sauvegarder l'essentiel, adopte ce qu'on pourrait appeler un profil bas. Cédant aux intimidations, il a supprimé du titre de sa revue l'adjectif Prolétarien,  jugé provocateur dans le climat anticommuniste du moment (Daladier vient de dissoudre le PC). Mais le changement de titre de dernière minute oblige à supprimer l'adjectif chaque fois que l'on parle de L'Educateur  dans les colonnes du premier numéro. Les blancs insolites qui en résultent ne sont que le prélude de ceux qui vont se multiplier dans les numéros suivants.
Dans un article censuré, chaque passage incriminé (mot, ligne, pavé) est remplacé au dernier moment par un blanc, si bien que le lecteur ne peut connaître les raisons qui ont motivé la censure. Par exemple, en voyant que plusieurs lignes ont été supprimées dans les éditoriaux de Freinet (6 lignes, E 2, p. 20; 8 lignes, E 8, p. 116-117; 8 lignes, E 9, p. 129-130), on serait tenté de croire que, malgré sa prudence, il s'est laissé entraîner à exprimer des idées maintenant prohibées.
Pourtant on s'aperçoit que les textes les plus largement censurés sont typiquement pédagogiques, on peut même dire technologiques. Dans une série d'articles relatant un travail réalisé dans sa classe, autour d'un texte libre sur la mort d'une jument, Yves Guet (Allier), se fait censurer à quatre reprises (une colonne et demie, E 4, p. 59; 20 lignes, E 5, p. 72; 24 lignes, E 9, p. 137; 6 lignes, E 10, p.148). Freinet en donne par la suite l'explication : La censure a supprimé une fiche documentaire de calcul sur le cheval. Censurée aussi la page de fiches autocorrectives de grammaire, l'annonce de notre service de films. Nos correspondants sont invités à éviter dans leurs articles les séries de nombres, les longues énumérations qui sont censurées.  De même a été interdite la publication des listes d'adresses des classes jumelées pour la correspondance ou l'échange de journaux scolaires.
Malgré cette mise en garde, d'autres articles sont largement censurés, généralement parce qu'ils devaient contenir des nombres: l'un sur l'index de classement décimal du fichier documentaire, d'autres de Vovelle sur l'herbier où il indiquait les diagrammes des fleurs (nombre de pétales, sépales, étamines), de Delaunay sur le fichier de calcul, tout comme la liste des disques qui comportent chacun un matricule d'édition.
On atteint la bouffonnerie quand disparaissent sous la censure certains mots des menus végétariens d'Elise Freinet (E 5, p. 77-78) ou les critiques formulées par le Docteur Carton contre la consommation de viande (E 9, p. 145). Il est vrai que, pour dégoûter d'en manger, cet hygiéniste utilise souvent le mot "cadavre"; sans doute ne fallait-il surtout pas parler de cela en ce temps de (drôle de) guerre. Dans le n° 10, un article entier est censuré, il était intitulé Des nouvelles aux mobilisés. On se perd en conjecture sur ce que pouvait contenir de si séditieux un tel article.
 
Place, malgré tout, à la réflexion
 
Malgré les fourches caudines de la censure, Freinet tente au maximum d'assurer la continuité de l'action et de la réflexion éducatives. Comme il ne reste plus que 8 petits réfugiés espagnols à l'Ecole Freinet, il propose d'accueillir d'autres enfants en détresse en faisant appel au parrainage des militants (E 2, oct. 39, p. 25). Il doit renouveler l'appel au soutien financier, car sur 22 enfants hébergés, 12 seulement paient pension, les autres étant à la charge de la collectivité (E 7, p. 96).
Sous le titre Les vraies raisons de nos succès, Freinet cite un inspecteur qui prétend, pour contester la nouvelle pédagogie: L'éducation n'est pas une science mais un art. Ce n'est pas avec des techniques qu'on fait des chefs d'œuvre. Il n'y a pas de formule pour faire la Joconde. Il suffit d'avoir du génie. A défaut de génie, la foi opère des miracles. Et votre école en fournit, après l'exemple de Bakulé, une éclatante démonstration. Argument qui remettrait d'ailleurs en question la validité de tous les apprentissages scolaires traditionnels. Freinet lui répond longuement: Je présente toujours notre groupe comme un groupe d'instituteurs moyens, ayant beaucoup de bonne volonté et de dévouement certes, animés par un idéal de progrès - mais qui n'est justement pas, à de rares exceptions près, un idéal exclusivement pédagogique.  (...) Nous n'avons pas de génie si ce n'est celui qui nous vient "d'une longue patience". Et nous n'avons pas de foi! Je rattrape tout de suite cette parole pour qu'on ne croie pas que notre activité pédagogique cache alors quelque but inavouable. Nous avons la même foi que le menuisier qui fait son travail avec goût et conscience, qui est persuadé du sérieux de son activité et de l'intérêt individuel et social qu'il a à le faire de son mieux. (...)Pourquoi insistons-nous si longuement sur le sens à donner à ce mot de foi? C'est que nous y voyons une des tendances les plus dangereuses de la pédagogie que nous dénonçons. On dit au jeune normalien sortant : tu es nanti d'un sacerdoce. Il faudra travailler avec une foi inébranlable! Et on le place dans des conditions telles qu'il se dégoûte à jamais de son métier. (...)Nous ne marchons plus pour cette foi intéressée qui abuse de notre candeur et de notre dévouement. Nous voulons qu'on mette, à la base de l'organisation pédagogique française, l'ordre technique, l'installation matérielle les mieux aptes à la réalisation méthodique et sûre de notre idéal.
Freinet fait ensuite état de déclarations d'un directeur de l'enseignement secondaire: Ces pionniers de l'Education Nouvelle ont le défaut d'être des iconoclastes. Agents de rénovation, ils commencent par tout détruire. Ils rompent avec toutes les traditions pédagogiques; ils font litière de tout le passé. Bien plus, ils sont rebelles à toute organisation. Ces grands ténors chantent leur air sans s'inquiéter du reste du chœur. Ils sont fauteurs d'anarchie. Si leur nombre venait à se multiplier, quel fléau et quelle menace!  A quoi Freinet répond: Nous sommes iconoclastes, certes, si iconoclastes signifie ennemis et destructeurs des icônes et de toutes les croyances non fondées sur la science ni sur la raison. Mais ne sommes-nous pas dans la pure tradition philosophique française en posant comme but à notre éducation la victoire du bon sens et de la lumière sur les ténèbres des croyances ancestrales? Tout détruire? Qu'avons-nous détruit dans nos classes? Nous disons au contraire: construire, mais en utilisant les matériaux actuellement préparés, et nous en donnons l'exemple dans toutes nos réalisations. Faire litière du passé? Non pas. Mais ne point s'enchaîner à ce passé... S'en servir pour aller de l'avant, tout comme devront se servir de nos réalisations ceux qui viendront après nous pour aller plus loin que nous. Rebelles à toute organisation! Là, nous retournons l'accusation et nous sommes en mesure de prouver que ce qui caractérise l'éducation traditionnelle c'est le manque d'organisation, générateur d'anarchie; que nous prétendons apporter l'ordre, la méthode, l'effort concerté au service de la communauté. Ne pas s'inquiéter du reste du chœur! Qu'on trouve aujourd'hui un groupe pédagogique aussi animé que le nôtre de collaboration fructueuse entre des milliers d'écoles, entre des centaines de milliers d'enfants! (...) Nous le répétons encore : nous n'avons pas de méthode fixe et définie à proposer pour votre salut. Nous sommes un groupe, d'une puissance sans précédent, d'instituteurs qui cherchent, sans aucun parti pris, l'amélioration, l'amélioration de leurs conditions de travail et du rendement éducatif de leurs efforts. Techniciens, nous nous adjugeons le droit de discuter de nos techniques, de juger avec nos connaissances de praticiens, les méthodes qu'on nous a trop longtemps imposées. Et nous tâchons de faire mieux, posément, calmement, sans gestes ni paroles inutiles, sans rien détruire brutalement persuadés que nous sommes qu'il suffit d'aller de l'avant avec bon sens et mesure, mais avec hardiesse aussi, pour laisser derrière soi se perdre insensiblement dans la désaffection et l'oubli, les formes désuètes d'activité. (E 7, janv. 40, p. 97 à 100).
Dans les n° 10 (p. 155) et 11 (p. 173), Freinet se livre à une réflexion sur la vraie place du jeu en éducation. Pour la première fois, on lui voit opposer au jeu-haschich le ludisme vital et l'activité sociale fonctionnelle à la mesure des enfants. On retrouvera le niveau de ces réflexions (rupture ou continuité avec les traditions, place réelle du jeu dans l'éducation) dans L'Education du Travail,  l'ouvrage qu'il ne tardera pas à concevoir.
 
Les journaux scolaires aussi sont soumis à la censure
 
Alors que, si souvent, on conteste aux journaux scolaires le statut de la presse, ils accèdent, en temps de guerre, au droit d'être censurés comme ceux des grands. Dans le n°1, p. 6, Freinet a rappelé: Il y a la censure. Nous pensons que, avant reliure et expédition du journal scolaire, il sera bon de soumettre un exemplaire à la censure (s'adresser à la Préfecture). Si, comme nous le recommandons, on a fait grande attention aux textes et aux phrases qui risquent de prêter à malentendu, aucune difficulté ne devrait surgir de ce côté-là. Le cas échéant, on supprimerait purement et simplement les pages incriminées. Généralement, la censure ne pose pas de gros problèmes aux écoles, sinon que l'apposition d'un cachet militaire incongru atteste parfois le contrôle.
Dans le n° 5 de L'Educateur, Freinet reproduit en gros caractères le conseil de l'Inspecteur Général Prévot d'adresser aux soldats les récits collectifs - polycopiés ou, mieux encore, imprimés et accompagnés de croquis - des faits divers les plus saillants de la localité . Il reprendra cet appel en mars 40 (E 11, p. 169). Lui-même avait pris l'initiative, dès le 20 septembre, de faire rédiger une lettre collective dactylographiée et tirée au limographe: A nos grands camarades mobilisés . Ensuite le titre devient A nos amis mobilisés  (moins connoté socialement). A qui est destinée cette feuille ? A tous les familiers de l'école actuellement sous les drapeaux: éducateurs et employés de la coopérative, voisins du Pioulier, jeunes qui avaient participé à la construction des bâtiments et qui y revenaient souvent.
Cette lettre hebdomadaire donne des nouvelles de l'école, des enfants (y compris Pouponne, le bébé d'Albert et Fifine, âgée d'un an à peine), ceux qui partent (notamment des enfants espagnols) et ceux qui arrivent, l'organisation des travaux, l'état des cultures et du temps. Quand les mobilisés donnent à leur tour de leurs nouvelles, la lettre collective informe les autres. Il arrive aussi que des enfants espagnols revenus dans leur pays écrivent : Alfonso nous dit (de Madrid) que là-bas les gens n'ont ni travail ni argent. Les maisons autour de lui sont détruites et il n'a plus d'amis. Il voit souvent Carmen et Rosario .
Le 28 octobre, s'y ajoute une feuille sur le travail de la semaine qui précise: Nous aurions voulu imprimer encore quelques textes espagnols, mais nous craignons d'avoir des ennuis avec la censure .
Malgré la prudence, ces ennuis ne tardent pas.
 
Qui veut noyer son chien...
 
Le 8 novembre, l'école Freinet diffuse cette information : Papa avait porté à la censure le numéro d'octobre de "Pionniers". La censure de Nice a communiqué Pionniers à la censure de Marseille, et, hier, deux gendarmes de Vence sont venus nous aviser que la publication de Pionniers est "formellement interdite". Nous ne savons pas pourquoi. Les gendarmes ont saisi et emporté toutes les feuilles imprimées en octobre. Le journal ne paraîtra donc pas.
Nous continuerons à faire notre livre imprimé et nous assurerons les correspondances par lettres manuscrites régulières des enfants.
Que contenait donc de si sulfureux ce journal interdit ? Tous les textes en ont été conservés dans le livre de vie personnel des enfants. En plus des lettres aux amis mobilisés, on n'y trouve que de petits textes anecdotiques (jeux ou farces, étourderies ou maladresses), des indications sur la saison et sur les sujets étudiés en classe: l'Egypte, les mouvements de la Terre, l'oxygène.
Mais qu'importe au commandement militaire de région (on n'avait tout de même pas osé remonter jusqu'au généralissime Gamelin, ni au ministre de la Guerre), voici son avis: "Malgré son texte d'apparence enfantin, le journal pourrait cacher un moyen de correspondance secrète et doit être empêché de circuler ".
La mention de ces faits n'était peut-être pas inutile pour rappeler que le règne de l'arbitraire le plus borné n'a pas commencé avec l'invasion et le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Certains officiers étaient beaucoup plus préoccupés de pourchasser un fantasmatique "ennemi intérieur" que de barrer la route aux réels envahisseurs qui allaient bientôt déferler sur notre pays.
 
Regard sur le livre de vie des enfants
 
Un seul texte (du 27 septembre 39) montre le contexte de l'époque:
L'alerte.
Pour avertir de l'arrivée des avions ennemis, on fait mugir la sirène. A Vence, les avions allemands ne sont pas venus, mais on a quand même donné l'alerte. Il était 10h; nous dormions tranquillement. Seules Baloulette, Mireille et Claude étaient éveillés. Tout à coup la sirène mugit ; sa voix désespérée montait, descendait, indéfiniment. On aurait dit que toute la nature avait peur. C'était lugubre.
Les petits Espagnols pleuraient. Ils se souvenaient des bombardements d'Espagne. Ils croyaient que les bombes allaient tomber. Heureusement, papa et maman allaient d'un dortoir à l'autre en disant : - N'ayez pas peur, ce n'est qu'une alerte pour rire.  Il y en avait qui dormaient à poings fermés.
Les pages les plus significatives sont les lettres hebdomadaires aux mobilisés que Freinet continue de tirer au limographe (la dernière est datée du 6 mars) et les feuilles consacrées au travail de la semaine, sans doute envoyées aux parents et aux correspondants par courrier. On y voit l'évolution des sujets étudiés, assez souvent proches des programmes scolaires.
Les autres textes semblent montrer que les enfants souffrent d'un certain confinement et, quand on les compare à ceux des livres de vie des années précédentes, on ressent par contraste l'influence du brassage des idées grâce à la correspondance et à l'échange des journaux scolaires, l'importance de l'ouverture de l'école sur son environnement social.
Observons qu'un texte de Marianne sur ses crises de colère, imprimé le 18 janvier 40, est prolongé par une longue série de textes où chaque enfant parle de sa propre colère (ou, s'il n'est pas coléreux, de ses autres défauts). Le 19 février, un texte de Serge et Michelle décrit celle de Freinet.
La colère de Papa
Lorsque Papa se met en colère, il ne crie pas comme nous et ne tape pas du pied. Quand nous nous mettons en colère, c'est pour un rien, mais Papa, c'est pour des choses importantes: par exemple quand, en faisant des expériences, on casse quelque chose, ou comme un jour où on avait par erreur jeté des archives à la Cagne.  (on avait en effet l'habitude d'utiliser comme dépotoir le bas de la falaise sous l'école)
Lorsqu'il se met en colère, il dit:  - Ah! coquin de sort! ça ne semble pas possible... Tu n'aurais pas pu faire attention!... Et comment t'es-tu débrouillé pour faire ça?
Heureusement qu'il ne fait pas comme nous et qu'il ne casse pas tout.
La colère de Papa n'est pas très terrible.
 
Le livre de vie des enfants s'interrompt le samedi 16 mars avec l'habituelle page de synthèse dactylographiée de la semaine et ne reprend que le 1er avril. Cette interruption est logique si l'on se rappelle que les congés scolaires commençaient alors une semaine avant Pâques et se terminaient une semaine après, soit pour 1940 du 17 au 31 mars (ce dernier jour, est prévue à Moulins l'AG statutaire de la CEL). Les enfants de l'école Freinet ne quittent pratiquement pas l'internat, en dehors de l'été. Mais, si la vie communautaire continue, les activités purement scolaires s'interrompent comme dans toutes les écoles.
 
 
Une arrestation au Pioulier
 
Le premier texte écrit à la rentrée de Pâques, le 1er avril, raconte le départ de Papa . Il s'agit de l'arrestation de Freinet, le 20 mars, et de son internement au camp de Saint-Maximin (Var).
Papa est parti. Nous avons eu un très grand chagrin de le voir s'en aller. C'était un véritable désespoir pour tout le monde. Nous ne voulons pas en parler maintenant. Nous en parlerons plus tard dans l'histoire de notre école.
Maintenant nous voulons simplement travailler avec tout notre cœur, avec tout notre courage. Papa nous a laissé l'école et le matériel. Cette école, elle est à nous tous. Nous savons nous instruire tout seuls avec les fiches, l'imprimerie, les livres et toutes les questions que nous pourrons poser à Mémé, à Maman au moment du dîner et des promenades.
Nous avons mis des responsables: Nicole qui est grande et qui écrit bien écrira les textes au tableau. Toti qui est forte en orthographe corrigera les fautes. Coco surveillera la composition. Serge surveillera le tirage. Baloulette sera responsable de la discipline des heures de classe.Pierrette fera le texte des petits. Jacquot sera responsable de l'illustration. Henri prendra la direction des travaux de la campagne sous la conduite d'Albert (il avait été mobilisé puis libéré pour sa mauvaise vue). Chaque soir, Pierrette et Baloulette feront le journal de la journée pour les Annales et pour Papa. Au travail !
Ce texte confirme la capacité d'autonomie des enfants chaque fois que Freinet devait s'absenter, mais la mise en retrait d'Elise par rapport à l'école (alors qu'elle y intervenait souvent, notamment pour les activités artistiques) semble inspirée par sa prudence à l'égard de l'administration car elle sait que seul Freinet est le directeur en titre de l'école. On verra bientôt que cette prudence était justifiée.
 
 Hallali administratif pour la fermeture de l'école Freinet
 
Si l'on ne peut encore accéder aux documents administratifs concernant l'internement de Freinet en 1940-41, il en existe par contre de très explicites montrant comment l'administration s'est acharnée contre l'Ecole Freinet après l'arrestation de son responsable et animateur (dossier sur l'enseignement privé, cote 27788, aux Archives Départementales des Alpes-Maritimes).
 
o  Dès le 17 avril, l'Inspecteur d'Académie de Nice enjoint à Elise Freinet de fermer immédiatement l'école, par la lettre suivante:
Je suis informé que l'Ecole privée du Pioulier, Commune de Vence, que dirigeait M.FREINET continue à fonctionner sous votre direction. Cette situation est irrégulière puisque vous n'avez jamais sollicité l'autorisation de prendre la succession de votre mari.
Je vous prie, en conséquence, de fermer immédiatement cette école.
 
o  Dès le lendemain, celle-ci répond, sur papier à en-tête de la pension d'enfants tenue par sa mère (Mme Vve Lagier-Bruno), dans les termes suivants:
Monsieur l'Inspecteur,
En réponse à votre honorée du 17 avril, j'ai l'honneur de vous informer que mes attributions actuelles sont exclusivement d'ordre ménager pour ce qui regarde la pension d'enfants de ma mère Mme Vve Lagier-Bruno, pension étrangère à l'Ecole Freinet que dirigeait mon mari.
Dès l'internement de mon mari, j'ai écrit aux parents d'élèves que l'Ecole ne fonctionnait plus et de ce fait 6 enfants sont partis. Certains parents ont répondu que leurs enfants étant dans le midi pour raison de santé, ils ne voyaient pas la nécessité de les rappeler de sitôt.
Les locaux de l'Ecole sont restés ouverts et le matériel autoéducatif est resté à la disposition des enfants. Je mets quiconque au défi de prouver que j'ai fait une seule heure de présence dans ces locaux où je n'ai jamais mis les pieds et mes protestations à M. le Ministre de l'Education Nationale font justement mention de l'état d'abandon où se trouve une école qui fut le lieu de rencontre de tant de pédagogues de tous pays et de toutes tendances philosophiques.
Croyez, Monsieur l'Inspecteur, que connaissant le peu de bienveillance à notre égard, je jugerai pour le moins imprudent de m'octroyer des droits que je n'ai pas. Je n'ai pas même usé de la possibilité qui m'était faite de donner des leçons particulières, dans le cadre des règlements, comme je pourrais être appelée à le faire si mon temps devait être consacré à autre chose qu'à la défense de mon mari.
Veuillez agréer, Monsieur l'Inspecteur, l'assurance de mes sentiments respectueux.
                                                                                                    Signé: E. Freinet
L'allusion au ministre se réfère aux multiples démarches, appuyées par Langevin et Mlle Flayol, responsables du GFEN de l'époque, ainsi que par des personnalités étrangères pour faire libérer Freinet. Des responsables socialistes avaient également été sollicités pour intervenir auprès du gouvernement mais avaient refusé, à cause du refus de Freinet de condamner publiquement le pacte germano-soviétique.
 
o  Le 19 avril, Elise Freinet adresse à la directrice et au directeur des écoles publiques de Vence une demande d'inscription de 10 filles de 10 à 13 ans et de 9 garçons de 5 à 12 ans, ainsi que leur inscription à la cantine (le quartier du Pioulier étant trop éloigné des écoles pour que les enfants reviennent manger à midi). Le 22, l'I.A. transmet au Préfet ces informations. Le 23, le Ministère transmet à l'I.A. une lettre d'Elise Freinet faisant état de l'impossibilité des écoles primaires de Vence d'accepter ses jeunes pensionnaires.
o  Le 26, Elise répond à une note de l'I.A. (non présente au dossier) qui lui demandait des explications:
Monsieur l'Inspecteur,
En réponse à votre note du 22 avril reçue ce jour, j'ai l'honneur de vous exposer les conditions exactes dans lesquelles se trouvent les enfants qui fréquentaient l'Ecole Freinet.
1° -  Les enfants actuellement  ici y sont venus pour deux raisons:
          a)  Pour suivre la méthode d'enseignement Freinet.
          b)  Pour raison de santé: nécessité de cure d'air et de régime alimentaire.
2° -  Au départ de M.Freinet les parents ont été avisés par mes soins que l'école cessait de fonctionner mais que les locaux et le matériel d'enseignement autoéducatif resteraient à la disposition des enfants.
7 enfants sont partis.
Pour les autres, les parents ont exprimé le désir que, la santé prévalant sur l'instruction, les enfants resteraient en attendant le retour de M.Freinet auquel ils gardent une totale confiance.
3° - Jusqu'ici les enfants continuaient à disposer des locaux et du matériel, à s'instruire comme il est possible de le faire grâce aux nombreux fichiers et aux bibliothèques diverses dont les documents sont classés, mobiles et suffisamment explicites. Les enfants exprimaient chaque jour leur vie par l'imprimerie et ils envoyaient leur imprimé et les questions qui les avaient embarrassés à leur maître qui est resté en liaison permanente avec eux car à ces échanges s'ajoutent des lettres personnelles solutionnant des cas spéciaux.
Dès que j'ai reçu votre ordre, j'ai demandé à Vence s'il était possible de recevoir les enfants et s'il existait une cantine scolaire. La réponse fut: Il y a de la place pour les filles, pas pour les garçons et pas de cantine.
J'ai informé les parents de ce fait en spécifiant que l'école de Vence est à 4 km et que l'aller et retour me semblait exagéré pour certains enfants en voie d'amélioration physique.
4° -  Des difficultés d'éloignement des écoles de Vence, de la santé des enfants et de l'absence de cantine, il semblerait résulter que:
-  12 enfants ne pourraient fréquenter l'école de Vence dans ces conditions
       (suit la liste des enfants avec leur âge et les troubles ou déficiences qui ont justifié leur placement au Pioulier)
5° -  J'ai proposé aux parents d'enfants plus résistants, avant de vous en faire la demande, d'envoyer les enfants pour une demi-journée à Vence de façon que les enfants puissent rentrer à midi pour suivre leur régime alimentaire. Ils bénéficieraient ainsi de cours suivis et d'un certain contrôle car ce sont des candidats au C.E.P. Ce serait le cas pour 4 élèves
       (suivent leurs noms et âges)
Il y a évidemment au domicile actuel des enfants des possibilités d'instruction:
      a)   Des locaux et du matériel éducatif pourraient être à leur disposition.
      b) Trois adultes de la pension de Mme Lagier-Bruno ayant des titres universitaires pourraient donner des leçons particulières dans le cadre des règlements.
      c) Les enfants pourraient rester en liaison avec leur maître pour renseignements particuliers.
Au cas où ces considérations humaines qui concilieraient la santé des enfants et leur instruction ne seraient pas prises en considération et où les élèves devraient supporter et dans leur santé et dans leur esprit les conséquences d'une mesure arbitraire qui les dépasse, Mme Lagier-Bruno me prie de vous transmettre l'adresse des parents d'élèves avec lesquels vous pourriez entrer en relations pour solutionner au mieux le problème de l'éducation de leur enfant.
Veuillez agréer, Monsieur l'Inspecteur, l'expression de mes sentiments dévoués à la cause de l'enfant.
                                                                                            Elise Freinet
Est jointe une liste des adresses des familles de 11 enfants, situées dans toute la France et même en Algérie pour 2 d'entre elles.  Suit la liste de 6 enfants sans famille, à la charge de Mme Freinet; parmi eux, 2 Parisiens, 2 Espagnols, un Tchécoslovaque et un Suisse.
 
On est un peu surpris par cette argumentation qui dépeint Freinet continuant de diriger, à partir du camp d'internement (à plus de 100 km à vol d'oiseau), le travail de chaque enfant de son école. Nul doute que les uns et les autres restent unis par la pensée, mais ce n'est pas un argument susceptible d'infléchir un Inspecteur d'Académie convaincu de l'influence pernicieuse de Freinet. Et l'on voit mal cet administrateur entrer en contact avec des familles qui ont eu le tort à ses yeux de faire jusque-là confiance à un tel individu, et rechercher avec elles les meilleures conditions de la scolarité de leur enfant. La réaction ne se fait pas attendre.
 
o  Le 27 avril, l'I.A. des Alpes-Maritimes écrit au Ministre de l'Education Nationale cette lettre dont il adresse copie au Préfet de Nice:
Vous avez bien voulu, en date du 23 de ce mois, me communiquer une lettre  (que je vous retourne ci-joint) de Madame Veuve LAGIER-BRUNO, Propriétaire d'une Pension d'Enfants, au Quartier du Pioulier, à Vence. ( cette lettre ne figure pas au dossier)
Cette dame vous signale que j'ai donné l'ordre de fermer l'Ecole libre tenue par Monsieur FREINET, qui était annexée à son Internat et qu'elle ne peut envoyer les enfants dont elle a la garde aux Ecoles Publiques de Vence, faute de place.
Je tiens à vous donner, sur cette affaire, tous les renseignements utiles.
-  I°)   Informé que M.Freinet, Directeur de l'Ecole du Pioulier, avait été envoyé dans un camp de concentration, j'écrivais, en plein accord avec M. le Préfet, le 17 Avril courant, à Madame FREINET, une lettre conçue dans ces termes:
   (suit copie de la lettre citée plus haut)
Le 18 Avril, Mme FREINET me répondait par une lettre dont ci-joint copie.
    (voir plus haut)
Je tiens à préciser que cette lettre ne m'a pas paru de nature à me faire revenir sur la décision que j'avais prise.
J'estime, en effet, ou bien que l'Ecole de M.FREINET est actuellement dirigée par Mme Freinet et c'est irrégulier, ou bien cette Ecole, dans laquelle les Enfants,d'après l'expression de Mme FREINET "continuent à s'instruire selon les méthodes et la pensée de leur Maître" , n'est dirigée par personne et c'est encore plus irrégulier.
-  2°)  J'ai été avisé, le 20 Avril courant que, le 19, Madame FREINET avait écrit au Directeur et à la Directrice des Ecoles Publiques de Vence, une lettre dont ci-joint copie, leur demandant s'ils pourraient recevoir les élèves de l'Internat de Mme LAGIER. - J'ai aussitôt donné l'ordre au Directeur et à la Directrice de Vence de recevoir ces enfants et toutes les dispositions nécessaires pour cela ont été prises.
En résumé, il est exact que j'ai donné l'ordre de fermer l'Ecole de M.FREINET ; il est inexact qu'il n'y ait pas de place aux Ecoles Publiques de Vence pour recevoir les enfants hébergés dans l'Internat de Mme LAGIER.
Dans ces conditions, j'ai écrit, le 22 Avril à M. le Préfet une lettre lui demandant, au cas où les enfants de l'Internat de Mme LAGIER ne seraient pas envoyés aux Ecoles de Vence, de prendre toutes dispositions utiles pour que soit fermé cet Internat. Il est en effet illégal de tenir un Internat où des enfants soumis à l'obligation scolaire ne sont pas envoyés dans une Ecole régulièrement ouverte.
J'ajoute que j'ai tout lieu de croire que l'Ecole de M.FREINET avait un caractère dangereux et qu'il serait fort imprudent de se laisser entraîner par Madame FREINET sur le terrain de la procédure: les démêlés retentissants du ménage FREINET avec l'Administration prouvent qu'il est sage d'user avec eux d'énergie. (souligné par M.Barré)                                                                     
                                                                 L'Inspecteur d'Académie, J. Charvey
 
o  Le 7 mai, arrêté du Préfet de Nice:
Article 1er-  Est et demeure fermée l'Ecole Primaire élémentaire mixte, dirigée par M. FREINET Célestin Baptistin en vertu de l'autorisation préfectorale n° 771 en date du 31 octobre et sise à Vence, quartier du Pioulier. Est également fermé l'Internat attenant à l'Ecole dirigé par Mme Vve LAGIER-BRUNO.
Article 2-  M. l'Inspecteur d'Académie est chargé de l'exécution du présent arrêté.
o Le 11, Elise Freinet répond au Préfet, en l'absence de sa mère partie l'avant-veille à Vallouise (H.A.) pour mettre sa maison de campagne à la disposition de l'autorité militaire.
1-  La pension de Mme Vve Lagier -Bruno n'est pas un internat mais une pension recevant des enfants de tous les âges, tant au-dessous qu'au dessus de l'âge scolaire comme l'attestent ses registres.
2-  Cette pension est déclarée depuis 5 ans au Registre du Commerce de Grasse  (n° 4754) et remplit ses obligations commerciales vis-à-vis de l'impôt.
3-  Vues les circonstances actuelles  et l'ignorance où je me trouve pour quelques jours des désirs de ma mère, je vous prie, Monsieur le Préfet, dans ces jours tragiques (le 10, l'Allemagne vient d'attaquer en Belgique et aux Pays-Bas, mais on ignore encore les conséquences de cette offensive), de vouloir bien considérer la Pension de Mme Vve Lagier-Bruno comme un lieu de refuge présentant pour les enfants actuels plus de garantie que n'en présentent leurs propres lieux de résidence. En effet:
  7 enfants sont Parisiens, 2  du Jura, 3  de la Seyne-sur Mer (Var), 1 de Meurthe-et-Moselle, 2 d'Algérie, 1 de Suisse et 1 de Tchécoslovaquie.
Je me permets de vous demander, Monsieur le Préfet, si vous consentez à cette mesure d'humanité, de bien vouloir me le signifier pour que je puisse donner aux parents toute tranquillité à ce sujet. Dans le cas contraire, j'aviserai les familles au plus tôt.
 
o  La réponse du Préfet ne se trouve pas dans le dossier. Toujours est-il que le 14 mai, Elise écrit aux parents pour leur expliquer qu'en l'absence de sa mère retenue dans les Hautes-Alpes, elle est obligée de leur demander de reprendre les enfants au plus tôt. Le 15, le double de cette lettre est envoyé au Préfet.
 
Mais les événements vont vite. Le front des Ardennes est enfoncé à Sedan. On sait depuis 1870 que cela peut avoir de très graves conséquences.
 
o  Le 17 mai, l'I.A. déclare au Préfet que l'on pourrait accorder un délai court pour la remise des enfants aux familles.
o  Le 22, un militaire écrit au Préfet au sujet de son jeune beau-frère (10 ans), pensionnaire à Vence. Les parents qui habitaient à la frontière luxembourgeoise ne peuvent être joints. Sa propre femme, sœur de l'enfant, institutrice à Reims, a été évacuée avec un groupe d'enfants en Bretagne et ne peut venir chercher son petit frère. Il demande que cet enfant soit autorisé à rester à la pension Lagier-Bruno en attendant que ses parents, s'ils vivent encore, ou sa sœur puissent s'occuper de lui.
Le Préfet accorde cette autorisation à titre individuel.
o  Le 27 mai, le Préfet fixe au 15 juin le délai de fermeture de la pension.
 
Sans posséder de chronologie détaillée, nous savons que la santé de Freinet s'est gravement détériorée à cause de son incarcération prolongée. Il a été transporté à l'hôpital de Saint-Maximin.
Sur le plan national, les évènements s'accélèrent. Le 11 juin, l'Italie fasciste assène "le coup de poignard dans le dos" en déclarant la guerre à la France, ce qui a une répercussion immédiate dans la région niçoise. Le 14, c'est la chute de Paris. Le 17, Pétain obtient les pleins pouvoirs pour signer l'armistice. Les Italiens occupent une bande de la partie Est de la France, de Nice à la Savoie.
Pour nourrir les 12 enfants qui restent à sa charge, Elise, comme le confirment les témoins de l'époque, lave et repasse le linge d'habitants de Vence.
L'administration va-t-elle au moins la laisser en repos?
 
o  Le 3 août, le Préfet écrit au commissaire spécial de Cannes:
Monsieur le Directeur de la Police d'Etat de Nice m'a signalé, il y a quelque temps, que des numéros clandestins du journal communiste "Le Cri des Travailleurs" avaient été diffusés à Nice.
Il m'informe aujourd'hui que le tirage de cet hebdomadaire pourrait avoir été effectué par certains éléments extrémistes de la région de Vence, avec le concours de Mme FREINET, institutrice révoquée en raison de ses activités politiques .
M.FREINET, son mari, également révoqué pour les mêmes raisons, avait ouvert à Vence une école libre.
Il est actuellement interné mais sa femme a continué à s'occuper de cette école, située au quartier du Pioulier à Vence où parmi les métiers (sic) enseignés et pratiqués, celui de l'imprimerie a la place la plus importante.
L'Ecole du Pioulier ainsi que l'internat qui lui avait été annexé ont été fermés par arrêté préfectoral sur la proposition de M. l'Inspecteur d'Académie.
Je vous prie de vouloir bien faire procéder à une enquête à l'effet d'établir si l'école et l'internat dont il s'agit continuent à fonctionner clandestinement et si l'atelier d'imprimerie de Mme FREINET ne servirait pas à l'impression de la feuille communiste dont quelques numéros ont été répandus dans notre région.
Toutes mesures devront être prises le cas échéant pour mettre fin à une entreprise qui constitue un véritable danger dans les circonstances actuelles.
Vous ne manquerez pas de me tenir au courant de vos investigations.
 
Est-il nécessaire de rappeler que ni Freinet ni Elise n'ont jamais été révoqués? L'administration est bien placée pour le savoir. De plus, leurs idées politiques n'ont jamais été mises en avant officiellement dans l'affaire de St-Paul, seulement des "imprudences" pédagogiques ayant nui à l'école publique.
L'I.A. de Nice a reçu copie de cette lettre et il y répond confidentiellement avant même le rapport de police. La comparaison des deux documents en dit plus long que tout autre commentaire.
 
o  Le 10 août, l'I.A., J. Charvey, envoie le rapport suivant:
En réponse à votre lettre du 3 août, relative à l'Ecole libre du Pioulier, dirigée par M. et Mme FREINET, instituteurs révoqués à Vence (l'I.A. reprend servilement les termes utilisés par le Préfet, alors qu'il est mieux placé que quiconque pour connaître la vérité administrative), après une enquête discrète, j'ai pu acquérir l'assurance que cette école libre continue à fonctionner, qu'elle a encore des élèves, notamment des pensionnaires. Ces élèves sont, pour la plupart des Espagnols.
Je n'ai pu savoir si l'on se sert encore du matériel d'imprimerie. Je n'ai pas, en effet, cru prudent d'envoyer au Pioulier M. l'Inspecteur Primaire et me suis informé auprès du personnel de Vence à qui je ne pouvais évidemment demander de pénétrer dans l'école de M. et Mme FREINET.
Conformément à mes lettres antérieures, je tiens à déclarer que l'école du Pioulier doit être fermée le plus tôt possible. Il me semble même que des sanctions devraient être prises contre les personnes qui la maintiennent ouverte malgré les ordres reçus (souligné par moi, M.B.).
 
o  Voici, pour comparaison, le rapport envoyé le 13 août par le Commissaire divisionnaire de Police Spéciale de Cannes:
Référence à votre lettre du 3 août écoulé, concernant la diffusion clandestine du journal communiste "Le Cri des Travailleurs". J'ai l'honneur de vous faire connaître que les investigations discrètes de M. RADIGUET, Commissaire Spécial, Sous-Chef, ont révélé ce qui suit:
L'Ecole libre et l'internat de l'ex-Instituteur FREINET, situés au quartier du Pioulier, à trois kilomètres de l'agglomération de Vence, ne fonctionnent plus.
Toutefois, cet établissement, qui est maintenant dénommé "Pension Lagier-Bruno" héberge encore quelques enfants (suivent noms, âges et adresses de deux enfants)
Le premier serait conservé suivant une autorisation provisoire de M. le Préfet des Alpes -Maritimes. Le second est gardé en attendant de pouvoir le rapatrier en Suisse.
L'établissement Lagier-Bruno abrite encore deux autres enfants âgés de 13 ou 14 ans qui seraient sans famille. L'un, un garçon, s'occuperait de menus travaux de culture et l'autre, une fille, serait employée comme aide de cuisine.
Etant donné le but principal de l'enquête qui consistait à établir si les exemplaires clandestins diffusés ne sortaient pas de l'Ecole du Pioulier, M. RADIGUET s'est abstenu de toute action directe pour ne pas donner l'éveil. Il s'est borné à obtenir les renseignements ci-dessus par personne interposée.
En ce qui concerne les feuilles, ce fonctionnaire s'est rendu à la Direction de la Police d'Etat de Nice, où il a demandé à l'un des fonctionnaires chargés de l'enquête de lui communiquer un des exemplaires découverts dans cette ville.
Cette feuille présentée, à Nice, à un technicien a permis d'établir les points suivants:
L'original a été tapé à la machine à écrire.
Les exemplaires diffusés ont été obtenus au "multiplicateur"
L'original a été tapé par deux machines différentes; le recto par une machine allemande et le verso par une machine américaine.
Il n'existe aucune similitude entre ces deux frappes et une troisième que je me suis procurée et qui provient d'une machine à écrire de l'école du Pioulier.
D'autre part, suivant un renseignement qui m'a été communiqué, plusieurs machines à écrire de marque allemande  "Olympic" ou "Albatros"  se trouveraient dans les locaux de la Bourse du Travail à Nice.
Il est impossible de dire si d'autres machines se trouvent au Pioulier et si cet établissement possède un appareil de tirage; seule une visite domiciliaire pourrait répondre à ces questions.
C'est d'ailleurs en prévision de cette visite (que les circonstances peuvent rendre nécessaire) que M.Radiguet s'est abstenu de toute action directe contre les occupants du "Pioulier".
En ce qui concerne cette Ecole, où il y a un important matériel d'imprimerie, elle abrite, indépendamment du sieur FREINET père, le fils étant actuellement interné mais dont le retour prochain est annoncé, sa femme, Madame FREINET et sa belle-mère, Mme Veuve Bruno-Lagier.
(Suivent des remarques sur des individus "suspects" ayant des contacts avec les personnes citées)
Ces quelques éléments douteux sont d'ailleurs strictement surveillés.
En conformité de vos instructions verbales, M. RADIGUET procédera à une perquisition au domicile, à l'Ecole et dans l'Imprimerie de FREINET.
                                                                     Le COMMISSAIRE DIVISIONNAIRE   ROSSI
 
Qui a bien pu annoncer le retour de Freinet qui ne sera libéré en fait que 14 mois plus tard? D'autre part, qui est cet homme mentionné comme étant son père, décédé d'après l'état civil en 1939? Dans L'Ecole Freinet, réserve d'enfants (p.302), Elise Freinet fait allusion à plusieurs perquisitions dans l'école et le local de la CEL mais sans les dater.                                                                                                    
 
La dernière pièce retrouvée dans le dossier Ecoles privées des Archives date du 3 mars 1941. Il s'agit d'une note émanant du gouvernement de Vichy.
o Communication de Monsieur le Secrétaire d'Etat à l'Education Nationale, du 1-2-1941, au sujet de l'offre faite par le sieur Freinet, instituteur communiste actuellement interné à Chibron (Var) de mettre à la disposition du gouvernement les locaux de l'internat qu'il dirigeait à Vence.
Transmis à Monsieur le Sous-Préfet,, directeur du Cabinet, comme affaire rentrant dans ses attributions. Cette proposition fait suite à la fermeture de l'école du sieur Freinet dont le dossier a été conservé par le Cabinet en août 1940.
A notre avis, la demande de M.Freinet ne saurait être prise en considération étant donné ses opinions extrémistes.
 
Chibron est le troisième camp où Freinet a été transféré en novembre 40. Il ne s'y trouve d'ailleurs déjà plus, car en février il a été envoyé au camp de St-Sulpice (Tarn). Pour éviter que son école du Pioulier ne soit réquisitionnée ou pillée, Freinet a peut-être préféré prendre les devants en proposant une utilisation conforme à la destination des locaux. Il sait que, du fait de la débacle, on cherche dans le Midi des lieux d'accueil pour des enfants et peut-être espère-t-il qu'on le libérerait pour diriger ce centre d'accueil. C'est compter sans la hargne que suscite son nom dans l'administration locale. Cette dernière est d'ailleurs responsable de l'échec de toutes les tentatives de libération, car chaque fois que l'autorité centrale, saisie par des interventions de personnalités, demande l'avis des instances locales, celles-ci insistent sur le caractère éminemment dangereux de Freinet.
 
Elise quitte Vence pour les Hautes-Alpes
 
Afin de trouver une issue, Elise, qui a maintenant rendu tous les enfants dont elle avait la charge, cède l'utilisation des locaux du Pioulier à une association pour l'accueil d'enfants tchécoslovaques réfugiés en France. Le responsable avait connu Freinet dans des réunions internationales d'éducation, ce qui a facilité l'arrangement. Après avoir mis à l'abri des archives précieuses dans des malles envoyées chez la sœur de Freinet, près de Gars, Elise part avec sa fille, le 6 avril 1941, rejoindre la maison de sa mère à Vallouise (Hautes-Alpes).

 
Placé en marge de l'action
(1940-1944)
 
Freinet de camp en camp
 
 Faute de documents administratifs accessibles, nous disposons malgré tout d'un récit détaillé qui nous permet de connaître les conditions d'internement de Freinet. C'est lui-même  qui l'avait rédigé en vue d'un projet de B.T. (comme il l'a fait également pour la guerre de 14 et pour le Maquis). Ce document dactylographié se trouvait dans les archives de la CEL, parmi des projets non publiés. Peut-être avait-on craint une confusion avec les camps d'extermination allemands ou renoncé à expliquer aux enfants qu'avant l'invasion allemande, des Français avaient été internés arbitrairement par leur propre gouvernement.
Le récit, écrit pour les enfants, est découpé en 24 séquences, comme dans toutes les B.T. de l'époque. Nous n'en citons que les passages significatifs concernant Freinet. Il décrit son arrestation dans son école, le 20 mars 40 (le mercredi après les Rameaux).
On m'appelle. Je sors et je me trouve face à face avec un gendarme qui me dit:  - Prenez une assiette, une cuiller et suivez-moi.
J'eus beau protester, il fallait obéir. Et sans explication. Juste le temps de m'habiller sous la surveillance des gendarmes, d'embrasser femme, fille et tous les enfants. On m'embarquait dans une camionnette qui m'emmenait à la prison de Vence.
Le lendemain, regroupement à Antibes avec 80 personnes arrêtées la veille dans le département. Transport en car à Saint-Maximin dans un camp hâtivement organisé. Les prisonniers couchent pêle-mêle sur des lits de bois à étage et restent coupés du monde extérieur.
Nous ne sommes ni accusés, ni condamnés. Mais nous sommes aux mains de la police.
Du fait de sa blessure de guerre, Freinet ne peut supporter l'air confiné et l'entassement, il doit être hospitalisé dans une chambre isolée, gardée jour et nuit par une sentinelle qui pénètre en même temps que le médecin ou l'infirmière pour veiller à ce qu'il n'y ait pas d'échange de paroles dangereuses. Elise ajoute (NPP, p. 340) que c'est un gardien du camp qui lui avait fait parvenir un appel angoissant et qu'elle avait télégraphié à Paul Langevin pour obtenir l'hospitalisation d'urgence.
Quand Freinet revient de l'hôpital, les autres internés ont été transférés ailleurs et il reste seul 8 jours avec ses gardiens dans le camp vide.
Un jour (probablement en mai), il est emmené à la gare par deux gendarmes. Par faveur spéciale cependant, on ne m'a pas mis les menottes. Les voyageurs du compartiment se demandent quel crime j'ai bien pu commettre.
De la gare de Livron (Drôme), il est transporté en auto à Chabanet, près de Privas (Ardèche). Après une première nuit passée entre un bandit marseillais et un bagnard, Freinet reste six mois dans ce camp improvisé. Bien qu'il ne le précise pas, il semble avoir été hospitalisé un moment à Privas.
Puis (vraisemblablement en novembre 40), nouveau transfert dans le Var, à Chibron près de Signes. Ces camps n'étaient pas encore de vrais camps de concentration. Les conditions matérielles y étaient toujours déplorables, mais les fils de fer y étaient rares et nous avions la possibilité de sortir dans les champs et les bois où nous avions encore du moins l'illusion de la liberté. Nous ne savions toujours pas ni pourquoi nous avions été arrêtés, ni ce qu'on allait faire de nous.
En février 41, nouveau transfert à Saint-Sulpice (Tarn). Il s'agit là d'un véritable camp de concentration, avec alignement de baraquements autour d'une allée centrale, entouré de barbelés derrière lesquels se trouvent des sentinelles. L'alimentation, à peu près normale au début, se restreint de plus en plus. Chaque matin, appel des 800 internés, puis désœuvrement après les corvées quotidiennes.
En accord avec la direction du camp, les internés avaient organisé des cours. 200 camarades s'étaient fait inscrire. Les nombreux instituteurs ou professeurs internés s'étaient réparti les élèves dont quelques-uns étudiaient à un niveau supérieur.
Je m'étais chargé des internés qui savaient à peine lire et écrire et qui avaient oublié tout ce qu'ils avaient appris à l'école. Je procédais avec eux comme nous le faisons dans nos classes, avec des textes libres que nous mettions au point et qui nous donnaient l'occasion d'exercices de lecture, de vocabulaire et de grammaire .
Avec ces mêmes principes, je prenais à part, hors des cours, une dizaine de camarades totalement illettrés  (j'avais en effet retrouvé à Cannes, et transmis à Elise Freinet en 1967, un cahier sur lequel Freinet, à St-Sulpice, avait recopié des contes populaires, dictés par certains de ces élèves adultes, peu familiarisés avec l'expression libre personnelle, et sur lesquels il les faisait lire). J'avais ainsi appris à lire et à écrire à un camarade de soixante ans  qui m'avait écrit à sa sortie du camp pour me dire sa reconnaissance (des témoignages d'autres internés font état de l'émotion du groupe lorsque cet homme put pour la première fois écrire lui-même à sa famille).
Nous avons réalisé un journal du camp, totalement rédigé et illustré par les internés, recopié en 8 exemplaires. Le n° 2 ne fut plus autorisé par le chef de camp.
Un spectacle est également organisé, puis interdit parce que des Gaulois y criaient: "Gaule vaincra !". Les autorités y ont vu une allusion au chef de la France libre. A cette époque, Freinet a écrit un poème, dédié à sa fille: Par delà les barbelés, mis en musique par l'un de ses compagnons.
Après l'attaque allemande contre l'Union Soviétique en juin 41, le climat se durcit: refus des internés de se disperser après l'appel, répression par intervention de l'armée de Vichy, isolement des meneurs qui sont transférés ailleurs. Les internés apprennent que, comme à Chateaubriant, ils peuvent être choisis comme otages et fusillés. Certains tentent l'évasion par différents moyens dont le percement d'un tunnel.
Enfin, un jour, Freinet est appelé au bureau avec quatre de ses camarades. Ils sont libérés ! C'est le 29 octobre 1941, son internement a duré 19 mois. Bien que nous ignorions si cela a eu le moindre effet, nous savons qu'Adolphe Ferrière, profitant de son statut de personnalité suisse, était intervenu à plusieurs reprises auprès du maréchal Pétain, de plusieurs membres de son gouvernement, puis (le 14 mars 1941) s'était adressé au directeur du camp de Saint-Sulpice, espérant sinon la libération rapide de Freinet, du moins l'atténuation de sa détention. Au travers de ces interventions répétées, on mesure mieux les liens d'affection qui unissaient Freinet et Ferrière.
Certaines calomnies ultérieures laisseront sous-entendre que la libération de ces internés s'accompagnait d'engagements envers le régime de Vichy. La réalité est tout autre: Belin, ancien adjoint de Léon Jouhaux à la tête de la CGT, avait choisi le camp du pétainisme et était devenu ministre du Travail dans le gouvernement Darlan. Il fit libérer des militants syndicalistes sur lesquels ne pesaient que des soupçons et aucune accusation précise. Il espérait probablement s'en faire des alliés dans la politique vichyssoise du travail. Peine perdue, la plupart choisirent la Résistance.
 
Retour à la vie civile
 
Assigné à résidence hors de son département, Freinet rejoint les siens dans la maison de la mère d'Elise à Vallouise, mais il n'oublie pas ses compagnons de camp. Nous le savons par des lettres reçues qu'il avait regroupées dans le même dossier que le courrier parvenu pendant la guerre à la CEL ou à son imprimeur Aegytna. Plusieurs de ses codétenus, encore internés, le remercient pour des colis (kakis, pommes, fruits secs, tabac de sa ration personnelle pour certains). Les familles ont le droit d'envoyer davantage de colis et la femme d'un de ses amis exprime sa gratitude pour avoir reçu à Vallauris des produits introuvables qu'elle pourra faire parvenir à Saint-Sulpice.
Freinet passe également commande d'objets fabriqués par les internés. Lorsqu'il s'agit de chaussures, cela lui est utile, même s'il doit à deux reprises envoyer du cuir pour permettre d'achever sa commande. Par contre, on peut penser que c'est uniquement pour aider ses amis qu'il leur commande brosses, balais, couverts en bois, objets de vannerie, d'autant plus qu'il tient toujours à régler au centime près, frais d'envoi compris. Avec des témoignages de chaleureuse amitié, il reçoit de ses anciens compagnons des nouvelles de ceux qui ont été libérés ou transférés ailleurs.
Au sein de son mouvement, la nouvelle de sa libération se répand assez vite parmi les militants les plus impliqués. Les lettres retrouvées dans ce même dossier le prouvent. Elles sont surtout des témoignages d'affection, évitant de le compromettre. Si l'on y évoque beaucoup les difficultés de ravitaillement et de chauffage, on parle peu de pédagogie et pas du tout de politique. Parfois ce sont les femmes de militants prisonniers qui donnent des nouvelles.
Nous apprenons par une réponse de Bourguignon (Var) que, pour une étude sur "Jeu et travail ", Freinet recherche des numéros anciens de L'Educateur  (on préfère oublier le qualificatif prolétarien  qui complétait pourtant le titre à l'époque de leur parution). Peut-être a-t-il un moment la tentation de relancer le mouvement et la vente de matériel. Des commandes sporadiques lui parviennent en effet, transmises par la poste de Vence ou l'imprimeur des BT. Nous savons qu'il s'est rendu à Vence, début novembre 41, puis qu'il s'est renseigné sur la nouvelle législation des sociétés anonymes. En effet, les locaux de la CEL sont sous scellés à Vence et il est impossible de réunir un CA pour transférer ailleurs le siège commercial. Seule une nouvelle raison sociale permettrait un redémarrage éventuel. Mais rapidement, Freinet abandonne tout espoir de reprise; la moindre tentative serait dangereuse.
 
Un livre publié en quatre épisodes : Conseils aux parents
 
Freinet se consacre donc désormais à des écrits de fond sur sa pédagogie. Le premier, Conseils aux parents , écrit en grande partie dans les camps, est prêt à l'édition dès les premiers mois de 1942. Le courrier échangé montre que c'est Ferrière qui, de Suisse, sert d'intermédiaire entre Freinet et Jean Mawet, en Belgique, pour la publication du texte dans la revue belge Le Service social. Les lettres adressées par Mawet ne portent pas le nom de Freinet et commencent par Cher M. Ferrière, chers amis..., mais il passe aussitôt à un tutoiement qui serait incongru avec Ferrière. Par Mawet, nous apprenons la parution de la deuxième partie de Conseils aux parents .
Comme l'ouvrage a été publié pendant l'occupation, il est important de le lire dans son édition originale pour vérifier si, comme certaines rumeurs l'ont insinué, Freinet a "trahi" en faisant quelque concession, sinon au gouvernement de Vichy puisque la publication se fait en Belgique, du moins au climat de l'occupation. Une étude comparée minutieuse permet d'affirmer que le texte de la seconde édition chez Ophrys à Gap, après la guerre, puis de la dernière édition à la Table Ronde, en 1962, sous le titre Vous avez un enfant  (où il est regroupé avec La santé de l'enfant  d'Elise Freinet) est, à quelques infimes détails près, le même que celui de 1942. Seule différence notable, Freinet signe cette première publication en précisant les lieux et dates de rédaction: Chibron (Var), Saint-Sulpice (Tarn), Vallouise (Hautes-Alpes) Janvier 1941-9 février 1942 .  Mais les lecteurs belges de l'époque ne peuvent deviner que ces lieux successifs ne sont pas des villégiatures de l'auteur.
Conseils aux parents  est publié, entre mai et décembre 1942, dans quatre numéros successifs de la revue Le Service Social . Soixante-quatre pages en tout, de format 19x27 cm. Pour la réédition, Freinet se contentera d'ajouter quelques notes, sans doute à la suite de réactions des premiers lecteurs (parmi lesquels Ferrière assurément) ou de modifier légèrement quelques formulations. A vrai dire, je préfère généralement le texte d'origine. Par exemple, il y parle d'incontinence nocturne et de masturbation, ce qui deviendra ensuite énurésie (qu'un lapsus malencontreux traduit urénisis) et onanisme. Sans revenir vraiment sur ses conseils concernant la nudité des enfants des deux sexes, Freinet a supprimé dans les éditions suivantes des exemples simples, vécus dans son école.  Peut-être lui avait-on fait craindre de choquer le grand public, mais était-il nécessaire d'opérer ces coupes? Pour qu'on puisse en juger, voici les paragraphes originels supprimés dans les éditions suivantes : Conformément à une thérapeutique que nous indiquerons d'autre part, nos enfants se trempaient le matin, de bonne heure et par tous les temps, dans un bassin d'eau froide, pour se recoucher ensuite entre leurs couvertures chaudes. Nous pratiquions de plus, pour chacun d'eux, à tour de rôle, les sudations avec réactions froides et frictions. C'est dire que le matin les enfants de tous âges et de sexes différents se rencontraient fréquemment nus. (...) Toujours est-il que nous n'avons jamais eu qu'à nous féliciter de cette coéducation dont la nudité était un élément essentiel.  Le corps d'un garçon était une chose toute naturelle aux yeux de la fillette et inversement. Plus de fausse curiosité, plus de coups d'œil entendus ni de fausses équivoques. Nous étions parvenus, sur ce point, à une pureté qui pourra rarement être dépassée. Nos visiteurs étaient étonnés de cette totale candeur enfantine devant la nudité. Mais leurs yeux à eux étaient pleins encore de cette impudique curiosité et leur langage exprimait hélas! la différence d'attitude. Un visiteur appelait par exemple ainsi ses amis: - Viens voir les enfants qui se baignent à poil !"  Ce mot porte avec lui tout un relent lubrique. Or, nos enfants n'étaient nullement "à poil", ils étaient "nus".  Un jour, un garçon de treize ans, muni d'un simple slip, avait grimpé à un poteau, tel un sauvage d'Afrique. Il s'était laissé glisser pour redescendre, sans prendre garde à un clou saillant qui lui avait déchiré profondément la verge. On est venu nous aviser le plus naturellement du monde, sans rire ni moqueries, tout comme si une autre partie du corps avait été atteinte. Nous avons soigné régulièrement la blessure, à la vue de ceux à qui il plaisait de regarder, naturellement. Imaginez ce qu'aurait été semblable accident dans un pensionnat normal ne pratiquant pas cette coéducation totale jusqu'à la nudité. Et, à cet exemple, vous mesurerez le sens et la profondeur de cette pureté dont nous avons parlé.
En revanche, une formulation malencontreuse subsiste dans la seconde édition. Parlant d'un garçon de onze ans, manquant totalement de structures de vie depuis la petite enfance, Freinet écrit: fils de parents, anarchistes de race, qui étaient désespérés de ne rien pouvoir tirer de lui. On comprend aisément que, lisant le livre après la guerre, les militants anarchistes s'indignèrent de ce "racisme" à leur égard. Freinet avait sans doute voulu dire "anarchiste de tempérament" pour différencier du choix politique. Il s'empressa bien entendu de supprimer "de race" dans la troisième édition.
C'est aussi pendant cette période d'inaction forcée que Freinet rédige trois autres ouvrages : L'Ecole Moderne Française, L'Education du travail et Essai de Psychologie sensible. Nous en reparlerons quand ils aurons été publiés après la guerre.

 
 
Du maquis au comité de Libération
(1944-45)
 
Au maquis de Béassac
 
Dans certaines lettres, Freinet indique qu'il a dû entrer en clandestinité, fin 43, pour échapper aux recherches de la Gestapo, mais son arrivée au maquis reste imprécise dans NPP (p. 347) : En liaison avec les mouvements de résistance, mais point encore totalement engagé dans la lutte pour raison de santé, Freinet à qui étaient destinées les plus lourdes responsabilités du maquis F.T.P. du Briançonnais ne prit la direction effective du maquis qu'en mai 1944.  Précisons que ce maquis de la Vallouise était dirigé par un des frères d'Elise.
Une fois de plus, Freinet est beaucoup plus explicite puisqu'il écrit en février 45 dans le premier n° de L'Educateur (E. n°1, p.4): Au 6 juin (1944), j'ai pris ma place dans le maquis F.T.P.  Briançonnais que j'ai aidé, puis dirigé. J'ai pris une part directe et décisive dans toutes les opérations de guerre de la région, dans l'accueil aux réfugiés, dans la réorganisation économique et administrative de l'arrière et je continue maintenant l'œuvre de la Résistance au Comité Départemental de Libération de Gap. D'après ce qu'il explique plus loin, c'est probablement moins aux opérations militaires qu'il s'est consacré qu'aux difficiles problèmes d'organisation et d'approvisionnement. A ceux qui, tout en approuvant sa pédagogie, manifestent quelque réticence sur ses positions naturistes et végétariennes, il répond en effet : Nous n'avons d'ailleurs jamais fait du végétarisme un dogme pédagogique et j'ai suffisamment réparti de viande au cours de ces derniers mois pour qu'on ne puisse me taxer de sectaire. J'ai été, au maquis, le grand répartiteur d'un stock de tabac pour toute une région, et je collecte en ce moment quelques milliers de litres d'eau-de-vie pour les F.F.I.
On dispose de deux autres témoignages de Freinet sur le maquis. En 1945, il publie chez Louis Jean, à Gap, Images du maquis, un album de poèmes à la gloire des maquisards, illustrés de 20 fusains d'Elise qui a pour cette occasion repris son nom d'artiste : Lagier-Bruno. En 1964, il rédige la BT n° 584 Le Maquis  dans laquelle il décrit la vie de celui où il se trouvait, à Béassac, près de Vallouise (H.A.).
 
Au comité de Libération de Gap
 
Priorité aux problèmes de gestion
 
A la Libération, on retrouve Freinet à Gap au Comité Départemental de Libération des Hautes-Alpes. Certains l'ont décrit comme le principal responsable. En réalité, le président s'appelle Martin et Freinet n'apparaît sur les listes que comme l'un des membres, avec l'étiquette PC. En tout cas, à la lecture de L'Union, organe hebdomadaire du CDL, son activité est manifeste. Il a notamment la charge de la liaison avec le monde agricole. Le 4 novembre 44, devant 150 paysans réunis à Gap, c'est lui qui, au nom du CDL, incite à la constitution d'une Union Paysanne (U. n°4). Il avait milité dans le même sens dans les Alpes-Maritimes en 36. Il se rend ensuite dans des villages avec la même intention (U. n°7). Le 19 novembre, les transporteurs sont convoqués à la préfecture pour étudier la bonne marche des transports dans la réorganisation de l'économie départementale. C'est Freinet qui représente le CDL (U. n°6). Le 7 juillet 45, au cours de la Semaine nationale agricole, c'est toujours lui qui, au nom du CDL, appuie les revendications du délégué départemental de la Confédération Générale de l'Agriculture réclamant des prix corrects à la production et condamnant les marges excessives appliquées par les transporteurs et les intermédiaires. Freinet préconise l'entente complète entre les paysans et les ouvriers  (U. n°27), dans des termes qui ne sont pas sans rappeler la conclusion du film Prix et profits  en 1932.
 
Et les problèmes d'éducation ?
 
En se consacrant aux problèmes urgents de l'alimentation, a-t-il perdu de vue ses préoccupations d'éducateur? Sûrement pas. En décembre 44, il a publié un texte sur La formation de la jeunesse française , dont nous savons qu'il constitue sa première contribution à la commission Langevin pour la réforme de l'enseignement (U. n°8, article repris dans L'Educateur  n°2, mars 45, p.19). Il y préconise la création dans chaque département d'une commission d'étude de l'éducation populaire, réunissant des enseignants, mais aussi des représentants des ouvriers et des paysans, ainsi que de responsables du Comité de Libération. En juin 45, il publie un Plan de modernisation de notre enseignement primaire  (Ed. n° 4, p. 38).
 
A la tête du centre scolaire de Gap
 
Freinet crée, dans les locaux réquisitionnés du grand séminaire de Gap, un centre scolaire destiné à héberger des orphelins de fusillés ou victimes de guerre, des petits Juifs ayant échappé au génocide. C'est un certain Elie Cazal qui signe, en tant que directeur administratif, l'inventaire du matériel et la police d'assurance, mais il est déplacé (semble-t-il pour mauvaise gestion et mentalité répressive). A partir de février 45, Freinet assume de fait la direction. A sa demande, un militant de son mouvement, Marius Pourpe, a été détaché comme instituteur des grands et publie un journal scolaire ayant pour titre La Résistance . Instituteur des Bouches-du-Rhône avant la guerre, Pourpe avait demandé conseil à Freinet à Vallouise pour la recherche d'un poste dans les Hautes-Alpes, à cause de la santé de sa femme, et il enseignait à Laragne de 42 à fin 44. Le livre de vie de sa classe de Gap témoigne à la fois de la pédagogie pratiquée et du rôle joué par Freinet auprès des enfants. Souvent, quand une mission du CDL l'envoie à l'extérieur (Embrun ou Grenoble) avec la voiture et le chauffeur, Freinet emmène deux ou trois enfants parmi les plus grands. Nous avons vu qu'il pratiquait déjà ainsi à Vence, avant la guerre.
Presque chaque jour, un enfant présente une conférence dont le texte dactylographié est conservé. L'instituteur y joint des exercices autour de ce centre d'intérêt. Chaque semaine, la classe publie Notre vie pendant la semaine écoulée , texte polygraphié sans doute envoyé aux familles. Quand ce texte n'est pas dactylographié mais gravé à la main sur stencil, on reconnaît l'écriture de Freinet. De même, c'est lui qui, comme à Vence, préside la lecture hebdomadaire du journal mural où les enfants écrivent leurs doléances et leurs propositions. A cette occasion, se joint à la classe des grands celle des petits, animée par Mme Lagier-Bruno dont le mari, frère d'Elise, était capitaine du Maquis. La classe des moyens est dirigée par la veuve d'un résistant fusillé, Mme Mouton.
Les responsabilités de directeur du centre ne se limitent pas, à cette époque, au rôle pédagogique. L'effectif est très mouvant, évoluant, selon les urgences du placement, entre 40 et 80 enfants de 3 à 14 ans. Il faut, à cette époque de grave pénurie, nourrir et vêtir ce petit monde, trouver des poêles et du combustible pour remplacer le chauffage central hors d'usage, mais aussi veiller à l'état sanitaire, parfois dramatique, comptabiliser les tickets d'alimentation et de textile, sans oublier de les rendre à ceux qui repartent. Les premiers enfants accueillis sont de jeunes Marseillais, puis viennent quelques Niçois et, un moment, des Alsaciens dont certains ne parlent pas français. Heureusement, Freinet a été rôdé par l'accueil des petits réfugiés espagnols. Pour résoudre des problèmes de personnel de service, il demande à employer des prisonniers allemands.
Le dimanche qui suit le 9 mai 45, les enfants se réunissent pour chanter la paix retrouvée. Certains chantent dans la langue de leur enfance: arménien, russe, italien, arabe, provençal et le cuisinier (prisonnier) en allemand.
Début juillet, la fugue d'un garçon de 13 ans 1/2 mérite d'être citée pour sa conclusion. Menacé par son moniteur Ahmed d'avoir les cheveux tondus à ras, l'enfant s'échappe, passe deux nuits en cavale et finit par revenir en cachette au centre où, bien entendu, il est retrouvé aussitôt. Sa punition? Raconter sa mésaventure qu'il rédige en trois grandes pages dactylographiées. Mais l'épilogue se produit quelques semaines plus tard. Fin août 45, le centre de Gap doit fermer, car l'évêque veut récupérer son séminaire. La plupart des enfants sont rendus à leur famille. Mais cela n'est pas possible pour certains et Freinet qui regagne Vence où son école hébergera un autre centre scolaire, a proposé de les y emmener. Parmi eux, le jeune fugueur que nous retrouverons bientôt président de la coopérative des Pionniers .
 
Illusion perdue : la commission Langevin-Wallon
 
L'heure de Freinet est-elle arrivée ?
 
Dans l'euphorie générale des derniers mois de 1944 et d'après les affirmations de Ferrière qui vient de rencontrer à Paris de hauts responsables, Freinet serait tenté de croire que son heure de victoire est enfin venue. Il se verrait sans doute bien passant du Comité de Libération des Hautes-Alpes à un comité de libération de l'école.
Lorsqu'en novembre, il apprend que vient d'être désignée une Commission d'études pour la Réforme de l'Enseignement, présidée par le grand physicien Paul Langevin, membre de l'Institut, professeur au Collège de France, le même qui présidait à Nice le congrès de l'Education Nouvelle en 1932, Freinet rédige aussitôt un court texte, intitulé La formation de la jeunesse française , qu'il publie dans le n° 8 (13 décembre 44) de L'Union , organe du Comité de Libération des H.A. C'est dans son esprit une première contribution à des travaux auxquels il ne doute pas d'être associé puisqu'il représente sans conteste l'élément le plus dynamique de la transformation de l'école primaire française.
 
 
La réalité des commissions officielles
 
En fait, Freinet s'illusionne sur les commissions officielles: des réunions de notabilités, parfois estimables, parmi lesquelles un simple instituteur ferait tache. La droite dénoncera plus tard cette commission comme un repaire de marxistes et notamment de communistes. Ce n'est pas totalement faux, tout au plus représentatif de l'époque: quand on a dû écarter les personnalités notoirement compromises avec le régime de Vichy et la collaboration, est-il surprenant de retrouver une majorité de gens de gauche et, parmi eux, nombre de communistes? C'est la réalité qu'on observe dans tous les domaines après la Libération.
J'ai relevé les noms et les titres des participants les plus assidus de la commission au long de ses 2 ans 1/2 de fonctionnement. En plus de Paul Langevin, relayé à la présidence, après sa mort en décembre 1946, par Henri Wallon (professeur au Collège de France), on trouve Gustave Monod (directeur de l'Enseignement du Second Degré, au ministère), Le Rolland (directeur de l'Enseignement Technique), Maurice Barrée (directeur de l'Enseignement du Premier Degré), Piéron (professeur au Collège de France), Roger Gal (agrégé, futur responsable de la Recherche Pédagogique), Bayet (en l'absence du prénom, j'ignore s'il s'agit du président de la Ligue de l'Enseignement ou d'un professeur de Sorbonne), Renaudeau (directeur de l'école normale supérieure de l'Enseignement Technique, l'ENSET), Weiler (agrégé, futur président des Classes Nouvelles du Second Degré), Grandjouan (responsable du service Etudes et Documentation Pédagogique, au Musée Pédagogique de la rue d'Ulm). On y voit moins fréquemment Tessier (directeur du CNRS), Auger (directeur de l'Enseignement Supérieur), Durry  (professeur de Sorbonne, déjà auteur d'un rapport sur la réforme pour le gouvernement provisoire d'Alger), des syndicalistes de l'enseignement: Senèze (SNI, Ligue de l'Enseignement, Francs-Camarades), Janets (syndicat du Second Degré), Canonge (personnels de l'Enseignement Technique).
On le voit, les praticiens n'ont pas de place dans un tel aréopage, tout au plus quelques inspectrices ou professeurs d'écoles normales : Mlle Soustre, Mme Seclet-Riou (qui sera secrétaire de Wallon), Mlle Cabane, y font quelques apparitions, justifiées apparemment par leurs responsabilités au Groupe Français d'Education Nouvelle. En effet, le GFEN est largement présent au travers de ses sommités : Langevin, Wallon, Piéron, Gal. Mais on est loin de l'époque d'avant-guerre où Freinet, avec la complicité de la secrétaire générale, Mlle Flayol, tentait de donner à ce mouvement une assise praticienne.
 
Un rapport enterré comme tant d'autres
 
Les travaux de la commission Langevin-Wallon, terminés en juin 1947, auront la même destinée que la plupart des rapports des autres commissions du ministère de l'Education Nationale, avant et depuis, ils resteront enfermés dans les placards. Tout au plus serviront-ils de référence mythique dans certains congrès syndicaux ou politiques.
La courte expérience des classes nouvelles du Second Degré n'est même pas à mettre au crédit de cette commission; elle est due à la détermination personnelle du directeur du Second Degré, Gustave Monod, et de ses proches collaborateurs.
 
Le changement pédagogique ne se fera pas par le sommet
 
La contribution de Freinet a été reçue comme un texte parmi beaucoup d'autres. Quand il s'étonne d'être tenu à l'écart de travaux sur la réforme de l'école, alors qu'il aurait beaucoup de propositions à faire, on lui fait comprendre qu'il ne possède d'autre représentativité que comme directeur d'une école privée ou responsable d'une maison de commerce coopérative, la CEL. C'est sans doute ce qui l'incitera à créer l'ICEM, mouvement pédagogique constitué en association (Loi de 1901), afin de prouver qu'il représente autre chose qu'un organisme commercial.

 
La relance du mouvement
(1945-1947)
 
Renouer les réseaux interrompus
 
En 1940, les fichiers Clients et Abonnés de la CEL avaient été emportés par la police. Pour une simple maison de commerce, ce serait insurmontable. Mais le caractère de réseau du mouvement atténue cette catastrophe. Néanmoins, il faut tout retisser de nouveau. Au sein des militants, les amis les plus intimes n'ont jamais perdu le contact avec le couple Freinet et ils sont eux-mêmes restés en communication avec d'autres. Dès l'arrivée de Freinet au Comité de Libération de Gap, ils sont les premiers prévenus.
Très vite, tous se mettent à la recherche des militants qu'ils ont connus. Sont-ils restés dans la même école? Ont-ils été mutés ailleurs? Pour les militants encore prisonniers, on recherche l'adresse de leur famille pour obtenir de leurs nouvelles.
Les premiers éléments réunis permettent à Freinet d'envoyer une circulaire imprimée (non datée, mais vraisemblablement écrite en décembre 44) avec en-tête du Comité de Libération, à la Préfecture de Gap.
Circulaire aux adhérents de l'Imprimerie à l'Ecole et de la Coopérative de l'Enseignement Laïc, aux lecteurs de L'Educateur, de La Gerbe, aux usagers des techniques d'éducation nouvelle.
Chers camarades
La période que nous venons de traverser a été particulièrement dure pour tous nos camarades. Il en est peu qui n'aient été inquiétés, déplacés, emprisonnés, torturés, déportés, sans compter le nombre élevé des bons amis qui, dans les Stalags et les Oflags continuent pour ne pas sombrer, à se passionner à ce qui fut pour eux une raison de vivre. Nous avons, de notre mieux, maintenu les contacts. (Freinet résume son arrestation, son internement, son assignation à Vallouise, puis son passage au maquis, le pillage de son école mais la préservation d'une partie du matériel de la coopérative) Diverses nécessités me retiennent pour l'instant au Comité de Libération de Gap, mais dès que ce sera nécessaire et possible, nous rejoindrons Vence pour reprendre le travail. (...) Nous pensons sortir un jour très prochain notre premier n° de L'Educateur et nous entreprendrons des expéditions (de matériel disponible) dès que les possibilités de transport le permettront.
Freinet résume ensuite la besogne essentielle à accomplir en attendant :
- Rétablir les liaisons : retrouver les anciens adhérents mais aussi les sympathisants. Ceux qui le voudront pourront disposer d'exemplaires de cette circulaire.
- Faire connaître nos techniques aux administrateurs, participer aux commissions qui s'occupent de l'enfance, collaborer aux journaux de la Résistance.
- Que tous ceux qui ont réfléchi, écrit, réalisé une œuvre intéressante fassent connaître le fruit de leurs recherches et de leurs travaux. Freinet précise que lui-même publiera plusieurs livres écrits pendant la guerre.
Il ne s'agit pas de vivre sur le passé. Plus qu'avant guerre encore, nous avons à adapter, à innover, à créer. Pour cela, nous avons besoin de votre collaboration à tous. Ecrivez-nous sans retard.  Recueillez autour de vous des adresses. Faites le recensement des bonnes volontés. Et notre groupe repartira, plus dynamique encore et plus vivant, grandi par l'épreuve terrible que viennent de subir les meilleurs de ses ouvriers. Bien cordialement.
Et Freinet signe à l'adresse du CDL, Préfecture de Gap (H.A.).
 
La relance de L'Educateur
 
Les réponses reçues à la suite de la circulaire permettent la diffusion du premier n° de L'Educateur.  Freinet espérait le publier plus tôt, mais c'était compter sans les graves difficultés d'approvisionnement en papier. Il s'indigne que l'administration compétente tarde tant à le satisfaire, sous prétexte qu'aucun dossier n'est ouvert au nom des revues qu'il dirigeait avant son internement (L'Educateur, La Gerbe, Enfantines), alors que certaines revues ayant continué à paraître sous l'occupation sont approvisionnées normalement. Il lui faudra intervenir auprès de toutes les autorités compétentes, au plan régional et national, et même demander l'intervention du professeur Wallon auprès du ministère.
Le n° 1 paraît sur 12 pages le 15 février 1945. La page de couverture remplace le sommaire par une série d'appels:
- Regroupez nos adhérents et nos abonnés;
- Communiquez les adresses de tous ceux qui s'intéressent à nos efforts;
- Organisez les correspondances interscolaires;
- Préparez-vous à reprendre le travail dans vos équipes;
- Faites-nous connaître vos travaux;
- Donnez-nous des nouvelles des camarades;
- Souscrivez au livre de Freinet : L'Ecole Moderne Française
Dans le long éditorial intitulé Ralliement, Freinet rend hommage à tous les membres du mouvement qui ont souffert de la guerre, aux prisonniers et aux déportés encore en Allemagne, à ceux qui ont lutté clandestinement, à ceux qui ont été révoqués, suspendus, déplacés parce qu'ils avaient osé travailler efficacement à la rénovation de l'école du Peuple, à ceux qui ont intrépidement utilisé leur matériel scolaire d'imprimerie pour tirer des tracts patriotiques. Il raconte ensuite son itinéraire personnel, de son arrestation à ce jour. Il annonce les livres rédigés pendant la guerre.
Le repos forcé des camps et le silence du village ont été utilisés par moi pour réfléchir sur ce qui était et reste le centre d'intérêt essentiel de notre activité; j'ai approfondi théoriquement, psychologiquement et philosophiquement ce que nous avions créé techniquement et pratiquement. De ces humbles journées de méditation sont sorties des œuvres que je compte pouvoir mettre bientôt à la disposition de nos camarades et dont je donne ici un aperçu :
- Un livre "Conseils aux Parents" qui, sur l'initiative de Ad. Ferrière, a été publié en 1943 dans une revue belge ("Service Social"). Ce livre verra le jour en France dès qu'un éditeur aura accepté d'en prendre la charge pour une large diffusion, non seulement dans nos milieux mais aussi hors de l'enseignement. Il sera complété dès que possible par une brochure de "Conseils sur la santé des enfants" par Elise Freinet.
- Un fort livre sur "L'Education par le travail" que quelques camarades ont déjà eu entre les mains et qui est la justification psychologique, sociale et humaine des techniques que nous préconisons.
- Un gros travail encore:  "Psychologie sensible appliquée à l'éducation", dans lequel la psychologie est reconsidérée, en dehors de tout verbiage scolastique, selon des méthodes de logique et de bon sens.
- Un troisième livre est l'exposé d'un processus nouveau psychologique : "L'Expérience tâtonnée". Par delà les conceptions traditionnelles de la psychologie et de la philosophie, mieux que le conditionnement et le behaviorisme, l'expérience tâtonnée prétend retrouver un des fils d'Ariane qui nous permettrait de mieux comprendre pour le mieux diriger le comportement humain.
Ceci pour la psychologie.
Au point de vue plus spécialement pédagogique, j'ai :
- "L'Ecole Moderne Française", guide pratique pour l'éducation moderne, qui est actuellement à l'impression aux Editions Louis-Jean à Gap, et qui permettra à tous les éducateurs de s'orienter techniquement vers des méthodes qui s'imposent pour le relèvement du pays.
- "Du langage à l'écriture et à la lecture" par la méthode naturelle, exposé du processus noté, avec documents dessinés ou manuscrits, chez une fillette non soumise aux méthodes traditionnelles.
- "Une histoire universelle pour les enfants" pour laquelle il reste à trouver la très abondante illustration.
Diverse mises au point dont nous parlerons ultérieurement.
Nous savons que d'autres camarades ont également utilisé le silence forcé de ces dernières années pour des recherches similaires. Qu'ils nous les fassent connaître. Nous mettrons au point, en commun, tous ces travaux dont nous envisagerons ensuite, coopérativement, l'édition et la réalisation.
On connaît les traditions et le dynamisme de notre groupe. Ce dynamisme ne se démentira pas et nous ne changerons rien à l'orientation d'un mouvement qui, jusque dans la clandestinité, a su remplir son rôle magnifique de moteur, d'entraîneur, d'organisateur et qui est de ce fait habilité à préparer et à organiser l'école française de demain.
On retrouve sa technique d'animation: montrer aux militants qu'on attend d'eux qu'ils apportent leur part personnelle et qu'ils ne se contentent pas de diffuser et de suivre. C'est un des secrets de la dynamique qu'il impulse: chacun préfère avoir le sentiment de participer à la création que travailler uniquement comme tâcheron au service de l'œuvre d'un autre, fût-il le leader.
Il termine par une allusion à certaines calomnies le visant:
Seulement, ne nous leurrons pas; nous sommes, de ce fait,, éternellement gêneurs. Les égoïstes, les marchands, les conformistes obstinés, les esprits étroits nous calomnient, nous insultent, essayant de nous ridiculiser ou même de nous abattre pour qu'ils puissent de nouveau dormir et exploiter à l'aise. C'est notre lot, nous le savons.
Mais il est des réactions qui dépassent parfois les bornes supportables, et dont les périodes troublées que nous vivons facilitent la diffusion et garantissent l'obstinée permanence. C'est ainsi que nos adhérents d'Algérie ont été informés presque officiellement, après leur libération en 1943,  que Freinet était un traître qui avait accepté de faire des conférences en Allemagne. Du coup, le nom de Freinet a été rayé de la pédagogie algérienne et rayé, dirait-on, du souvenir même de ceux qui se disaient nos meilleurs amis. Et cela , au moment même où Freinet se battait dans le Briançonnais. On dit aussi, paraît-il, à Marseille, à Paris et ailleurs, que Freinet a publié en Belgique un livre exaltant Pétain et les chantiers deJeunesse.  Ce livre, c'est "Conseils aux Parents" que vous lirez bientôt j'espère et vous jugerez.
Alors d'aucuns s'étonnent qu'à une époque où s'officialise notre pédagogie, Freinet ne soit pas dans les Conseils du Gouvernement, qu'il ne devienne pas une vedette des journaux d'avant-garde, qu'on le plagie et qu'on le copie en l'ignorant ou en l'attaquant. Freinet, éloigné un instant de ses fonctions par la répression, par l'emprisonnement et la relégation, puis par les nécessités de la lutte dans la Résistance, Freinet reprend sa tâche au milieu de vous et avec vous, comme il sera au milieu de nos prisonniers et de nos déportés lorsqu'ils reviendront. Freinet sait, par expérience, hélas! que l'incompréhension et la calomnie sont le sort de tous les novateurs. Mais il ne se plaint pas, payé qu'il est par l'estime et l'affection de tous ceux qui ont travaillé avec lui, qui ont bénéficié de son œuvre et qui, aujourd'hui encore, sont si nombreux à lui manifester leur confiance et leur attachement. (...)
Freinet n'a pas d'autre ambition que de rester l'ouvrier obstiné de notre grande œuvre pédagogique. Vos témoignages obstinés lui apportent chaque jour la preuve qu'une place lui reste, la seule qu'il ambitionne : celle du dévouement à la cause de l'école populaire, dans la chaude amitié et la fervente collaboration des meilleurs éducateurs de notre pays.
Près du quart de ce n° réduit est consacré à la correspondance interscolaire qui, avec le journal scolaire, est jugée déterminante pour transformer les pratiques pédagogiques. Les demandes seront centralisées dans chaque département, puis échangées avec les régions souhaitées. 150 demandes parviendront effectivement dans le mois suivant.
Parmi les nombreuses informations ponctuelles, mentionnons l'encouragement à lire Esquisse d'une politique française de l'enseignement  présentée au nom du Parti Communiste aux groupements de la Résistance par Georges Cogniot. On mesurera dans quelques années la profonde divergence de conception des deux hommes.
La revue est annoncée comme bi-mensuelle, mais elle ne pourra sortir réellement que 5 fois jusqu'au 15 juillet, avec une faible pagination: 54 pages au total, même pas le volume de deux n° d'avant-guerre.
Le n° 2, réduit à 10 pages, paru le 15 mars 45, contient un éditorial de 3 pages sur l'incitation à prendre chacun sa part de travail: Bas la veste, prends l'outil et au travail!  Après un rappel des multiples tâches à poursuivre ou à entreprendre, Freinet conclut :
Un inspecteur disait récemment à un de nos amis : - Si vous avez si bien réussi, c'est que vous êtes un groupe "fraternel". Et c'est exact. Non pas que nous fassions de cette fraternité une mystique. Notre mystique, c'est le travail au bénéfice du peuple et pour le triomphe de notre idéal. Ceux qui s'égareraient dans nos rangs pour discutailler et essayer de profiter en parasites de nos efforts, sont refoulés lentement mais irrévocablement vers les zones corrompues de la vie sociale ou politique. Ne restent chez nous, ne prennent poids et autorité dans notre groupe que les meilleurs travailleurs, les plus actifs, les plus ingénieux, les plus compréhensifs et les plus généreux. Le travail souverain crée et soutient cette fraternité que n'ont pu détruire cinq années d'oppression et de tortures pour les uns, d'interminable isolement derrière les barbelés pour les autres. C'est cette fraternité qui explose  aujourd'hui dans les lettres émouvantes de ceux qui sont heureux de se retrouver et de nous retrouver. (...) Nous ne demandons pas à nos adhérents : "Es-tu chrétien, socialiste ou communiste ?" mais : "Veux-tu travailler avec nous pour un monde nouveau plus humain et plus juste, susceptible de mieux répondre à nos communes aspirations individuelles et sociales ?"
Freinet reprend le texte sur la formation de la jeunesse française  qu'il avait publié dans L'Union, le journal du Comité départemental de Libération. Parmi les nombreux petits messages de cet Educateur  n° 2, l'annonce de fiches d'actualité pour les enfants, un appel pour des textes d'enfants sur les récents événements: la guerre 39-40, la domination allemande, les déportés, les prisonniers, la Résistance, le Maquis, la Libération. Ces textes alimenteront La Gerbe  et des brochures de la collection Enfantines.  
La question est posée: L'Educateur doit-il redevenir l'Educateur Prolétarien? 
Enfin, dans un article intitulé Vers une Union Pédagogique, Freinet lance une proposition de fédération des organisations laïques s'intéressant aux problèmes d'éducation.  Nous reviendrons plus loin sur les suites de cette initiative.
Le n° 3 du 15 mai revient aux 12 pages mais dans un format un peu plus petit. Il salue en couverture le retour des prisonniers et déportés. Parmi les nouvelles données sur des camarades disparus ou revenus, on annonce le retour prochain d'Honoré Bourguignon, l'animateur espérantiste infatigable. Malheureusement, le n° suivant devra rectifier: il s'agissait d'une homonymie, car le militant du mouvement est mort à Dachau.
Le contenu est consacré à l'organisation du travail du mouvement, de ses revues, de ses productions et au redémarrage de la CEL. A noter une première critique publique de la commission Langevin: Il nous semble que cette commission, trop exclusivement composée d'intellectuels, ne voit que le côté intellectuel de la réforme sans en considérer les assises profondes qui sont ce que nous avons appelé le matérialisme pédagogique. (...) Eh bien! cette action qu'on ne nous a pas donné l'occasion de mener au sein de la Commission, nous la mènerons encore une fois de l'extérieur. Freinet encourage ses militants à constituer des groupes d'éducation nouvelle dans le cadre du GFEN avec la perspective d'élargir encore avec l'Union Pédagogique.
Après consultation des militants, le titre de la revue restera inchangé :  Les camarades qui plaident avec le plus de chaleur pour "L'Educateur Prolétarien" le font en souvenir d'un passé qui leur reste cher . C'est comme notre drapeau des temps héroïques et on n'abandonne pas volontiers un drapeau.  (...) Reconnaissons-le : L'Educateur Prolétarien est le symbole d'un passé que nous ne renions pas, certes, mais que nous croyons aujourd'hui dépassé. Nous avons travaillé à quelques-uns, au temps où le danger éloignait de nous les timides et les conformistes. Aujourd'hui nos méthodes, nos techniques ont la prétention d'atteindre, d'influencer et de mobiliser la grande masse des éducateurs. Nous n'allons pas agiter inutilement devant eux un drapeau particulariste, même s'il nous est cher. L'Educateur remplacera définitivement l'Educateur Prolétarien. Nous n'avons pas besoin de ce drapeau d'ailleurs pour nous retrouver, nous reconnaître et nous réunir, n'est-ce pas, tous les bons compagnons de la CEL ?
Plus de 2 pages 1/2 sont consacrées à des conseils aux jeunes enseignants qui constituent un bref résumé du livre à paraître L'Ecole Moderne Française. Un tiré à part de cet article est ensuite proposé aux militants pour diffusion auprès de leurs jeunes collègues.
Le n° 4, du 15 juin, commence par un Plan de modernisation de notre enseignement primaire  qui est la seconde contribution de Freinet à la commission Langevin. Les adhérents des départements sont invités à prendre en accord avec les secrétariats pédagogiques syndicaux, des initiatives concernant des journées pédagogiques recommandées par le ministère sur la Réforme de l'Enseignement. Sur le problème de la participation institutionnelle des groupes départementaux aux sections locales du GFEN, Freinet propose que la CEL adhère en bloc au GFEN et participe en conséquence à l'administration et à la direction du Groupe Français.
Sur le plan interne, est posé la question d'un prochain congrès de la CEL (en fait, une simple Assemblée Générale de la coopérative se tiendra à Paris le 21 juillet) ainsi que le problème de L'Educateur  qui, dès octobre prochain, doit retrouver sa vocation de grande revue pédagogique de l'instituteur moderne. Deux pages sont consacrées au catalogue des éditions et matériels disponibles à partir d'octobre 45. Les tarifs indicatifs sont ceux de 1939-40 et l'on prévoit de les tripler.
Le n° 5, du 15 juillet se contente de faire le point en ce début de vacances. L'éditorial se veut rassembleur de tous les instituteurs soucieux de rénovation pédagogique, qu'ils soient attachés à Mme Montessori, à Decroly, Dewey, Profit, Cousinet ou partisans d'aucune méthode spécifique. Nous le répétons encore une fois : il n'y a pas de méthode Freinet, il n'y a pas de méthode CEL, il y a un vaste mouvement de rénovation et d'adaptation pédagogique dont nous sommes les initiateurs et les ouvriers et qui utilise et utilisera pour ses fins tous les outils et toutes les méthodes qui lui paraîtront favorables. Il n'y a pas de méthode Freinet, il n'y a pas de méthode CEL, mais il y a un esprit Freinet, un esprit et une fraternité CEL. (...) Pour nous une seule chose compte, l'amélioration de notre travail et la modernisation de notre école.Tous ceux qui veulent y collaborer ont leur place dans notre mouvement. Mais en seront toujours impitoyablement refoulés, les arrivistes à l'amour-propre exagéré qui auraient tendance à rétrécir notre action à la mesure de leur mesquinerié ou de leurs ambitions. Ce sont ceux-là  qui rouspètent, qui nous trouvent trop sévères, qui voudraient nous donner une figure partisane.
Une brassée d'informations : la réunion de reprise de contact de la CEL aura lieu à Paris (10, rue Solférino) le 21 juillet; un stage de 120 personnes se tiendra à Gap du 30 juillet au 4 août; l'école Freinet rouvrira à la rentrée prochaine; le premier tirage de L'Ecole Moderne Française  étant épuisé, on servira en septembre la nouvelle édition. Désormais, l'adresse de L'Educateur  quitte Gap pour Vence.
 
Le réseau des prisonniers de guerre
 
Certains des meilleurs militants étaient restés prisonniers en Allemagne pendant 5 ans. Beaucoup d'entre eux, loin de revenir abattus par cette triste expérience, sont impatients de reprendre place dans le combat pédagogique. Mieux encore, certains avaient tenté de rompre l'inactivité de la détention en participant aux universités des camps. Ils ont présenté à leurs codétenus leur façon nouvelle de travailler en classe, ce qui a intéressé quelques collègues enseignants mais aussi de simples parents soucieux d'éducation. Enfin rapatriés, ils prennent connaissance des premiers envois de Freinet et lui communiquent des adresses de sympathisants potentiels. D'après leur courrier, les stalags IIIA et VIIA, les oflags (camps d'officiers) IVD et VII semblent avoir été particulièrement actifs sur la réflexion en matière d'éducation.
Conscient de l'importance de cet apport, Freinet charge l'un d'eux, Charles Lafargue (Landes) de coordonner une commission des prisonniers, afin d'intégrer sans tarder les nouveaux venus, dispersés dans toutes les régions. Cette commission sera très éphémère car les prisonniers n'ont qu'une hâte : oublier qu'ils furent amputés de 5 ans de leur vie. Ils maintiendront leurs liens d'amitié, mais au sein du militantisme global du mouvement.
 
Les tournées de conférences
 
Toutes les fois qu'il le peut, Freinet participe à des manifestations sur l'éducation ou intervient seul à l'invitation d'un groupe local. Le public enseignant est souvent nombreux (1500 à Grenoble) et les paroles de Freinet ont un retentissement réel, car il ne se situe pas sur le terrain de la pure théorie mais de la pratique quotidienne. Il ponctue son propre discours de textes d'enfants. Pour ses auditeurs, il ne s'agit pas de quelqu'un qui prêche de haut la bonne parole, comme cela arrive si souvent. C'est un des leurs qui parle métier et l'enthousiasme qu'il suscite vexe parfois d'autres orateurs, plus titrés mais moins convaincants.
 
L'influence indirecte des CEMEA
 
On ne saurait passer sous silence l'influence des stages de colonies de vacances des Centres d'Entrainement aux Méthodes d'Education Active (CEMEA) sur un certain nombre de jeunes. Les normaliens doivent obligatoirement effectuer l'un de ces stages avant d'entrer en fonction. Pour ceux qui n'avaient connu dans leur formation que des professeurs et des classes d'application de mentalité traditionnelle, il s'agit de la première ouverture sur une autre attitude éducative, centrée certes sur les colonies de vacances, mais d'orientation suffisamment différente pour provoquer parfois des prises de conscience. De nombreux autres jeunes seront également touchés et, lorsque certains d'entre eux, simples bacheliers, répondront aux appels à candidature pour résoudre la pénurie en instituteurs, ce sera souvent la seule ouverture pédagogique qui les incitera à enseigner sans reproduire l'enseignement qu'ils ont eux-mêmes subi pendant leur enfance.
Je me souviens personnellement du choc éprouvé lorsque, fils de surveillant général, dégoûté par le contexte scolaire, je découvris grâce aux instructeurs du stage une autre attitude éducative, excluant tout à la fois la coercition et le paternalisme. Cela m'incita à en savoir plus, à abandonner mes études d'architecture étouffantes d'académisme pour me préoccuper de la délinquance juvénile, puis de la prévention et enfin de la recherche d'un autre rôle de l'école.
 
Réouverture de l'école Freinet
 
En avril 1941, avant de quitter Vence pour Vallouise, Elise Freinet, espérant éviter ainsi réquisitions ou pillages, avait passé un accord avec une association franco-tchécoslovaque qui utiliserait les locaux pour l'hébergement d'enfants. Cette association est aidée et chapeautée par une structure internationale financée par les Protestants américains et l'école devient Maison d'accueil chrétienne pour enfants.  Plus tard, les enfants ont  été transférés dans la Creuse et les locaux, désormais inoccupés, réquisitionnés par le Commissariat départemental du service de l'Apprentissage des Alpes-Maritimes.
En 1945, Freinet est parvenu à faire lever la réquisition, mais le problème est de faire rembourser ou remplacer les meubles et objets, détériorés ou disparus. A cause des changements d'organismes responsables de l'utilisation des locaux, au début, tous se renvoient la balle, mais finalement, du fait que l'association tchèque est la seule signataire d'un véritable contrat de location, le consulat de Tchécoslovaquie endosse une grande partie des dédommagements, en nature (lits, draps, couvertures) et en espèces.
Pour l'année scolaire 45-46, Freinet décide de confier l'école Freinet au même organisme qui finançait le centre de Gap: Les Centres scolaires et sanitaires de Provence (dont la présidente est la résistante Lucie Aubrac), destinés à venir en aide aux enfants victimes de guerre, tout en cherchant à renouveler les méthodes pédagogiques. Marius Pourpe qui enseignait à Gap est muté au Pioulier. Le journal du Pioulier s'appelle à nouveau Les Pionniers.  Pourpe en est alors le gérant (mais à partir de 1947, c'est Freinet lui-même qui reprendra cette responsabilité, même si résidant à Cannes, il n'assure plus l'animation pédagogique quotidienne de l'école).
Le premier numéro commence par un texte prenant quelque distance avec la vérité historique: L'école Freinet recommence à vivre. Depuis juin 1940, elle était fermée par l'ennemi. Elle accueille aujourd'hui, comme centre scolaire, les fils de fusillés, de déportés, de sinistrés de la région de Marseille. Au travail pour une bonne année!   On se souvient pourtant que c'est le gouvernement de la Troisième République qui, dès le 20 mars 40 (et non en juin), donc avant l'invasion et l'instauration du régime de Vichy, a interné Freinet et s'est acharné à obtenir la fermeture de l'école. Serait-ce lui l'ennemi?
 Une surprise, quand on a lu les livres de vie de l'école Freinet d'avant-guerre, c'est l'influence du far-west américain sur l'esprit des enfants. Quand les garçons construisent des huttes sur le terrain de jeux, ils prennent des surnoms: Œil-de-Faucon, Flèche rapide, Cerf agile, Pas-de-Loup, Longue carabine. Leur premier jeu dramatique s'intitule: "La Vengeance de l'Aigle noir". On est loin du folklore bolchevique des gamins de Gennevilliers en 1935. Cela n'empêche pourtant pas les enfants de participer à Vence aux activités des Vaillants (mouvement d'enfants communiste), ni les plus grands d'assister à Nice, en mai 46, à un meeting où parle Maurice Thorez.
Freinet et Elise (qu'on appelle alors "Monsieur et Madame Freinet") sont cités un peu comme des bienfaiteurs extérieurs. Bizarrement, à travers les textes des enfants, on ne les ressent pas vraiment comme chez eux. En tout cas, ils ne sont plus papa et maman, comme de 35 à 40. Cela tient au fait que Freinet travaille en premier lieu à la relance de sa coopérative et de son mouvement et surtout que le centre scolaire, locataire des lieux, a une entière autonomie de gestion. Je me souviens qu'en m'accueillant comme futur instituteur de son école en 1950, Freinet avait insisté sur la responsabilité à l'égard des enfants 24 heures sur 24. Il racontait qu'un jour, arrivant au centre scolaire du Pioulier, il avait aperçu un enfant qui faisait le tour de la terrasse du troisième étage, à l'extérieur de la balustrade. Prenant une monitrice à témoin de son émotion, il s'entendit répondre : "Je suis de congé aujourd'hui, ça ne me concerne pas!". A entendre son indignation légitime quand il rappelait l'incident, nul doute qu'il l'aurait congédiée sur l'heure s'il avait eu pouvoir de décision.
Au retour d'un voyage dans l'Allier (pour participer au conseil d'administration de la CEL, composé en majorité de membres de ce groupe départemental, car il faut une délibération institutionnelle pour organiser la relance des activités commerciales), Freinet a ramené des films Pathé-Baby anciens dont certains ont pour titre : La cueillette des roses à Saint-Paul, La neige à l'école Freinet. Les enfants voient en classe des burlesques américains en 9,5 mm. Par contre, ils vont au cinéma de Vence pour des films de guerre soviétiques et même Le Dictateur, avec les places offertes par Mme Lagier-Bruno (la mère d'Elise). Une autre fois, les Freinet apportent des masques (Charlot, Chinois...). Quelques grands accompagnent Freinet pour visiter l'imprimerie Aegitna qui assure le tirage des revues de la CEL.
Les enfants font des enquêtes sur la vendange, la fabrication de l'huile d'olive, celle des fromages, la culture des œillets et des tomates, mais aussi sur documents : le Briançonnais, le pétrole, le fer et l'acier, la navigation, les Indiens, l'aviation, les monuments de Paris et de Marseille. Une monographie de Vence est publiée.
Parmi les conférences des enfants, beaucoup de récits de guerre: le père exécuté par les Allemands pour avoir caché des résistants (dont le frère de Maurice Thorez), la mort de la mère en déportation, des pères ou des frères FFI tombés au combat.
Bien que le livre de vie ne traduise plus vraiment l'ambiance d'autrefois, il n'y a jamais eu autant de visiteurs et de stagiaires : des instituteurs de l'Ardèche, de l'Hérault, du Var, des responsables de l'Union des Femmes Françaises. Un jour, Mme Freinet appelle les enfants : "Venez faire des chefs d'œuvre pour l'exposition de Nice ". Immanquablement, deux d'entre eux dessinent un portrait de cow-boy.
 
Un projet d'Union Pédagogique
 
Parlant des autres mouvements d'éducation, Freinet a écrit en mars 45 (E. n°2) : Continuerons-nous à travailler chacun de notre côté, en laissant à des gens étrangers à nos efforts le soin et le bénéfice moral d'un regroupement qui devrait être notre œuvre.  (...) Chaque mouvement conserverait son originalité, ses méthodes de travail et ses moyens de propagande, mais, pour toutes les questions dont l'intérêt nous est commun, l'Union Pédagogique unifierait les efforts. Le Professeur Wallon a été le premier à nous donner son accord : " Cette Union Pédagogique, nous écrit-il, pourrait étendre son rôle à la surveillance de la littérature pour enfants et dénoncerait les journaux et les livres pernicieux auprès de l'opinion et des pouvoirs publics... Elle pourrait avoir un comité d'initiative qui examinerait les publications à entreprendre, les auteurs adéquats et qui chercherait au besoin l'éditeur à qui confier l'édition du livre."  Nous n'avons pas la prétention de fixer d'avance  le programme et les buts de cette Union. Si nous sommes d'accord sur le principe, nous tâcherons de nous rencontrer et c'est ensemble que nous fixerons les tâches possibles de cette entente loyale et salutaire de tous les éducateurs de France.  
Lors de sa venue à Paris le 21 juillet, Freinet rencontre les responsables de plusieurs mouvements et une décision de principe est prise pour la constitution de ce cartel qui réunirait une quinzaine de mouvements et syndicats. C'est seulement le 28 septembre que les statuts sont adoptés :
L'Union Pédagogique Française n'est pas une association nouvelle, mais seulement un cartel des groupements laïques qui se proposent d'étudier en commun les problèmes d'éducation auxquels ils s'intéressent.
Statuts
1° - Le Comité National de l'Union Pédagogique est constitué par la réunion de deux délégués de chacun des groupements adhérents. C'est ce comité qui désigne le Bureau.
2° - Le Comité se réunit au moins tous les trois mois sur convocation du Président, et plus souvent, si nécessaire, lorsqu'un quart des groupements le demandera.
3° - Des Comités Départementaux de l'U.P. seront constitués et fonctionneront selon les mêmes principes que le Comité National.
4° - Toute demande d'adhésion nouvelle, tant sur le plan départemental que national, sera soumise à l'agrément du Comité National.
5° - Les dépenses d'administration des Comités Départementaux et Nationaux seront couvertes par un versement uniforme à fixer par le Comité. Les groupements intéressés s'entendront pour le financement des actions à mener.
6° - Le Bureau suscite, organise et dirige les commissions spécialisées dont les membres pourront être choisis hors du Comité pour l'étude des questions prévues par le Comité.
Beaucoup de mouvements donnent d'emblée leur adhésion :
     Mouvements pédagogiques :
- Groupe Français d'Education Nouvelle (GFEN)
- Coopérative de l'enseignement Laïque (CEL)
- Ligue Française de l'Enseignement (Conf. des Œuvres Laïques)
- Office Central de la Coopération à l'Ecole (OCCE)
- Centres d'entraînement aux Méthodes d'Education Active (CEMEA)
- Société Française de Pédagogie (SFP)
- Office Pédagogique de l'Esthétisme (OPE)
- Les Amis de l'Ecole Nouvelle du Nord
En apprenant l'initiative, l'Union Nationale pour le Soutien et la Protection de l'Enfance demande aussitôt à s'y associer.
          Mouvements de Jeunesse :
- Fédération des Eclaireurs de France (EdF)
- Fédération des Francs et Franches Camarades (FFC)
- Union des Jeunesses Républicaines de France (UJRF)
- Union Française Universitaire (UFU)
         Les syndicats  sont sollicités :
- Fédération Générale de l'Enseignement
- Syndicat de l'Enseignement Secondaire
- Syndicat de l'Enseignement Technique
- Syndicat National des Instituteurs (SNI)
Seul Senèze du SNI semble vouloir s'engager, faisant craindre à certains que le nombre de ses adhérents n'étouffe les autres organisations.
       Bureau :
Président : Professeur Wallon (GFEN)
Vice-Président : C. Freinet (CEL)
Secrétaire : Mme Chenon-Thivet (ONEP)
Secrétaire-adjoint : P. Vigueur (FFC)
Trésorier : R. Roucaute (UJRF)
Autres membres : MM. Merville (SNI) et Goblot (EdF)
Secrétaire administratif: Coutard
      Siège : 3, rue Récamier, Paris 7e  (siège de la Ligue de l'Enseignement)
Des commissions de travail sont instituées :
1) L'enfance délinquante  (resp. J.Roger)
2) Maisons d'enfants (Mme Seclet-riou)
3) Colonies de vacances (Freinet)
4) L'enfance non surveillée (H. Thivet)
5) Mouvements de Jeunesse et patronages laïques (Goblot)
6) Cinéma, presse, radio (Coutard)
7) Apprentissage (Mlle Othon)
8) Rénovation et modernisation de l'école, méthode, mobilier et locaux (Senèze)
Il est un peu déconcertant que Freinet anime la commission Colonies de vacances et non celle de la Rénovation de l'école, mais peut-être préfère-t-il faire avancer les problèmes grâce à d'autres soutiens, sachant que ses militants seront les plus dynamiques à l'échelon local. Le groupe de l'Allier lance d'ailleurs aussitôt des initiatives.
Même au niveau national, Freinet ne manque pas de poids car Coutard et Vigueur sont des militants CEL et Roger, passé de l'enseignement à l'éducation surveillée, était avant la guerre l'un des responsables du groupe CEL du Nord.
 
Distances avec le GFEN
 
Dès la Libération, Freinet a incité ses militants à relancer les groupes locaux d'éducation nouvelle et à en créer de nouveaux, là où il n'y en avait pas. Il espère ainsi assurer une base militante au GFEN, tout en bénéficiant d'une audience plus large pour son propre mouvement. Mais alorss que Mlle Flayol soutenait naguère ses initiatives, il trouve maintenant peu d'appuis. Peut-être même sait-il que la campagne de dénigrement et de calomnie qui continue contre lui, s'appuie souvent aussi sur des responsables du GFEN.
Bien que membre du comité du GFEN, il vient d'apprendre par la revue de Bourrelier Méthodes Actives, concurrente de L'Educateur,  que cet éditeur va publier la revue du GFEN Pour l'Ere Nouvelle.
Le 9 février 46, Freinet fait part de sa déception au professeur Wallon :
Je suis dans l'obligation aujourd'hui de prendre certaines positions vis-à-vis des groupements pédagogiques voisins et vous pourriez peut-être croire à une quelconque saute d'humeur si je ne vous en disais au préalable les raisons profondes. Il y en a une qui n'aurait peut-être pas une incidence politique de premier plan mais qui sera utilisée comme vous le verrez. Nous avons contre nous, sournoise ou avouée, - et ce n'est d'ailleurs pas d'aujourd'hui certes - la coalition des "intellectuels" qui, parce qu'ils ont des diplômes, des possibilités de discussion, un prestige universitaire ou littéraire, se croient de ce fait désignés à tous les postes de direction, qui voudraient bien admettre que nous travaillions en sous-ordre pour améliorer nos techniques, mais se cabrent dès que nous empiétons sur leurs chasses gardées. Le Groupe d'Education Nouvelle en est malheureusement largement pourvu. On a toujours trouvé très bien de nous y faire travailler, on a loué le cas échéant nos réalisations techniques, mais ce sont les intellectuels que je critique qui, non seulement à Paris mais dans les départements, tiennent la direction.
Ne vous y trompez pas : il faut voir là une des raisons qui expliquent la désaffection des instituteurs pour ces groupes. Loin de moi la pensée de vous critiquer personnellement. Puisque vous êtes au Parti, c'est que vous comprenez autrement votre rôle d'intellectuel. Toujours est-il que le GFEN n'est pas notre maison, que nous ne nous y sentons pas à l'aise, que nous n'y faisons aucun travail, qu'on nous oublie systématiquement lorsqu'il s'agit de la commission Langevin, du stage de Sèvres, de réunions organisées même en province, et que nous n'avons plus rien à faire dans un organisme que nous ne parviendrons pas à régénérer (J'apprends que "Pour l'Ere Nouvelle" serait publiée chez Bourrelier. Nous regretterions profondément cette décision. Quant à nous, nous ne collaborerons pas avec Bourrelier).
De par votre fonction, vous voyez, vous, la direction parisienne. Nous, nous sommes mêlés à toutes les répercussions départementales d'un état d'esprit. Dans un département du midi, un inspecteur veut fonder un groupe d'E.N., mais il ne veut admettre qu'un choix parmi nos adhérents, de crainte que ceux-ci soient trop nombreux. Et je reçois aujourd'hui une lettre inquiète de camarades bordelais au sujet des manœuvres d'un inspecteur pour fonder un Groupe  Girondin d'E.N. qui coiffera tous les mouvements d'éducation. (...)
Et puis, il y a plus grave :  on ne peut pas nous dénier une certaine part dans le mouvement d'éducation, mais on veut nous rejeter dans la zone des tâcherons qui découvrent quelques petits perfectionnements aux machines pour lesquelles d'autres restent les grands ingénieurs. (...)
Pour faire face à ces forces ouvertement ou insidieusement coalisées, nous nous voyons dans l'obligation de prendre certaines initiatives :
1°- Pour les raisons indiquées ci-dessus, nous ne recommanderont plus l'adhésion de nos groupes départementaux au GFEN, ni la constitution de groupes départementaux d'Ed. N. Nos adhérents seront libres d'y adhérer individuellement s'ils le désirent.
2°- Pour contrer les efforts de ceux qui voudraient nous rejeter dans la catégorie des tâcherons de l'éducation nouvelle, nous réorganisons toute notre activité pédagogique (notre croissance extrêmement rapide nous l'impose d'ailleurs)
a) organisation administrative et commerciale de la CEL totalement séparée, sous la responsabilité d'un camarade qui installe nos services à Deuil (S. et O.)
b) organisation, sous ma responsabilité, d'un Institut de l'Ecole Moderne qui est pour ainsi dire la concrétisation de nos efforts pédagogiques et qui sera non pas une association d'affinité mais un organisme de travail, comme une guilde pédagogique
c) l'organisation dans chaque département d'Instituts semblables
d) constitution partout de l'Union Pédagogique qui peut très bien suppléer au Groupe d'Education Nouvelle défaillant.
Croyez que, dans toute cette affaire, je n'agis pas seul. J'y suis orienté et poussé par la masse de nos adhérents qui me communiquent leurs appréhensions et leurs inquiétudes. Je crois que, pratiquement, nous ne tirerons plus rien du GFEN qui dort depuis des années et n'a pas su se survivre au cours des mois qui ont suivi la Libération. Il ne pourrait être revigoré que par l'appui officiel dont nous avons quelques raisons de nous méfier.
Vos noms sont, qu'on le veuille ou non, mêlés intimement à la vie de cette Ligue. C'est pourquoi j'ai cru bon de vous faire connaître les griefs de notre groupe et la décision qui a été prise (dont je ne suis pas le seul responsable, puisque notre Coopérative comprend des membres de toutes tendances). Vous verrez certes ce que vous aurez à faire. Nous vous demanderons très prochainement de vouloir bien renforcer de votre autorité l'organisation et les efforts de notre Institut. N'oubliez pas que le GFEN ne représente absolument rien et n'a aucune résonnance dans les départements. Nous avons, nous, groupé pour le travail 10.000 instituteurs dévoués. Nous travaillons en accord avec le SNI.
Pour notre succès et pour l'intérêt du Parti, je crois que vous devez comprendre notre position et nous aider à faire face à nos détracteurs, non pas théoriquement mais grâce à une activité constructive qui est tout à fait dans la ligne du Parti.
Veuillez croire, Cher Camarade, à l'assurance de mes sentiments fraternels et dévoués.                                
C. Freinet
On comprend mal l'objectif de Freinet. Espère-t-il vraiment détacher Wallon du GFEN et obtenir son parrainage pour le futur Institut de l'Ecole Moderne qu'il projette? Rien ne sera fait en tout cas pour retenir Freinet au sein du GFEN. Au début du mois d'avril, le comité directeur de ce mouvement est convoqué pour préparer le Congrès Européen de la Ligue Internationale d'Education Nouvelle qui se tiendra en août à Paris. Freinet se fait représenter par Coutard et Marie Cassy. Toutes les décisions étaient déjà prises auparavant: 11 commissions et leurs rapporteurs désignés sans consultation préalable. Freinet conclut dans L'Educateur (n° 14, avril 46, p. 274) : On pense peut-être encore au GFEN que, pour une bonne répartition des tâches, il faut réserver aux uns le soin de travailler et aux autres le privilège d'exposer et de faire valoir intellectuellement nos réalisations. Nous le répétons encore: les instituteurs qui ont su conquérir le droit syndical et s'organiser librement dans leur corporation, sont assez grands garçons aussi pour organiser pédagogiquement et techniquement l'Ecole pour laquelle ils savent se dévouer sans compter. Ils se refusent à être plus longtemps les aliborons de l'éducation nouvelle et ils se conduiront vis-à-vis du GFEN comme le Groupe se conduira vis-à-vis d'eux.
Cela n'empêche pas Freinet de participer à ce congrès à la Cité Universitaire de Paris. P. Guérin qui est venu y assister sur les conseils de ses amis des CEMEA, se rappelle de son étonnement devant la froideur hautaine de Langevin et de Wallon vis-à-vis de Freinet qui apporte la voix des praticiens et lit avec émotion des textes d'enfants. Cet homme, qu'il connaissait à peine de nom, prend désormais pour lui figure de fédérateur des simples instituteurs comme lui. Freinet, dans le compte rendu qu'il fait (E 1, p. 4), écrit: La période verbale de l'Education Nouvelle est révolue. Les éducateurs veulent du pratique afin de faire passer dans la réalité quotidienne les rêves des pédagogues d'avant-garde. Ils désirent, en conséquence, que les Congrès d'Education nouvelle ne soient pas seulement des rencontres - cependant précieuses à ce titre - entre pédagogues de tous pays, mais aussi des Congrès de travail pratique et effectif. Que l'Education Nouvelle ne plane plus par dessus une tour d'ivoire, mais qu'elle pose hardiment, scientifiquement, les problèmes éducatifs dans toute leur ampleur, sans crainte des incidences sociales sans lesquelles les questions éducatives ne seront jamais solutionnées.
C'est pourtant Freinet qui sera accusé par les orthodoxes staliniens, fortement représentés au GFEN, de se tenir en dehors de la vie sociale (ou plus précisément en dehors de la ligne officielle du Parti).
Les ponts sont alors rompus entre les deux mouvements. Les contacts ne seront repris qu'une vingtaine d'années plus tard.
 
L'Union Pédagogique dans l'impasse
 
Du côté de l'Union Pédagogique, la déception ne tarde pas non plus. Certes, dans l'euphorie fraternisante de la Libération, l'union des forces laïques séduisait d'emblée. Mais, rapidement, chaque organisation craint la dilution dans un ensemble trop vaste. Freinet se trouve confronté à la protection des chasses gardées de chaque mouvement. Ainsi, dans le domaine des colonies de vacances, les CEMEA lui font sentir la spécificité de leur champ d'action. Si Freinet n'a pas tort de critiquer la trop grande place qu'ils donnent au chant et aux jeux à règle, il méconnaît le fait que les CEMEA, mouvement de développement récent, ont dû recruter leurs premiers cadres dans le scoutisme et qu'ils sont confrontés à un problème de formation accélérée de lycéens ou étudiants en moniteurs de colonies. Leur pédagogie évoluera certes par la suite, mais moins instantanément que le souhaiterait Freinet.
Plus grave est la mise en demeure de Mme Chenon-Thivet, avec menace de démission, de supprimer la phrase proposée par Freinet : L'U.P. suscite, organise et oriente par des commissions spécialisées le travail commun des associations adhérentes. Visiblement soutenue par le GFEN auquel elle appartient aussi, elle se méfie de la plupart des animateurs de commissions (Roger, Goblot, Senèze; elle n'ose peut-être pas ajouter Freinet) et elle exige de cantonner le travail à l'échange d'informations.
Quand Coutard fait part à Freinet de sa conversation avec elle (lettre du 20 mars 46), ce dernier réagit aussitôt: Si l'Union Pédagogique n'a pas pour mission de susciter, d'organiser et d'orienter, si on laisse seulement le soin de faire connaître aux diverses associations les projets des uns et des autres, nous n'irons pas loin. Sans doute a-t-il voulu aller trop vite, en oubliant que chaque mouvement veut d'abord développer sa propre identité et son territoire, avant d'accepter une collaboration qui risquerait de le déstabiliser. Rapidement, s'étiole l'espoir de réussir ce qui avait été manqué en 36 avec le Front de l'Enfance. 
Seule retombée positive de cette tentative, la réflexion sur un journal pour enfants qui aboutira à la création de Francs-Jeux.  Encore faut-il nuancer la réussite: alors que la CEL était partie prenante de l'initiative aux côtés du SNI, de la Ligue de l'enseignement et des Francs-Camarades, le journal deviendra rapidement la propriété exclusive du SNI, dans un esprit assez différent, on le devine, de ce que souhaitait Freinet, notamment au niveau de la participation des jeunes lecteurs dans la rédaction.
 
Péripéties de la relance de la CEL
 
Depuis sa création, la CEL fonctionnait en sections autonomes: le cinéma (la première activité structurée dès 1927), la radio, les échanges interscolaires, l'espéranto, les disques et enfin le matériel et les éditions dont Freinet assume la responsabilité. Au départ, il ne s'agissait pour lui que de la diffusion du matériel d'imprimerie, de l'animation et de la gestion du bulletin, mais progressivement l'édition de livres, de fiches documentaires, de fichiers autocorrectifs, de la collection BT, des brochures pédagogiques BENP, a fait de ce secteur l'essentiel des activités commerciales de la coopérative.
Depuis 1938, alors que la plupart de ces activités se passent à Vence, le siège social de la CEL se trouve dans l'Allier. Sur huit membres du Conseil d'Administration, six sont des militants de ce département: Bertoix (président), Bréduge, Charbonnier, Mme Chéry, Guet, Mayet, auxquels s'ajoutent Pagès et Freinet.
A son retour d'Allemagne, Pagès, jusque là responsable des disques et phonos, décide de quitter Perpignan et de s'installer à Deuil-la-Barre (S. et O.), à 10 km au nord de Paris. Avec l'aval du C.A., il constitue en octobre 45 un magasin de la CEL qui sera en mesure d'assurer les livraisons de tout matériel ou édition CEL dans la région parisienne.
Le 30 décembre 45, l'Assemblée Générale des adhérents de la CEL est convoquée à Deuil avec l'ordre du jour suivant: 1- Compte rendu d'activité depuis 1939; 2- Modifications aux statuts; 3- Renouvellement du CA; 4- Tranfert du siège social; 5- Réorganisation commerciale; 6- Les filiales; 7- les commissions de travail; 8- Projets d'éditions; 9- Relations avec les divers groupements pédagogiques français et étrangers; 10- Divers.
Un court texte de L'Educateur  (n°4, nov. 45) indique le sens de la réorganisation, méditée pendant la guerre par le président Bertoix et soutenue par le CA: Nos camarades proposaient donc de décharger Freinet de tout le travail administratif et pour ainsi dire commercial de la CEL qui devait être transporté dans un lieu plus central que Vence. Freinet conserverait naturellement toute la direction pédagogique de l'entreprise. Ce vœu est aujourd'hui - du moins partiellement - réalisé. Désormais, tous les services administratifs de la CEL sont installés à Deuil, sous la direction de A. et Y. Pagès, dûment délégués dans cette tâche par le CA de la Coopérative. C'est à cette nouvelle adresse que doivent être adressées désormais toutes les lettres d'affaires: demandes de renseignements, commandes diverses, que ce soit pour le cinéma, les disques, la radio ou l'imprimerie et les éditions. Vence ne possède plus de comptabilité et sera obligé de faire suivre à Pagès toutes les demandes commerciales qu'il recevra. D'où perte de temps et dépenses inutiles.
Par contre, tout ce qui concerne la pédagogie, nos périodiques, les éditions diverses, chaque fois en somme qu'il ne s'agit pas d'acheter et de vendre, adressez-vous à Freinet, à Vence, qui a été habilité par le CA pour diriger ce rayon pédagogique.
Le compte rendu de l'AG (E 8, p. 137) confirme cette option et le transfert du siège social à Deuil. Le CA est largement renouvelé: autour de Pagès et Freinet, Guet et Bertoix (Allier), Faure (Isère), Coutard et Rigobert (S. et O.), Lorrain (Vosges), Houssin (Manche), Marthe Spy (Nord), Marguerite Bouscarrut (Gironde), Pichot (E. et L.). Coutard est nommé président et directeur général de la CEL. Freinet est désigné comme directeur pédagogique et co-directeur du journal Francs-Jeux, Pagès devient directeur commercial et le transfert des services commerciaux de Vence à Deuil se fera sans tarder. La collaboration avec Sudel devrait être renforcée. Un emprunt CEL est lancé sur un CCP ouvert par Mayet (Allier).
Mais, très vite, Freinet se plaint des disfonctionnements. Pagès ne se concerte pas avec Journet, alors responsable des services CEL à Vence. Des commandes sont facturées sans être expédiées, des abonnements non transmis. Freinet accuse Pagès de ne pas tenir rigoureusement les comptes. Le CA reproche à Freinet de ne pas avoir fermé son CCP Marseille 115.03, mais ce n° a été largement diffusé jusqu'à présent et reçoit encore directement de nombreux versements. De telles difficultés ne surprennent pas, car on ne peut transférer aussi rapidement le siège d'une coopérative en pleine expansion. Ce qui étonne, c'est que Freinet tire si vite un bilan négatif de l'opération et que Pagès démissionne de ses responsabilités dès le 2 avril (trois mois après la décision de transfert).
Quand on voit ce dernier créer presque aussitôt sa propre maison de commerce à Deuil, on est tenté de penser que ses intentions n'étaient pas très pures et qu'il n'avait d'autre but que d'évincer Freinet de la direction effective de la CEL. Néanmoins, on peut s'étonner de la précipitation avec laquelle Freinet veut mettre fin au transfert vers Deuil. Bien qu'on n'en trouve pas trace dans un compte rendu ou une circulaire de CA, on sait que Freinet a menacé un moment de quitter la CEL et de créer une autre société.
Ce qui surprend le plus, quand on connaît l'importance qu'il attache au matérialisme scolaire, c'est qu'il ait accepté en décembre 45 une décision qui le cantonnait dans une fonction purement théorique. Peut-être avait-il estimé que le développement de l'Union Pédagogique, ses futures responsabilités dans Francs-Jeux  exigeraient une plus grande disponibilité. Sans doute aussi s'était-il trouvé dans l'impossibilité de résister à la pression, amicale mais ferme, d'un CA convaincu par Pagès que lui seul serait capable d'apporter l'étoffe commerciale qui manquait encore à la CEL.
Quoi qu'il en soit, en voyant capoter ses projets d'élargissement, Freinet a éprouvé rapidement le besoin de recentrer ses efforts sur son mouvement et de retrouver la maîtrise des activités de la CEL. Les membres du CA, un moment troublés par ce brusque virage, sont presque tous persuadés de l'arrivisme de Pagès et se rangent derrière Freinet. Guet, ami de longue date de Pagès et l'un de ses supporters, écrit que, devant les affirmations contradictoires des deux protagonistes, il ne trouve aucune raison objective de choisir. Il s'attire de Freinet une lettre assez sèche dont il ignorera, faute d'en avoir lu le manuscrit, qu'elle était en fait de la main d'Elise.
Dès le mois d'avril 46, toutes les activités CEL sont rapatriées à Vence. Freinet espère qu'une collaboration avec Sudel créera sur Paris l'ouverture souhaitée. Il se met à la recherche d'un local pour installer la CEL sur la côte, afin de bénéficier du transport direct vers Paris et toute la province. A la rentrée suivante, l'adresse deviendra pour de longues années: Place Henri Bergia à Cannes (A.M.).
 
La création de l'ICEM
 
Depuis le début, Freinet recherchait la création d'un grand mouvement populaire d'éducation, mais il ne jugeait cela possible que dans le cadre d'une organisation plus vaste dont ses propres militants seraient l'aile la plus dynamique. D'où l'approche syndicale par l'Ecole Emancipée et la Fédération de l'Enseignement pendant les premières années, puis l'action au sein du GFEN à partir de 1936.
Après la guerre, avec l'échec de ses tentatives d'intégration, l'unique solution est d'entreprendre seul la constitution d'un mouvement pédagogique de masse. D'où l'initiative (E. n° 10, fév. 46, p. 170) de créer l'Institut Central de l'Ecole Moderne (l'ICEM). Il ne s'agit pas d'une coquille: le premier adjectif utilisé est en effet "central" (peut-être à l'instar de l'Office Central de la Coopération à l'Ecole), probablement pour indiquer qu'il regroupera des instituts départementaux, comme cela se met progressivement en place. Mais cette évocation centraliste (surtout quand le centre est à Cannes!) fait réagir de nombreux militants et aussitôt l'Institut s'intitule "coopératif", ce qui est plus conforme à l'esprit du mouvement et n'oblige même pas à modifier le sigle. On dira donc défitivement L'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne.
Sans attendre la décision qui ne sera prise officiellement qu'au congrès de Dijon (3 avril 1947), Freinet modifie le sous-titre de L'Educateur: Revue pédagogique de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne (E. 11, mars 46), et non plus de la Coopérative de l'Enseignement Laïc, comme précédemment.Précisons que c'est seulement en 1951 que l'ICEM sera officiellement déclaré à la sous-préfecture de Grasse, puis annoncé au Journal Officiel. L'important pour Freinet n'était pas l'existence légale mais la mise en place effective.
                  

Changement de démarche de ce livre
 
Pour traiter des cinquante premières années de la vie de Freinet, je pouvais travailler de manière classiquement historique. Certes, j'utilisais mon expérience vécue à ses côtés pour éclairer le sens de tel ou tel document. Le seul piège était le risque de l'anachronisme consistant à interpréter le Freinet des années 20 à travers celui des années 50 ou 60, mais pour l'éviter il suffisait de se tenir suffisamment près des faits et des textes.
Après 1946, trois types de problèmes viennent modifier profondément cette façon de travailler: le changement d'échelle du mouvement, la nature et le nombre de documents utilisables et, enfin, mon implication personnelle plus ou moins directe dans le déroulement des faits.
 
Le changement progressif d'échelle du mouvement
 
Jusqu'en 1940, Freinet était essentiellement un instituteur, doublé d'un animateur et d'un militant engagé. En 1946, bien qu'il tienne à conserver le contact avec les enfants, il est significatif qu'il choisisse de résider non plus à Vence mais à Cannes où il installe le siège de son mouvement et de sa coopérative, ce qui l'amène à déléguer la responsabilité quotidienne de son école. De ce fait, les livres de vie de l'école Freinet cessent d'être vraiment représentatifs de sa pratique éducative personnelle.
L'homme-orchestre qu'il était devient chef d'orchestre en même temps qu'auteur de partitions et régisseur. Sans qu'il y ait rupture idéologique ou pédagogique avec la période précédente, ce changement modifie profondément les activités  et surtout le statut de Freinet au sein de son mouvement.
Ce changement d'échelle est particulièrement net sur le plan des productions coopératives. Alors que la collection BT avait publié une douzaine de titres en 8 ans (1932-40), désormais 20 et bientôt 30 numéros seront édités chaque année. Ce n'est là qu'un exemple, car les créations se multiplient sur tous les plans (albums d'enfants, séries de disques, outils autocorrectfs, films, etc.). Ceci implique l'ouverture et l'impulsion de chantiers nouveaux au sein du mouvement, mais aussi de gros problèmes de planification et surtout de financement. Cette intense activité d'animation et de gestion n'empêche pourtant pas Freinet d'écrire beaucoup.
 
La nature et le nombre des documents
 
Jusqu'alors, la lecture du bulletin (L'Imprimerie à l'Ecole, puis L'Educateur Prolétarien ), de quelques rares circulaires et des livres de vie de ses élèves suffisait à donner une vue précise de la pensée et de l'action de Freinet, de la vie de son mouvement. Seule sa correspondance complète permettrait un regard exhaustif sur cette période, mais les éléments retrouvés sont déjà éclairants.
A partir de 1946, les sources écrites se multiplient. C'est l'époque où sont publiés ses livres fondamentaux, en grande partie rédigés pendant la guerre. En plus de L'Educateur  et de Coopération pédagogique, bulletin qui fait le lien avec les animateurs de commissions, circulent de très nombreuses circulaires, des bulletins de groupes départementaux ou régionaux, des bulletins de commissions de travail, des cahiers de roulement manuscrits entre militants.
Il faudrait ajouter à tout cela les nombreuses interventions publiques de Freinet (rarement enregistrées avant les années 60), une abondante correspondance dont on retrouve malheureusement trop peu de choses. En effet, cette abondance même a obligé à élaguer périodiquement les classeurs du secrétariat. A part quelques dossiers sur des problèmes en litige ou pour la préparation de publications, j'ai retrouvé relativement moins de correspondance concernant les années 50 et 60 que sur les décennies précédentes. A moins que sa famille ait conservé, sur cette période, des documents précieux qui pourraient un jour être rendus publics.
La masse de documents est néanmoins telle qu'il serait impossible de traiter chronologiquement cette diversité sans donner parfois une impression de cacophonie ou, au contraire, de répétition monotone de thèmes récurrents. J'ai donc décidé de procéder par sondages (au sens de la prospection géologique) et d'explorer les thèmes qui me semblent les plus riches et les plus significatifs, tout en admettant que je risque d'avoir laissé de côté certains aspects qui pourraient se révéler importants et que je laisse à d'autres le soin d'explorer.
Après mûre réflexion, j'ai pris le parti de traiter globalement certains thèmes en circulant entre des écrits d'époques différentes (datés pour que chacun puisse à volonté les redistribuer autrement). En effet, il faut éviter de pratiquer, à l'égard de Freinet, l'attitude qu'il récuse en pédagogie (le travail en miettes, la glose scolastique coupée de la réalité vivante), ce serait trahir, même inconsciemment, l'esprit au profit de la lettre ou plutôt de quelques bribes de la lettre.
 
Mon implication personnelle dans les événements
 
En octobre 1947, j'entre en contact avec Freinet. Ce n'est un événement que pour moi, mais il est déterminant car, désormais, je me sens impliqué dans tout ce qui suivra et pas seulement pendant les deux années que je passe à l'école Freinet et au secrétariat de l'ICEM (1950-52). Il serait malhonnête de tenter de faire croire à ma neutralité abstraite face à des faits que je n'ai pas tous vécus en direct mais auxquels je me sens mêlé, souvent comme partie prenante. Plutôt que de dissimuler mon absence de recul, je préfère donner clairement (et, je l'espère, honnêtement) ma perception personnelle des faits, en évitant au maximum toute langue de bois, mais en assumant la subjectivité de ma vision que d'autres auront toujours le droit de contester ou de nuancer, à condition d'étayer leur point de vue comme je le fais.
Je suis très conscient que cette implication personnelle change le cours de ce livre, mais je crois qu'à la condition d'éviter l'hagiographie, elle peut aussi compenser le caractère réducteur d'une étude fondée uniquement sur des textes. En effet, Freinet n'a cessé de dénoncer les décalages fréquents, voire les contradictions, entre les idées proclamées et les actes quotidiens. Sa citation la plus fréquente était une phrase de Barbusse : "Les paroles qui ne sont que des paroles sont presque des mensonges ". Sa sévérité envers l'école de la Troisième République était sûrement renforcée par la contradiction des principes généreux qu'elle affichait avec son fonctionnement réel. La pédagogie Freinet est une tentative, sans cesse réajustée, de traduire dans la pratique quotidienne des intentions bien souvent affirmées verbalement par d'autres, mais plus ou moins trahies dans leurs actes.
La négociation continuelle entre l'intention et la réalité ne s'apprécie qu'à travers la pratique quotidienne qu'on ne peut souvent retrouver que dans les témoignages. Le mien n'est que l'un parmi de nombreux autres possibles. Son seul mérite est d'être mis noir sur blanc. Son originalité d'émaner de quelqu'un qui, n'ayant au départ aucune intention d'enseigner mais seulement d'empêcher les enfants déshérités de tomber dans la délinquance, n'a pas considéré Freinet d'abord comme un initiateur de techniques pédagogiques. Adolescent en rupture avec l'éducation que j'avais subie, fortement marqué par des drames tels que l'effondrement de 1940, le climat d'oppression et de délation sous l'occupation, puis la découverte de l'horreur des camps de la mort, la terreur de l'arme atomique, je cherchais auprès de Freinet des réponses beaucoup plus profondes que la simple manière de faire classe. Dès mes dix-neuf ans, j'ai observé avec une intense curiosité, une exigence morale et un esprit critique que l'affection n'a jamais émoussé, un éducateur qui devint du même coup "mon" éducateur. Voilà pourquoi j'éprouve aussi le besoin d'en témoigner.


Les livres de Freinet
 
Pendant ses années d'inaction forcée de la guerre, Freinet se livre à une réflexion approfondie sur l'éducation et sur le sens de son action. Alors qu'il n'avait publié jusqu'à présent que des articles ou des brochures, il rédige plusieurs ouvrages qui restent ses écrits fondamentaux.
La lecture des livres de Freinet est indispensable pour approfondir sa pensée, mais leur accorder la priorité ou, pire encore, l'exclusivité, reviendrait à oublier que l'œuvre d'un pédagogue et d'un militant, c'est avant tout son action auprès des enfants et avec ses compagnons. S'en tenir aux livres d'un homme qui n'est pas écrivain, exposerait au paradoxe de ne connaître l'œuvre de Delacroix qu'à travers son journal, celle de Van Gogh que d'après les lettres à Théo, sans avoir regardé un seul de leurs tableaux.
 
Freinet, un praticien qui écrit des livres
 
Il ne faut jamais oublier que Freinet n'est pas, comme tant d'autres auteurs auxquels on le confronte souvent, un théoricien qui éprouve un jour le besoin de mettre en application ses idées en ouvrant sa propre école. Il est un éducateur praticien qui, après 20 ans d'action au milieu des enfants, se met à analyser ses pratiques pour tenter de dégager leur sens profond.
Jusque là, ses textes courts étaient centrés sur l'action, sous-tendue elle-même par des choix sociaux ou philosophiques. Dans les livres, à l'inverse, c'est maintenant l'action qui se trouve en filigrane sous un texte qui tente d'en expliciter le fil conducteur. Même quand Freinet annonce les "conséquences pédagogiques" de son exposé, on doit toujours se rappeler que ces pratiques existaient avant l'explicitation théorique. Elles ne deviennent des conséquences pour le lecteur que s'il est convaincu de la justesse de l'analyse. Même s'il n'est pas convaincu, ces pratiques n'en gardent pas moins leur irrévocable réalité.
 
Des mots qui ne sont pas seulement des mots
 
Le lecteur de Freinet ne perçoit pas toujours l'originalité de sa pensée et se demande parfois ce qu'il apporte de neuf. C'est oublier souvent que le discours ambiant actuel reprend assez souvent des paroles qu'il a été l'un des premiers à oser exprimer et surtout à mettre en action. L'important n'est pas qu'il proclame, comme tant d'autres, ce qu'il faudrait faire, mais qu'il ait prouvé qu'on pouvait traduire en action ce qu'il exprime. Et ce n'est pas là un caractère subsidiaire de son œuvre.
Notre siècle a connu trop d'impostures ("Le travail rend libre " annonçait le portail d'Auschwitz; "Notre capital le plus précieux, c'est l'homme " proclamait le fournisseur du Goulag)  et il faut toujours craindre de se laisser piéger par les mots, s'ils ne sont mis sans cesse à l'épreuve de la réalité des actes. Pour ma part, adolescent de l'immédiat après-guerre, en révolte contre l'éducation reçue, la méfiance à l'égard des paroles me rendait exigeant avant tout sur la cohérence des actes. Le discours de Freinet ne prenait de valeur qu'en fonction de ce qu'il faisait.
 
Les livres de Freinet ne traduisent pas intégralement la richesse de ses pratiques
 
Il peut sembler iconoclaste d'affirmer que les pratiques de Freinet sont plus riches que la théorie définie par lui pour les expliquer. Pourtant elles ne sont pas intégralement prises en compte dans sa réflexion théorique. Désireux de montrer dans ses livres l'évolution personnelle de l'individu, il ne souligne pas, autant que sa pratique, l'importance des interactions au sein du groupe d'enfants. On perçoit mal, dans ses écrits théoriques, le contexte de réseau dans lequel s'inscrit, dès l'origine, toute son action éducative. Sa pédagogie n'est pas la simple intervention d'un éducateur face à un groupe d'enfants, mais aussi l'interaction de groupes éducatifs qui se prennent collectivement en charge, échangent leurs réussites et leurs incertitudes, se donnent coopérativement les moyens de renforcer leur action en se formant mutuellement, en mettant en œuvre des outils nouveaux. Le brassage culturel, caractéristique de la pédagogie Freinet, l'entraide pédagogique, thèmes omniprésents dans les textes courts des revues, sont relativement moins sensibles dans ses livres théoriques, peut-être parce qu'il tente de convaicre un à un chaque lecteur, au lieu de s'adresser, comme dans ses articles, collectivement à l'ensemble de ses compagnons.
La tendance à survaloriser les livres par rapport au reste de l'œuvre tient aussi au fait qu'ils servent de réservoirs à citations, selon les canons de la culture académique que contestait Freinet lui-même. L'abus des citations est un effet pervers de la recherche universitaire. Autant une citation se justifie pleinement dans un compte rendu de recherche, car elle est une référence vérifiable, autant il est regrettable qu'elle serve de substitut pour ne pas avoir à dire, avec ses propres mots, ce que l'on a réellement assimilé d'une lecture.
 
L'ordre d'édition ne manque pas de signification
 
Freinet avait rédigé quatre livres pendant l'occupation. Les difficultés d'approvisionnement en papier après la guerre obligent à en échelonner l'édition. Il est significatif qu'il commence en 1945 par L'Ecole Moderne Française, car c'est un livre directement utilisable par les instituteurs. Il faudra le réimprimer à plusieurs reprises, ce qui repousse d'autant l'édition des ouvrages suivants. En 1946, prend la suite le livre d'Elise : La santé de l'enfant, écrit avant la guerre. En 1948, est édité, pour la première fois en volume et en France, Conseils aux parents.
Il faut constater que Freinet a commencé par les publications s'adressant à un large public de praticiens. C'est seulement ensuite qu'il publie ses ouvrages plus théoriques: L'Education du Travail (1949), la même année que le livre d'Elise: Naissance d'une pédagogie populaire. L'Essai de Psychologie Sensible  devra attendre 1950.
 
 
La lecture comparée des éditions successives
 
Quand on peut consulter toutes les éditions du même livre, la comparaison, ligne à ligne, mot par mot, demande de la persévérance et de l'attention, mais elle permet de discerner une éventuelle évolution de la pensée ou de l'attitude de l'auteur. C'est ainsi que la lecture comparée de l'avant-propos d'Elise Freinet dans les trois éditions de Naissance d'une Pédagogie Populaire (1949, 1963, 1969) est révélatrice de l'évolution de sa position vis-à-vis du mouvement de l'Ecole Moderne dont elle se séparera en 1970.
Lorsqu'un auteur ne se sent plus en phase avec un texte écrit plus tôt, il peut le renier, refuser de le rééditer ou le remanier profondément. Si, au contraire, il le modifie très peu d'une édition à l'autre, cela signifie qu'il continue à l'assumer en totalité. J'ai évoqué précédemment ce problème avec les différentes éditions de Conseils aux Parents (1943, 1948, 1962).
L'étude comparée minutieuse répond de façon claire à ceux qui échafaudent des théories sur d'éventuels virages ou contradictions dans l'évolution de la pensée ou de l'action de l'auteur.
 
Un langage simple n'est pas sans pièges
 
Freinet tient à être compris du public qu'il veut atteindre: les éducateurs (enseignants ou parents). Il évite donc tout jargon philosophique ou psychologique et emploie le langage de tous les jours. Le problème, c'est que les mots les plus courants (vie, nature, jeu, travail, etc.) peuvent recouvrir des significations assez diverses dont la compréhension n'est pas toujours aussi évidente que le voudrait l'auteur. J'ai entendu dire que - toute proportion gardée évidemment - les lecteurs de Hegel sont confrontés à ce type de difficulté.
Conscient parfois de l'ambiguïté ou de la polysémie de certains mots, Freinet les renforce en les associant. C'est ainsi qu'il parle de travail-jeu, de jeu-travail, de recours-barrière, et l'on doit alors se rappeler que le premier mot du couple est, pour lui, dominant.
Il faut aussi évoquer quelques tics de langage. On ne peut s'empêcher de sourire quand ce partisan convaincu de la coéducation mixte abuse des mots : viril, viriliser  pour symboliser la vigueur et le courage, même pour les filles. D'autre part, je sais bien que c'est uniquement en hygiéniste naturiste qu'il parle de dégénérescence  ou de régénérer, mais les Nazis ont suffisamment marqué ces mots de leur racisme "génétique" pour nous faire regretter que Freinet n'ait pas écrit plutôt perte de vitalité  ou revitaliser, ce qui correspond mieux à sa pensée.
Des lecteurs superficiels, ou malveillants, s'accrochent parfois à une expression pour en tirer des conclusions totalement erronnées. Je me souviens d'avoir rencontré en 1966 des enseignants québéquois auxquels on avait enseigné que Freinet était un pédagogue nietzschéen (donc suspect d'approuver le culte du surhomme, dans sa falsification nazie) uniquement parce qu'il utilisait l'expression volonté de puissance.  Je peux certifier qu'il ne s'est jamais préoccupé de Nietzsche. Par ailleurs, même s'il avait entendu citer Bergson à l'école normale, il ne se référe pas particulièrement à lui lorsqu'il parle d'élan vital.
 
Comparaison n'est pas toujours raison
 
 Pour mieux rendre sensibles ses démonstrations, Freinet recourt abondamment à la comparaison. C'est souvent explicite quand il s'en tient à une seule, comme généralement dans les Dits de Mathieu . Cela devient plus déconcertant quand, espérant mieux traduire les différentes facettes d'un problème, il change plusieurs fois de comparaison dans la même démonstration, comme un voltigeur sautant d'un cheval à l'autre.
Certaines comparaisons sont fécondes lorsqu'elles mettent en image des phénomènes observables (je pense à la brêche, aux recours-barrières à la fois limites et moyens de les dépasser). Elles peuvent devenir discutables lorsqu'elles assimilent, par exemple, l'enfant à un arbre poussant droit, penché ou tordu. On pourra lire à ce sujet la contribution au colloque de Bordeaux (1987) de Nanine Charbonnel: Freinet ou une pensée de la similitude, reproduite dans La Pédagogie Freinet, mises à jour et perspectives  (Presses Universitaires de Bordeaux).
 
Ma recherche de lignes de force de la pensée de Freinet
 
Je tiens à éviter toute paraphrase qui ferait écran au contact direct avec les livres de Freinet. Je n'en parle que pour attirer l'attention sur certains aspects de sa pensée. N'ayant jamais été propriétaire ni gardien attitré de tout ou partie de l'œuvre de Freinet, ma seule légitimité est celle d'un vieux serviteur qui a si souvent passé le chiffon partout qu'il a observé quelques recoins moins visibles et remarqué que les clés de certaines portes se trouvaient sur une corniche ou dans le bac à fleurs. J'ai envie de partager les clés que j'ai souvent utilisées pour m'orienter dans les écrits de Freinet. Je récuse par avance l'accusation de proposer de "fausses clés". La seule validité d'une clé, c'est d'ouvrir une porte. Les lecteurs qui trouveraient que mes clés n'ouvrent rien de valable, ont toujours le droit d'ajuster eux-mêmes celles qui leur seraient plus utiles. S'ils acceptent, comme moi, de les partager avec les autres, chacun s'en réjouira.
Je suis surtout préoccupé par une énigme. Alors que Freinet était toujours prêt au dialogue, il est surprenant qu'il n'ait pu établir une véritable communication avec ceux qui auraient dû être ses interlocuteurs privilégiés au plan syndical, politique, philosophique, pédagogique. Curieusement, c'est avec les créateurs (écrivains, artistes) que le courant passait le mieux, mais ceux-ci, tout en appréciant et en admirant son action, s'aventuraient peu sur son domaine éducatif, ce qui limitait les échanges.
De la même façon que j'ai tenté précédemment de définir les plans de clivage de son action pédagogique avec l'enseignement conventionnel, cette difficulté de communication me pousse à rechercher des plans de clivage de sa pensée avec celle des interlocuteurs qu'il aurait souhaités.
 
 
L'Ecole Moderne Française
 
Le livre, achevé par Freinet le 26 décembre 1943, est publié au printemps 45 par les éditions Ophrys de Gap, mais il n'est diffusé que par la CEL. Les 1000 exemplaires tirés (la rareté du papier ne permettait pas davantage à ce moment-là) sont épuisés en quelques mois et les réimpressions vont se succéder. L'ouvrage porte en sous-titre: Guide pratique de l'organisation matérielle, technique et pédagogique de l'école populaire. L'ordre des adjectifs n'est sûrement pas indifférent: la pédagogie est l'aboutissement de l'organisation matérielle et technique qui précéde.
C'est probablement l'ouvrage le plus largement diffusé de Freinet. Plusieurs fois réimprimé à Gap, il est repris en 57 par les éditions Rossignol, sans doute avec l'espoir de toucher un public encore plus large. La CEL le réédite ensuite et, en 69, Elise Freinet décide de le confier aux éditions Maspéro où, sous le titre: Pour l'école du peuple, il est réuni avec les Invariants pédagogiques , publiés en 64 dans la collection BEM.
La récente édition des Œuvres pédagogiques  de Freinet (Le Seuil, 1994) indique une reprise du texte initial. Ce n'est pas tout à fait exact. Dans l'introduction de 1945, Freinet écrivait : Depuis 20 ans, nous luttons... Il n'a transformé ce nombre en 30 que plus tard. Alors que les références à ses autres livres ont été maintenues au long du texte, de nombreuses allusions à Conseils aux parents  ont été enlevées, peut-être à cause de la décision de ne pas rééditer cet ouvrage en 94.
Certains détails, supprimés dans les rééditions postérieures à 45, sont intéressants à signaler parce que significatifs des intentions de Freinet au redémarrage de son mouvement. Pour les enfants de l'école maternelle, il annonce qu'en plus du Camescasse (diffusé par la CEL depuis 1931), il a conçu deux types de matériel pour les petits: Briquebois (cubes et cylindres perforés, permettant des construction à grande échelle, avec des poutrelles, des planches et des lames de contreplaqué) et Mécaplast (pièces de matière plastique permettant la fabrication de chariots, treuils, excentriques, poulies, ajustées par vis, boulons, cordes et élastiques).
Il n'est pas inintéressant d'observer l'évolution intervenue dans l'ordre des transformations pédagogiques conseillées par Freinet à l'instituteur désireux de changer sa classe. Alors que la rédaction libre  avait la 7e place en 1945, elle progresse au n° 3 en s'appelant désormais texte libre ; les classes-promenades deviennent étude du milieu local ; l'achat d'un cinéma Pathé-Baby (n°26) puis d'une caméra (n° 28) est remplacé (en n° 24) par celui d'un appareil de projection fixe; la machine à écrire (n° 29) disparaît.
Autre détail à noter, Freinet renvoie en fin d'ouvrage aux brochures BENP parues avant la guerre et à d'autres à paraître, or certaines n'ont jamais vu le jour. Voici la liste annoncée en 45 (une astérisque indique chaque titre effectivement publié en BENP):
La coopérative scolaire *, Plans de travail *, Questions, comptes rendus et conférences, Le calcul à l'école primaire, Les échanges interscolaires *, Bibliothèque de Travail et documentation, Atelier du bois, Atelier du fer, Atelier ménager; Atelier mécanique, Les brevets *, Le travail scientifique moderne, Le cinéma à l'école, La radio à l'école, Profil vital *, Dictionnaire-index *.
Ce qui fait l'intérêt du livre et explique sa large diffusion, c'est la description précise de la vie quotidienne de la classe, celle de Freinet avant la guerre, telle qu'il l'animait encore occasionnellement par la suite. L'Ecole Moderne Française reste le document de base permettant de voir en action la pensée pédagogique de Freinet.
 
Pourquoi L'Ecole Moderne ?
 
Il faut se rappeler qu'en mai 39, Freinet avait tenu à prendre distance avec l'adjectif "nouvelle" en affirmant que l'éducation devait être "moderne", c'est-à-dire adaptée à son époque. On peut penser bien sûr à l'influence de l'Ecole Moderne espagnole de l'anarchiste Francisco Ferrer. Freinet n'ignorait probablement pas ce précédent, compte tenu de ses contacts avec les Espagnols. Néanmoins, le fait qu'il ajoute: "Française", alors qu'il n'a pas la fibre nationaliste, prouve sa volonté de se démarquer de tout autre modèle. 
Répondant à la question d'un camarade belge qui s'étonne de ce qualificatif national, il s'explique (E 9, fév. 46, p. 139): Cette expérience est spécifiquement française, puisqu'elle est fille du milieu français. Elle n'est certainement pas transposable telle quelle dans d'autres pays (...) Et demain, quand les éducateurs étrangers scruteront l'éducation française, ils auront devant eux non plus des écrits, des projets, des théories - le monde en est envahi - mais des réalisations effectives d'une ampleur, d'une profondeur et d'une fécondité dont notre ancien monde n'a certainement point d'exemple (...) Nous n'avons rien perdu de notre foi dans l'universalité de notre idéal. C'est pour mieux le servir que nous tâchons de réaliser chez nous l'embryon au moins de nos rêves.
De même que chaque enfant doit être enraciné dans sa culture maternelle, chaque classe dans son milieu, l'école ne peut, sous prétexte d'universalité, ignorer son ancrage dans une nation où les problèmes éducatifs se posent autrement que dans les pays voisins. Par contre, les échanges permanents aident à retrouver les invariants et à renforcer les combats en s'appuyant sur les réussites des autres. Freinet tient tellement à l'expression: Ecole Moderne qu'il en fera le titre de son mouvement: l'ICEM et celui des éditions appelées précédemment: de l'Imprimerie à l'Ecole .
 
 
Conseils aux Parents
 
Nous avons vu que le texte avait paru en quatre épisodes en 1943. Il est publié pour la première fois en livre en 48 aux éditions Ophrys de Gap. Après avoir été réimprimé à Cannes en 54, il est réédité avec très peu de retouches en 62 dans Vous avez un enfant  (La Table Ronde), accompagné du texte d'Elise: La santé de l'enfant, le tout précédé d'une préface du Dr André Berge.
Ce livre n'a pas été intégré dans la récente réédition des Œuvres Pédagogiques  au Seuil. Peut-être n'a-t-il pas été jugé "pédagogique" (mais il l'est tout autant que l'Essai de Psychologie  et il consacre à l'école toute sa seconde partie, soit un quart du volume). Cette lacune me paraît regrettable car elle prive le lecteur d'aujourd'hui de l'équivalent, à l'échelle de l'éducation familiale, de L'Ecole Moderne Française : une description claire des attitudes éducatives et de leur motivation psychologique et morale. Certaines pages de l'Essai de Psychologie prennent un autre relief quand on connaît les pratiques décrites par Freinet dans Conseils aux Parents.
 
La mise en question du pouvoir souverain de l'éducation
 
Dans la 1ère partie, sur l'importance primordiale de la première enfance (qu'il limite avant 3 ans), Freinet, se réfèrant à son expérience vécue d'éducateur, reconnaît les difficultés de l'éducation ultérieure à réparer des carences graves pendant cette période. Cela peut surprendre d'un homme qui attache tant d'importance à l'éducation, mais tous les psychologues confirment le rôle capital des périodes sensibles, si déterminantes pour la suite.
En tout cas, la position de Freinet devrait couper court à certains reproches politiques l'ayant accusé de prétendre que les problèmes sociaux se règlent par la pédagogie.
 
Une vision dédramatisée de la curiosité sexuelle enfantine
 
On a pu lire précédemment (p.  )les passages retirés par Freinet de l'édition originelle. Il maintient néanmoins clairement ses conseils de laisser les enfants voir librement la nudité de leurs semblables des deux sexes et même de leurs parents auxquels il conseille, en revanche, la discrétion concernant leur vie sexuelle.
Dans son école de Vence, les enfants impubères se baignent nus dans la piscine, puis s'étendent au soleil pour se sécher. Il faut ajouter que, pour Freinet, un régime alimentaire sans excitants et une éducation sans hypocrisie sont les conditions essentielles pour éviter la fixation sur la sexualité (ce qu'il appelle, dans l'Essai de Psychologie , "la sexualité comme règle de vie ersatz").
Je me souviens qu'un soir j'avais envoyé au lit, avant ses camarades, un enfant qui se montrait insupportable. C'est l'une des rares fois où Freinet m'en fit le reproche (habituellement, il indiquait plutôt comment il procèderait lui-même). Il me dit: Ne crois pas qu'une punition serait pire. Il vaut mieux en principe l'éviter, mais quand un enfant est trop énervé, il a l'occasion de se détendre si on lui impose une tâche physique. En le mettant à l'écart du groupe dans une situation de rejet, tu l'encourages à rechercher la consolation dans la masturbation et cela est plus grave. 
 
Le refus de l'endoctrinement
 
Freinet avait, dès les années 20, manifesté son refus de l'endoctrinement. C'est dans Conseils aux Parents qu'il renouvelle cet impératif, d'abord par respect de l'autonomie de l'enfant qui aura à faire ses propres choix le moment venu, en toute liberté et lucidité; mais c'est aussi par réalisme. Dans ses conversations, il insiste fréquemment sur l'efficacité illusoire du conditionnement et il cite des cas précis de jeunes en révolte contre une éducation sévérement religieuse et devenus violemment antireligieux ou d'un fils de militant communiste qui s'orienta personnellement vers la théologie.
A l'époque où Freinet prend cette position, beaucoup de ses amis politiques croient aux vertus du juste endoctrinement pour la "bonne cause". Le moment n'est-il pas venu pour tous de se questionner sur l'efficacité de cet endoctrinement, en observant ce qui s'est passé pendant la dernière décennie dans les pays où on l'a si longtemps et si intensivement pratiqué?
 
 
L'Education du Travail
 
L'ouvrage, écrit en 1942 et 43 à Vallouise, comme le précise Freinet, est publié en 1949 aux éditions Ophrys. Il est réédité en 1960 chez Delachaux-Niestlé à Neuchâtel (Suisse). Bien qu'il y soit mentionné: "édition revue et augmentée", une étude comparative décèle peu de changements. Le principal est l'ajout systématique de titres courts en capitales venant renforcer les phrases en italiques qui scandaient le texte de la première édition. Ce changement rend l'ensemble moins dense et la lecture plus facile. Mais, il arrive que le titre ajouté télescope le sous-titre ancien. C'est ainsi qu'on peut lire au début du 5e chapitre: La source doit devenir torrent, rivière et fleuve  et juste au-dessous: Seules l'enfance et la jeunesse sont capables de monter hardiment vers les sommets. La source ira-t-elle donc à l'assaut des sommets? Observons que Freinet supprime 3 pages 1/2 de considérations sur la santé qu'il n'a sans doute pas jugées à leur place dans ce livre.
Le fait qu'en 1960 il modifie si peu le texte écrit en 1942 devrait couper court à certaines spéculations sur d'éventuels changements de cap au cours des dernières décennies de sa vie. Il assume en totalité le texte initial, tel qu'on le retrouve dans la dernière édition: Tome I des Œuvres pédagogiques (Le Seuil, 1994).
En imitant le titre de l'Essai de Psychologie, on pourrait dire que L'Education du Travail  est son "essai de philosophie sensible appliquée à l'éducation". Derrière le ton familier et imagé qui est en permanence son style, perce une intention philosophique évidente. Il complètera sa réflexion dans de nombreux Dits de Mathieu, notamment tous ceux qui  traitent du travail. Le plus caractéristique est: Un rien qui est tout  (p. 29; II, p. 117) où un jeune soldat quitte la corvée de pluches de la caserne pour aller en permission où il aide sa jeune femme à préparer le repas. Mêmes pommes de terre, même couteau, même action, mais qui pourrait croire que le comportement est identique?
 
Le retour aux sources ne signifie pas retour au passé
 
Parce que, dans L'Education du Travail, Freinet parle longuement de la vie rustique qu'il a connue dans son enfance, certains ont voulu voir dans ce livre une nostalgie passéiste. Quelques adversaires n'ont même pas hésité à le qualifier de pétainiste, en appliquant au titre du livre l'enchaînement marabout de ficelle qui donne: "L'éducation du travail-famille-patrie". En dehors de la malveillance, c'est un contre-sens total sur la démarche de Freinet.
Rappelons-nous d'abord les circonstances dans lesquelles il écrit son livre. En quelques mois, il a assisté à l'alliance des Soviétiques, qui portaient ses espérances politiques, avec les Nazis, les pires ennemis qu'il connaisse, puis c'est son internement arbitraire par ses propres compatriotes et, avec la débacle, la désintégration subite de tous les repères sociaux antérieurs. Freinet éprouve le besoin de faire le point, de retrouver ses ancrages et, comme il l'écrit clairement au début de l'introduction, de "revoir ses sources".
Le retour à la terre, prôné par Pétain, relève d'une intention politique, inscrite dans la géostratégie de "l'Ordre Nouveau": la vocation de la France doit se limiter à constituer un réservoir de production agricole, satellite de la puissance industrielle du IIIe Reich, ce qui explique l'envoi en Allemagne de travailleurs qualifiés français (le Service du Travail Obligatoire).
Le retour aux sources de Freinet est si peu un retour à la terre qu'il n'a envisagé à aucun moment de s'établir en retrait, comme plus tard certains soixante-huitards éleveurs de chèvres. Dans Essai de Psychologie (p. 27; I, p.345), il critique même les parents qui croient bien faire en se retirant à la campagne pour élever leurs enfants: Effectivement, le milieu naturel, la campagne, se prêtent mieux à l'harmonie éducative. Nous ne saurions l'oublier. Et pourtant, nous nous refusons à faire si totalement machine arrière car le progrès dont nous nous plaignons porte en même temps en lui trop de virtualités de puissance. Lui-même, dès qu'il le pourra, quittera Vallouise et le Maquis pour Gap, puis Vence et Cannes. Son jardin de Vence et le mois d'été qu'il passera désormais à Vallouise relèvent simplement de l'hygiène de vie que partagent avec lui des millions de citadins.
 
Le besoin de retrouver des lignes de vie
 
S'il revient à ses sources, ce n'est pas par retombée en enfance mais pour retrouver les points d'ancrage qui ont assuré sa survie physique et morale dans toutes les épreuves qu'il a subies. Sous le vernis si fragile des valeurs apprises, il veut retrouver la continuité des lignes de force fondamentales.
Freinet parle de l'enfant déraciné (p. 45; I, p. 69), mais en fait c'est à tous les êtres humains qu'un certain modernisme tend à faire perdre racine. Aujourd'hui, le danger de la disparition de tout repère devient encore plus évident, notamment dans les banlieues concentrationnaires.
Si l'on veut percevoir un clivage avec ses amis politiques, ce serait avec la phrase de L'Internationale  "Du passé, faisons table rase". Freinet croit avec force à la possibilité de créer un "homme nouveau", mais à condition d'abandonner la prétention absurde d'effacer le précédent. Il réaffirme son refus d'une éducation qui prétendrait couper d'abord les racines familiales, linguistiques ou culturelles, sous prétexte de mieux instituer la "vraie" culture, qu'elle se dise classique ou révolutionnaire.
Il l'écrit clairement (p. 47; I, p. 71): Ils ont cru, vos hommes de sciences, vos philosophes, vos pédagogues, qu'il était possible de prendre les êtres humains, comme ils se saisissent de la matière brute, de les malaxer dans leurs laboratoires, de les combiner pour former d'autres vies, comme ils créent des alliages. (...) Cette erreur monstrueuse nous vaut maintenant un danger tout aussi mortel: la réaction farouche des timorés, des rabougris et des politiciens qu'effraye le véritable progrès et qui voudraient nous faire croire que l'âge d'or, que nous n'avons pas su découvrir en avant, est derrière nous, que le progrès et la science ont fait faillite et qu'il faut se tourner vers le passé pour construire selon d'autres normes qui ne feraient que produire un nouveau décalage. On ne peut mieux condamner la mentalité réactionnaire, même quand elle se pare d'un soi-disant retour à l'humanisme.
 
Le progrès technique n'est pas source obligatoire de bonheur
 
A l'époque où tant de foyers vivent encore sans eau courante, sans électricité, sans le confort qui s'est généralisé depuis, on pourrait trouver l'affirmation choquante. Qu'on ne s'y trompe surtout pas, Freinet approuve et soutient le progrès technique, mais en affirmant que, s'il se fait au détriment de l'enracinement culturel profond, il risque de ne pas être un progrès humain, mais une source supplémentaire d'aliénation. Aujourd'hui, les écologistes sont-ils les seuls à estimer que le dernier demi-siècle lui a donné raison?
 
La mise en question de la prétention morale de la culture
 
Freinet affirme (p. 72; I, p. 99) que l'instruction ne rend pas toujours l'homme meilleur. Il va sans dire que, parmi les jeunes de l'après-guerre, nous étions nombreux à partager cette démythification de l'instruction, mais nous osions aller encore plus loin en remettant en question la prétention des intellectuels à assimiler culture et supériorité morale.
Personnellement, j'avais un grand-oncle professeur dont la passion pour la culture germanique engendrait, vis-à-vis du Nazisme, un aveuglement qui révoltait l'enfant que j'étais. En juin 40, lorsque l'armée allemande était arrivée, après la signature de l'armistice, dans la ville où nous étions réfugiés, son premier acte avait été de donner un concert en plein air comprenant des morceaux d'authentique grande musique et, à mon indignation bouleversée, j'avais entendu des Français applaudir leurs envahisseurs. Adolescent, après avoir appris que certains tortionnaires ou exterminateurs de juifs étaient mélomanes ou amateurs de peinture, je déniais désormais à la culture toute prétention morale, contrairement à ce que l'on m'avait appris en classe. Le niveau culturel moyen des résistants et maquisards était peut-être moins élevé que celui des collabos et des antisémites, mais les plus radicalement immoraux se comptaient sûrement parmi les seconds. Je me souviens en avoir discuté à plusieurs reprises avec Freinet qui était tout à fait d'accord: la culture provoque une exaltation de l'être qui n'engendre en elle-même aucune supériorité morale.
Je pense que Freinet est le premier à contester un système de pensée qui, sous couvert d'humanisme, revendique une pureté culturelle qui n'est pas sans lien direct avec la pureté ethnique, à la base de tous les nationalismes dominants, quelle que soit leur étiquette à droite comme à gauche. En refusant d'exclure les cultures maternelles régionales, puis en accueillant des enfants étrangers, il est l'éducateur du métissage culturel, ce que certains ne sont pas près de lui pardonner.
 
La critique des activités n'ayant pas de sens en elles-mêmes
 
Les mots: travail et jeu ont des acceptions si diverses que l'on a parfois du mal à suivre le droit fil de la critique de Freinet. L'éducation par le jeu est-elle, à ses yeux, plus critiquable que le travail forcé?
La cohérence de sa pensée se résume dans le fait que certaines activités trouvent leur sens en elles-mêmes (que ce soit l'exploration expérimentale du jeune enfant, la curiosité à découvrir, le plaisir de réaliser, la passion de créer, la joie de surmonter une difficulté choisie), peu importe qu'on les baptise jeu ou travail. A l'inverse, d'autres actes ne peuvent se passer d'une justification extérieure (la récompense, la note, le diplôme, le salaire, la prime ou la victoire à tout prix). Sous cet angle, la distance est souvent minime entre certaines formes de travail, de loisir, de jeu ou de sport.
Le cas limite est celui où l'activité n'a plus d'autre justification que l'excitation momentanée qu'elle procure. Freinet l'appelle le jeu haschich qui agit effectivement comme une drogue. Mais ne pourrait-on pas affirmer qu'il existe aussi des formes de travail-haschich déconnecté de toute réalité?
 
La fraternité du travail
 
La deuxième partie du livre est l'approfondissement des pratiques décrites dans L'Ecole Moderne Française  et ne pose donc pas de problème particulier. Arrêtons-nous, malgré tout, sur ce qu'il dit de la fraternité du travail, car c'est un thème qu'il reprend sans cesse au niveau des adultes de son mouvement. Comment a-t-il réussi à unir aussi solidement des enseignants de sensibilités si diverses et si peu préparés à la coopération par leur formation? Ceux qui pourraient croire, de l'extérieur, à la soumission des militants à un leader charismatique ou une idéologie monolithique ne manqueraient pas d'être surpris en y regardant de plus près. En fait, c'est en leur proposant de s'associer librement dans le travail que Freinet a réussi à les fédérer.
 
Contre l'exhortation à l'amour des enfants
 
Ceux qui seraient tentés de voir en Freinet un pédagogue de la bonté et de l'amour doivent absolument lire intégralement le dernier chapitre de L'Education du Travail. On se doute bien qu'il ne récuse pas l'affection qui peut naître entre éducateurs et enfants, mais celle-ci est tout au plus un aboutissement, sûrement pas un préalable, encore moins un moyen d'action éducative qui pourrait être la pire des manipulations.
Il dénonce l'exhortation mystificatrice à résoudre les problèmes grâce aux sentiments généreux. Ces derniers s'émoussent très vite face aux réalités. Sans culpabiliser les éducateurs, Freinet rappelle que tout commence par l'organisation du travail au sein de la communauté, seul moyen d'instaurer un certain climat susceptible de faire évoluer les comportements de chacun. Rejetant à la fois le volontarisme autoritaire et l'idéalisme hypocrite qui ne sont pas aussi opposés qu'on le croit, il s'appuie sur un réalisme qu'il faut bien appeler "matérialiste".
 
La fusion du modernisme et de la tradition profonde
 
J'ai été longtemps étonné, moi qui n'avais jamais vécu qu'en ville, de trouver en Freinet à la fois une profonde culture paysanne et un sens du modernisme touchant parfois à l'anticipation. Je voyais mal quelle cohérence pouvait lier ces deux aspects de sa personnalité qui me semblaient alors antagonistes. Je crois que la force de l'enracinement est la clé de cette énigme.
La frilosité à l'égard du changement est la réaction de ceux qui craignent de perdre les quelques références stables qu'ils possèdent. D'où le conservatisme fréquent de gens qui n'ont pourtant rien à gagner au statu quo. Ayant à plusieurs reprises touché le fond, Freinet savait sur quels ancrages indéracinables il pouvait compter et cela lui donnait toutes les audaces pour affronter l'avenir, sans craindre la déstabilisation de ses repères.
 
 
Essai de Psychologie Sensible
appliquée à l'éducation
 
Freinet en a publié un abrégé en 1948 (BENP 36) sous le titre: L'expérience tâtonnée. Observons qu'il n'utilisera que onze ans plus tard l'expression "tâtonnement expérimental" par inversion du substantif et du qualificatif. Les deux formulations ne sont pas tout à fait équivalentes: si la seconde a une connotation plus scientifique, elle privilégie la démarche, alors que la première insistait aussi sur l'aboutissement (le mot: expérience, sous la plume de Freinet, évoque le sens commun de vécu, plutôt que le protocole scientifique).
Alors que les éditions Ophrys de Gap avaient publié tous ses précédents livres, c'est la CEL (éditions de l'Ecole Moderne Française) qui édite en 1950 Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation, le dernier des manuscrits de guerre.
Lors de la réédition de 1966, chez Delachaux et Niestlé, Freinet précise dans la nouvelle préface qu'il s'agit d'une "première partie revue et mise au point". Ayant lu en son temps le texte originel, j'ai remarqué aussitôt que les changements étaient nombreux et, me livrant à une lecture comparée des deux éditions, j'ai noté 54 suppressions portant sur 588 lignes et 8 mots isolés, 76 modifications portant sur 226 lignes et 33 mots, enfin 13 ajouts en 23 lignes et 4 mots. Sans remettre en question l'économie générale de son texte, Freinet a donc apporté de nombreuses retouches. La seconde édition est moins dense et plus claire que la précédente. Par contre, une coquille apparaît dans la 9e loi où l'imitation est devenue limitation, ce qui est très différent.
Il faut observer que cette version remaniée ne comporte pas d'indication de tome. Rien ne permet donc de penser que Freinet aurait réédité, sans une refonte encore plus importante, la seconde partie qui n'avait ni l'originalité, ni la vigueur de la première. Son intention, exprimée dans la nouvelle préface, était de compléter cette réédition partielle par une étude sur le tâtonnement expérimental  qu'il avait ébauchée, fin 65, et communiquée à un certain nombre de militants sous la forme d'une brochure de 40 pages dactylographiées, sous couverture de l'Institut Freinet. Son état de santé et sa mort n'ont pas permis l'aboutissement de ce projet.
En 1971, Elise Freinet se contente de rééditer en l'état originel la seconde partie de l'ouvrage de 1950. On comprend qu'elle ne se soit pas senti le droit d'opérer sur cette partie un travail de révision et de mise au point, analogue à celui du premier volume. Hormis la suppression de 86 lignes qui faisaient la jonction des deux parties dans le texte d'origine, la nouvelle version comportent 2 suppressions portant sur 7 mots, 5 modifications de mots et 3 ajouts de sous-titres. On peut regretter qu'il ne soit précisé nulle part que, contrairement au livre révisé de 1966, la seconde partie est la simple reprise du texte de 1950 (y compris une coquille, probablement dûe à une mauvaise lecture du manuscrit: la référence à la perméabilité à l'expérience ne devrait pas renvoyer à la 5e loi mais à la 8e). Indice significatif, on retrouve fréquemment dans ce deuxième tome l'ancienne expression "expérience tâtonnée" que Freinet avait systématiquement modifiée dans la réédition de la première partie.
Les deux parties ont été rééditées d'après l'édition Delachaux (coquilles comprises) dans le premier tome des Œuvres Pédagogiques (Le Seuil, 1994), néanmoins la préface de 1966 a été supprimée. Est-ce parce que Freinet se référait alors à Teilhard de Chardin et Bachelard, références significatives jugées peut-être aujourd'hui inutiles?
 
Une conception biologique de tous les problèmes humains
 
Toutes les images utilisées par Freinet - et leur accumulation est parfois déroutante - visent à traduire la dynamique qui caractérise la vie. Rien de ce qui la concerne ne peut être analysé de façon statique, mais uniquement dans un flux irréversible que l'on ne peut jamais stopper et encore moins faire revenir en arrière. Le lecteur qui craindrait de se trouver entraîné dans une sorte de mystique spiritualiste de la Vie, peut lire les premiers chapitres en remplaçant mentalement le mot "vie" par "vivant". Il prendra mieux conscience de la volonté de Freinet d'adopter une logique biologique, rompant avec la logique mécaniste trop souvent utilisée dans les problèmes d'éducation.
La rationalité, si souvent revendiquée par la pédagogie classique, est totalement inadéquate parce qu'elle ne prend pas en compte l'évolution vivante des enfants et de leurs éducateurs. Il est absurde de prétendre ignorer la globalité éducative, de rompre arbitrairement les rythmes, de découper mécaniquement en tranches les activités, les programmes, de revendiquer une homogénéité des niveaux qui ne cesse de se modifier.
La logique du vivant récuse également toute notion de rééducation, comme si l'on pouvait remonter en sens inverse et effacer ce qui s'était mal passé précédemment. Sensible aux problèmes de délinquance, j'attachais un grand prix à l'attitude de Freinet qui ne prétend jamais revenir en arrière mais veut rechercher les brêches qui permettront d'orienter différemment l'évolution. On retrouve une grande cohérence avec ce qu'il dit de l'enracinement dans L'Education du Travail.
Les comparaisons entre l'éducateur et le paysan sont autre chose qu'une allégorie bucolique. Dans les deux domaines, l'autoritarisme est sans effet face aux lois du vivant. Il faut préparer au mieux les conditions d'épanouissement maximum (d'où l'importance du matérialisme éducatif) et avoir l'humilité de compter sur les lois naturelles pour qu'elles jouent leur rôle. Le volontarisme est absurde s'il méconnaît ces lois. La seule intervention autoritaire efficace sur la vie, c'est de la tuer.
La position de Freinet ne relève pas d'une profession de foi idéaliste, mais d'un constat objectif. Il est un éducateur rationaliste qui abandonne une logique physicienne inappropriée pour rejoindre une logique biologique que doivent adopter, bon gré, mal gré, tous ceux qui veulent agir dans le domaine vivant.
 
L'absence de clivage entre l'enfance et l'âge adulte
 
C'est seulement en 1964, dans le premier des Invariants pédagogiques,  que Freinet explicite l'identité de nature de l'enfant et de l'adulte (II, p. 387). Mais, dès le début, il avait refusé de considérer l'enfance comme l'état larvaire de l'homme, un état qui ne se terminerait que par la métamorphose tumultueuse de l'adolescence. En cela, il se démarque de la plupart des autres enseignants et psychologues. Les traditionnalistes, d'abord, qui considèrent avec mépris ces larves d'humains et voudraient les faire ressembler le plus tôt possible à des adultes en réduction, quitte à couper la queue des têtards pour qu'ils ressemblent à des grenouilles. A l'opposé, beaucoup de modernistes affirment qu'il faut respecter l'état tout à fait particulier de l'enfance qui, loin d'être méprisable, est souvent très attachant.
Ce qui tient Freinet à l'écart d'une grande partie de la psychologie de son époque, c'est qu'il refuse d'isoler une période appelée l'enfance. Il ne récuse certes pas les observations de progression (il décrit lui-même l'évolution de sa fille à la conquête de l'écriture, puis les Genèses  en dessin), mais il n'accepte aucun clivage. Tout être humain est en cours d'évolution. Les différences sont permanentes entre les individus (enfants comme adultes). Elles ne se situent pas entre deux mondes considérés comme homogènes: l'enfance et l'âge adulte. 
L'Education du Travail  montre qu'il n'adhère pas au slogan: "Laisser les enfants vivre leur vie d'enfant" pas plus qu'à: "Il faut bien que jeunesse se passe". D'où son refus de privilégier le jeu. Il lutte pour que chacun puisse vivre sa vie à tout moment, sans l'enfermement dans un statut: mineur et irresponsable au début, majeur mais aliéné par la suite.
Il était mort quand certains ont osé affirmer: "Le bébé est une personne ", mais il s'y serait sûrement associé. Il aurait sans doute hésité à déclarer: "Tout se joue avant 6 ans" car il refusait l'idée que quelque chose soit définitivement joué, mais il suffit de lire le début de Conseils aux parents  pour découvrir l'importance déterminante qu'il attribue à la première enfance.
La similitude de fonctionnement de la classe de Freinet et de son mouvement s'explique par le fait que, pour lui, il n'y a pas de différence fondamentale entre enfants et adultes. Par exemple, je me souviens qu'il ne se comportait pas de façon vraiment différente avec moi, éducateur débutant, et avec les enfants de son école: même respect, même refus de mettre en difficulté la personne devant les autres, le conseil mesuré l'emportant toujours sur l'ordre. Certains adultes auraient pu se vexer de cette similitude de comportement. Je dois dire qu'elle réhabilitait ma propre enfance.
 A 12 ans à peine, j'avais vécu la débacle de 40 et la déliquescence brutale du monde des adultes. Avec un certain nombre de mes copains, je sais que nous étions entrés en résistance morale avant même d'avoir connu l'appel du 18 juin. Aussi, quelle n'avait pas été ma fureur d'adolescent, après la Libération, en voyant certains adultes s'inquiéter des traces qu'aurait pu laisser en nous l'esprit de Vichy, nous qui n'avions pas une seconde trouvé les Allemands "corrects" et jamais considéré le Maréchal comme le "bouclier de la France"! En me plaçant sur le même plan que les enfants, Freinet me rendait la cohérence dans la dignité. Non, les enfants ne sont pas mineurs et insignifiants! Ils peuvent parfois se montrer plus lucides que leurs aînés, moins embourbés dans les préjugés, plus généreux sans calcul.
 
Le refus d'une apartheid enfantine
 
Parce qu'ils n'ont rien compris ou voulu comprendre à son œuvre et à son action, certains marxistes ont accusé Freinet d'enfermer les enfants dans leur enfance, de les obliger à tourner en rond dans leur expression spontanée et leurs tâtonnements. Ce risque pourrait exister si chaque enfant était coupé des autres par l'autorité de l'adulte, si la classe restait un monde clos sur lui-même, mais c'est justement ce que Freinet refuse, à l'inverse de la plupart des pédagogues traditionnels. Dans les Dits de Mathieu, il oppose l'école-chantier à un temple ou à une caserne, il aurait pu ajouter: à un ghetto.
Comme les enfants ne sont pas d'une autre nature que leurs aînés, ils ne doivent pas être enfermés dans une "puérilitude". L'école qui est leur seul lieu de rencontre spécifique, moins aléatoire que la rue et les escaliers d'immeubles, devient, grâce à Freinet, non pas un bunker protégé des effets extérieurs, mais le carrefour d'autres rencontres. Elle échange en permanence avec l'extérieur, toutes générations confondues.
 
Le tâtonnement comme méthode d'apprentissage
 
Le point central de la réflexion de Freinet est l'importance donnée au tâtonnement expérimental, notion utilisée par de nombreux scientifiques. Il est significatif qu'il ait eu l'intention de faire suivre la réédition du premier volume par un développement de cette notion, comme s'il jugeait encore insuffisante la place du tâtonnement, pourtant omniprésente dans le livre.
Freinet n'insiste peut-être pas assez clairement sur la nécessité pour chacun de maîtriser lui-même les critères qui vérifieront la réussite de son acte et inciteront à son renforcement. Certes, il dénonce le dressage et le conditionnement, mais ne souligne sans doute pas suffisamment le danger de la récompense, fût-elle simplement verbale. On le voit avec les jeunes en échec, les encouragements deviennent vite insuffisants, si l'on n'apprend pas chacun à évaluer objectivement par lui-même son action. Parvenir enfin à se mouler dans le conformisme ambiant, quel qu'il soit, serait une conquête bien médiocre et bien fragile. La maîtrise d'une véritable autonomie, notamment en utilisant positivement ses révoltes, est autrement prometteuse et moins sujette aux rechutes.
 
Importance de la notion de recours-barrière
 
On n'a pas tort de considérer que le tâtonnement expérimental est l'apport fondamental de Freinet, ce qui ne signifie pas que l'on puisse négliger le reste. Si je ne devais retenir qu'une seule autre notion dans la psychologie de Freinet, c'est peut-être celle de recours-barrière que je choisirais. L'auteur utilise la comparaison des barrières rurales pour montrer qu'une limite peut en même temps servir de moyen de dépassement. Cette ambivalence se retrouve la diversité des effets. Les multiples recours (famille, nature, société, individualités) peuvent agir dans des sens très différents selon qu'ils sont aidants, rejetants ou accaparants. Il ne suffit donc pas qu'un recours existe pour que son influence soit bénéfique. En revanche, il est rare qu'il n'existe aucun recours aidant; l'important est de savoir le découvrir et l'accepter, même si l'on a été déçu ou meurtri par les autres. Un des rôles de l'éducation est d'apprendre à diversifier ses recours et à les utiliser sans s'aliéner.
 
Une pédagogie plus riche que la psychologie qui la sous-tend
 
Malgré l'intérêt que présente l'Essai de Psychologie Sensible, cet ouvrage me semble loin de posséder la richesse multiforme de la pédagogie Freinet. A quoi attribuer cette impression? D'abord au fait que Freinet est avant tout un praticien de l'éducation qui s'aventure sur un terrain qu'il ne maîtrise pas aussi bien.
De ce fait, il n'aborde pas la psychologie avec l'audace, l'inventivité et l'absence de préjugé qu'il manifeste dans sa classe. Il est frappant de constater que cet homme, si hostile aux systèmes pédagogiques, tente d'expliquer par un ensemble de "lois" le comportement enfantin. Son souci matérialiste l'amène à analyser la plupart des faits sous l'angle d'un déterminisme de la nécessité (qui pèse vers le bas), alors que sa pratique éducative suscite et prend en compte les désirs (qui tendent vers le haut).
On ne peut faire reproche à Freinet de n'avoir pas su opérer, sur la psychologie dont il n'est pas spécialiste, un saut conceptuel comparable à celui de la mécanique quantique par rapport à la mécanique classique. Cette recherche reste à accomplir, en dépassant le seul regard freudien.
Je ne cache pas que je lui ai toujours exprimé mon désaccord quand il croit pouvoir ramener l'intelligence à la simple perméabilité à l'expérience. Dans un court article intitulé: Y a-t-il une faculté d'analogie? (E 5, déc. 50, p. 160), il fait état de notre divergence et cela prouve sa capacité de dialogue et sa volonté d'approfondissement. Le jeune blanc-bec de 22 ans que je suis, aussi ignare en psychologie qu'en pédagogie, conteste l'affirmation de son aîné, fort de ses 54 ans d'expérience, et ce dernier prend les militants à témoin de la discussion, en espérant l'approfondir. J'avais objecté à Freinet qu'il ne suffit pas que l'être soit perméable à une expérience, il faut qu'il perçoive en quoi une situation ultérieure possède une analogie avec la précédente. Cet argument est insuffisant. En réalité, l'humanité ne progresse que parce que les individus contestent les réponses données par leur expérience immédiate. Leur désir de dépassement est plus fort que le simple enregistrement des expériences. Mais, moins spécialiste encore que Freinet, je n'étais pas armé pour surmonter ce problème. J'ajoute que les références ultérieures à Bachelard et à Theilard de Chardin semblent montrer que Freinet voulait également dépasser la simple perméabilité à l'expérience.
 
L'incitation à observer les jeunes enfants
 
Pour approfondir et étayer ses hypothèses de l'expérience tâtonnée, Freinet incite ensuite ses militants à observer et à noter les tâtonnements de leurs tout jeunes enfants sur le plan de la motricité et de la découverte du langage. Pierre Cabanes (Aveyron) coordonne le travail de la commission. 42 jeunes parents notent les réactions de leurs tout-petits (0 à 2 ans). Les observations sont synthétisées dans la BENP n°77 (déc. 52): Connaissance de l'enfant sur la base des principes de l'essai de psychologie sensible .
Par ailleurs, Freinet collecte les graphismes de jeunes enfants avec ceux d'enfants plus grands et s'en servira pour la Méthode naturelle de dessin. Il faut décalquer à l'encre de Chine les dessins parfois très pâles et il n'existe alors pas de photocopieur. Au cours de stages ou de rencontres, Freinet fait une projection commentée de ces graphismes, en espérant que les réactions l'aideront à approfondir sa démarche. L'abondance des dessins recueillis l'amènera à les classer par thèmes, ce qui donnera lieu aux genèses qu'on trouve dans le tome II des Œuvres pédagogiques.
 
Le profil vital
 
Freinet met au point, avec l'aide de Cabanes, une grille d'analyse des potentialités et des insuffisances d'un enfant. Cette grille, publiée dans la BENP n°82 (nov. 53), ne compte pas moins de 129 items classés par catégories, à noter de 1 à 10.
Eléments fondamentaux de la puissance: 1-Santé des parents, 2-Age des parents, 3-Milieu social, 4-Milieu naturel, 5-Logement, 6-Composition de la famille, 7-Grossesse, 8-Accouchement, 9-Poids de naissance, 10-Alimentation de 0 à 1 an, 11-La mère travaille-t-elle?, 12-Premiers pas, 13-Premières paroles, 14-Propreté, 15-Succion du doigt, 16-Maladies graves, 17-Perte de la mère, 18-Perte du père, 19-Marâtre ou parâtre, 20-Soins par bonne, 21-Soins loin de la maison, 22-Equilibre familial
Insuffisances: a) Insuffisance générale: 23-Insuff. de l'expérience tâtonnée, 24-du recours à la famille, 25- du recours à la nature, 26-du recours à la société, 27- du recours aux individualités; b) Insuffisance de santé et force: 28- Débilité, faiblesse, 29-Fatigabilité, 30-Ardeur, entrain, élan, 31-Fermeté, courage, 32-Nonchalance, paresse, 33-Audace, témérité, 34-Mécontent ou gai, 35-Passivité ou activité, 36-Habileté manuelle, 37-Ingéniosité, 38-Propreté, 39-Coquetterie, simplicité, 40-Envie, jalousie, 41-Bien-être et confort; c) Faiblesse grave de constitution: 42-Méchanceté, cruauté, 43-Calomnie, dénonciation, 44-Manies et tics, 45-Lapsus, erreurs, oublis, 46-Distraction, dans la lune, 47-Faculté d'orientation, 48-Fréquence des chutes, 49-Vertiges, équilibre; d) Insuffisance digestive: 50-Gourmandise, 51-Boulimie, voracité, tempérance, 52-Avarice, générosité, 53-Egoïsme, 54-Sensualité, 55-Amour des jeux à gagner; e) Insuffisance respiratoire: 56-Hésitation, décision, 57-Crainte, assurance, 58-Travaux sédentaires ou actifs, 59-Ruse, flatterie; f) Insuffisance nerveuse et motrice et d'équilibre vital: 60-Egalité d'humeur, 61-Instabilité, équilibre, 62-Maîtrise de soi, 63-Habitudes, automatismes, 64-Emportement, violence, colère, 65-Timidité, peur, sang-froid, 66-Résignation, 67-Révolte, 68-Sensibilité, émotivité, 69-Signes nerveux, 70-Mensonges, vérité, 71-Amour des jeux mécaniques, 72-Enurésie; g) Insuffisance glandulaire: 73-Bile, neurasthénie, 74-Effronterie, grossièreté, 75-Naïveté, confiance; h) Insuffisance sexuelle: 76-Orgueil, modestie, 77-Regards fuyants, 78-Expérience naturelle ou vicieuse avec les sexes, 79-Onanisme; i) Insuffisance dans les expériences et les connaissances: 80-Peur de la nouveauté,81-Bavardages, fabulation, 82-Niaiserie, 83-Imagination désordonnée, 84-Inquiétude, questions; j) Insuffisance intellectuelle et scolaire: 85-Attention, 86-Mémoire, 87-Imagination, 88-Intelligence en général, 89-Jugement, 90-Raisonnement, 91-Assimilation, 92-Curiosité, 93-Sciences, 94-Lettres, 95-Art, 96-Mathématiques, 97-Travaux manuels, 98-Critiques, discussions, 99-Attitude scolaire en général, 100-Camaraderie; k) Insuffisance familiale: 101-Ins. du père, 102-Ins. de la mère, 103-Fixation au père, 104-Fix. à la mère, 105-Pas assez de frères et sœurs, 106-Trop de f. et s.; l) Insuffisance affective: 107-Opposition exagérée et systématique, 108-Attachement exagéré et maladif, 109-Sentiment de la dignité, 110-Sentiment du devoir, 111-Repli sur soi; m) Insuffisance sociale: 112-Sentiment de la justice, 113-Sociabilité, 114-Rancune, vengeance, 115-Tendance exagérée mode et conformisme, 116-Politesse, savoir-faire, 117-Jeux individuels, 118-Travail individuel ou social, 119-Respect des lois et de l'autorité, 120-Ambition, 121-Bouderie, 122-Fugue, 123-Vols; n) Insuffisance psychique: 124-Passivité artistique, 125-Attitude devant la création artistique, 126-Lectures ersatz;  o) Insuffisances religieuses: 127-Superstition, 128-Religion formelle, 129-Religion supérieure.
On peut critiquer le caractère aléatoire et approximatif de la notation, mais Freinet précise que ce sont surtout les tendances qui importent, notamment dans les cas extrêmes. Dans les commentaires de la grille, il donne des indications pour mieux évaluer certaines réponses.
On peut aussi contester le fait de rattacher certains types de comportement à des insuffisances physiologiques (par ex. l'égoïsme ou l'amour des jeux à gagner avec la fonction digestive). Mais ce qui semble le plus original et le plus significatif, c'est la volonté de traduire les divers aspects de la personnalité sous forme de profil plutôt de les rapporter à une norme, comme le font généralement les tests des examens psychologiques.
Freinet incite les militants à établir le profil vital de leurs propres enfants ou de certains de leurs élèves. Cabanes et lui se livrent à des analyses du profil, sans se concerter auparavant ni lire d'autres indications sur l'enfant. Il faut reconnaître que les remarques sont souvent intéressantes et convergentes. Mais peut-être cette convergence est-elle due à une façon identique d'appréhender le profil.
 
La santé mentale des enfants
 
Dans les années 50, des pédiatres américains cherchent à expliquer les décès incompréhensibles de nouveaux-nés hospitalisés et s'aperçoivent que le stress du bébé privé du contact maternel se traduit par une panique physiologique qui aboutit parfois à la mort. Ils appellent ce syndrome: "hospitalisme" et préconisent une réforme des soins qui tienne compte des besoins affectifs des bébés.
Freinet établit une comparaison, peut-être discutable, avec les troubles de certains enfants en milieu scolaire. Il baptise cela: "scolastisme" (E 15, fév. 56; DdM, II, p. 177). C'est dans le même esprit qu'il apporte son point de vue sur les problèmes de santé mentale (E 9, fév. 59, p. 27; E 13, avril 60, p. 436; E 2, oct. 61, p. 23) et réunit des témoignages dans la brochure BEM n°6: La santé mentale des enfants.
Il conteste certaines théories physiologiques sur la dyslexie (sur laquelle on dit alors n'importe quoi). Il la classe majoritairement parmi les maladies scolaires engendrées par la pédagogie (E 8, janv. 62, p. 1; E 18, juin 62, p. 6). Il publie sur ce thème un article (TV 24, mars 64, p. 8), puis la BEM n°26 sur Les maladies scolaires.
Il a observé depuis longtemps, chez les élèves de son école de Vence, de véritables effets thérapeutiques, mais l'importance qu'il attribue au régime naturiste l'empêche de mesurer la part exacte de l'action pédagogique. Par contre, les autres éducateurs de son mouvement ont très peu de prise sur les habitudes sanitaires et alimentaires de leurs élèves et certains changements, parfois spectaculaires, qu'ils observent peuvent être attribués plus clairement au climat éducatif. Freinet lance un appel: Pour montrer que la classe moderne est thérapeutique, il nous faut d'urgence cent monographies d'enfants (E 8, janv. 60, p. 254).
On sait que Fernand Oury continuera de développer cette préoccupation. Lorsqu'il se sépare de Fonvieille et Lobrot, il appelle Groupe d'Education Thérapeutique le noyau d'enseignants qu'il réunit. Au sein de l'ICEM, on reste néanmoins réticent à toute prétention à transformer l'éducateur en thérapeute et à une vision trop strictement centrée sur la psychanalyse.
Les multiples préoccupations de Freinet, au cours des années suivantes, ne lui permettent pas de développer ce thème de la santé mentale, mais les documents réunis permettront d'animer, après sa mort, une séance de congrès (Tours, avril 67) et de publier une brochure intitulée: Aspects thérapeutiques de la pédagogie Freinet (Documents de l'ICEM, n° 5, oct. 69).
 
 
Les Dits de Mathieu
 
Contrairement aux ouvrages précédents, il ne s'agit pas d'un livre écrit d'un seul tenant pendant la guerre, mais d'une suite de billets publiés, sous cette rubrique, dans L'Educateur entre 1946 et 1958 (en réalité, plus longtemps que les 5 ans mentionnés dans la préface). Freinet en a ensuite réuni un certain nombre dans deux brochures (BENP 47, juillet 49, puis BENP 73, juin 52) et finalement il en constitue un livre publié en mars 59 chez Delachaux-Niestlé.
Comme il a trié et reclassé les textes pour donner plus de cohérence à l'ensemble, on perd le fil chronologique. Or il n'est pas indifférent de savoir, par exemple, que Nous avons posé notre pierre  que je considère comme l'un des plus émouvants de Freinet a été écrit au retour du congrès de La Rochelle où ses propositions d'une caisse spéciale Cinéma avaient été sérieusement contestées.
C'est pourquoi il ne me semble pas inutile d'indiquer, avec leur date de première publication dans L'Educateur, les titres des Dits de Mathieu , même s'ils n'ont pas été repris dans le livre:
Donnons du tirage (E 1, oct. 46); Pédagogie du bon sens (E 2); Les effectifs scolaires (E 3, nov.); Eduquer ou domestiquer (E 4); Sur la vie et le travail... Alignement (E 5, déc.); Geôles de jeunesse captive (E 7, janv. 47); L'observation par illumination (E 8); Serre chaude ou plein vent (E 9, fév.); Jardiniers et éleveurs (E 10); La sève circule (E 11, mars); L'interrogation (E 14, avril); L'éducation du travail (E 19-20, juillet); L'étincelle a jailli (E 1, oct. 47); L'histoire du cheval qui n'a pas soif (E 2); Hymne au travail (E 3, nov.); L'école sera-t-elle temple ou chantier? (E 4); L'école sera-t-elle chantier? (E 5, déc.); Gare au chant haschich (E 6); Le stylo scolaire (E 7, janv. 48); Notre travail nous unira (E 8); Ils ont jeté des pierres dans les bassins (E 9-10,fév.); Prendre la tête du peloton (E 11,mars); Geôles de jeunesse captive (autre texte, E 12); La notion de vitesse (E 15, mai); Je veux les cueillir (E 16); Une direction sensible (E 17, juin); Aller en profondeur (E 18, juin); Ne vous lâchez pas des mains avant de toucher des pieds (E 19-20, juillet); Le travail qui illumine (E 1, oct. 48); Techniques (E 2); Le bon jardinier ou le cycle de l'éducation (E 3, nov.); Les "bavardeurs" (E 4); Il y a plusieurs chemins (E 5, déc.); Libérés du rite! (E 6); Enfoncer ses racines (E 7, janv. 49); Le triomphe de l'autocar (E 8); La vie se prépare par la vie (E 9, fév.); Gare au laminoir (E 10); Le temps des farandoles (E 11, mars); Le frémissement de la paix (E 14, avril); Et la lumière fut! (E 18, juin); Otez les épines (E 19); Une mentalité de bâtisseurs (E 20, juillet); Faites sauter les cales (E 1, oct. 49); L'école sera-t-elle caserne ou chantier? (E 2); Libération (E 3, nov.); La vie monte toujours (E 4); Ils ont oublié leur pomme (E 5, déc.); Les soucis de l'adjudant (E 6); En l'an 1950 (E 8, janv. 50); Barrage ou calebasse (E 9, fév.); Fais le mort (E 10); Le voiturier attardé (E 11, mars); Raccrocher l'outil à nos mains (E 14, avril); Le danger des faiseurs de nœuds (E 18, juin); Le bon berger (E 19); Ceux qui font encore des expériences (E 20, juillet); L'Ecole Moderne n'est point l'Ecole Nouvelle (E 1, oct. 50); Magnifier (E 2); Bois massif ou contreplaqué (E 3, nov.); Il était une fois (E 4); Chaussures neuves et souliers éculés (E 5, déc.); Ensemble (E 6); Les laboratoires de la paix (E 8, janv. 51); Le cheval n'a pas soif: changez donc l'eau du bassin (E 9, fév.); Termitières et bungalows (E 10); Par le bon bout de la lorgnette (E 17, juin); Le poids de la servitude (E 18); Les aigles ne montent pas par l'escalier (E 19, juillet); Allez au-devant de la vie (E 1, oct. 51); Ouvrez des pistes (E 2); En partant des racines (E3, nov.); La pédagogie à queue de morue (E 4); Le drapeau bleu, blanc, rouge (E 6); Avant - Après (E 8, janv. 52); Elevage moderne ou camp de concentration (E 9, fév.); Les jeux sont faits (E 10); Les récipients (E 11, mars); Du pain et des roses (E 18, juin); Nous avons posé notre pierre (E 19, juillet); Celui-ci est de l'Ecole Moderne (E 20); Le maître et le tâcheron (E 1, oct. 52); Ecrit sur parchemin (E 2); D'abord faire jaillir la source (E 3, nov.); Voyez Adrien (E 4); Le travail de série (E 5, déc.); Deux et deux ne font pas toujours quatre (E 6); Le 3 n'est pas forcément après le 2 (E 8, janv. 53); Tourner à son régime (E 9, fév.); Les techniques modernes ont gagné la partie (E 10); Une pédagogie qui n'ose plus dire son nom (E 11, mars); Un laboratoire d'hommes (E 16, mai); Un métier qui est formule de vie (E 19, juillet); Ceux qui marchent sur les mains (E 1, oct. 53); Dois-je rester sur mes mains ou marcher sur mes pieds? (E 2); Chiots bâtards ou chiens de race (E 3, nov.); Station debout et quadrupédie (E 4); Joueurs d'osselets (E 5, déc.); S'ils commandent! (E 6); L'école du Pioupiou (E 8, janv. 54); Laissez ici toute espérance (E 9, fév.); Nous sommes des apprentis (E 10); La vengeance des "réalistes" (E 11, mars); Inquiets et chancelants (E 12); La vraie science psychologique (E 1, sept. 54); Si la connaissance (E 2, oct.); Fulgurantes (E 3); Pourquoi travailler (E 4); Un dit de Mathieu (E 5); Nous sommes tous des délinquants (E 6, nov.); Les aventuriers du Kon-Tiki (E 7); Le métier vous marque (E 8); Ceux qu'on ne peut apprivoiser (E 9-10, déc.); Le travailleur-homme (E 13, janv. 55); Au cœur de l'homme (E 14); L'œil magique (E 15-16, fév.); Les faux-monnayeurs de l'esprit (E 17); Le retour du bonnet d'âne (E 18, mars); Les chercheurs de vérité (E 19); Un bréviaire de l'Ecole Moderne (E 1, oct. 55); L'Ecole Moderne est une nécessité (E 2); Méfie-toi de la salive (E 3); C'est en forgeant qu'on devient forgeron (E 4, nov.); Eviter la scolastique (E 5); Enlevez la chaire et retroussez vos manches (E 7, déc.); Donner soif à l'enfant (E 11, janv. 56); Ne faites pas de l'inutile travail de soldat (E 13, fév.); Un rien qui est tout (E 14); Le "scolastisme" (E 15); Dépassez la mécanique autoritaire; affrontez la complexité de la vie! (E 16-17, mars);  Halte au faux progrès (E 25, juin); Compter des pois chiches (E 26); Une école d'humanité (E 2, oct. 56); Embrayer sur la vie (E 3); Autocratie ou liberté (E 4); L'éducation est le ciment de la paix (E 5, nov.); Mes idées se bousculent au portillon (E 6); L'acte de création (E 7); La trève scolastique (E 8, déc.); Abaisser les barrières (E 11, janv. 57); Les deux disciplines (E 12-13); La réforme en action (E 14, fév.); Il y a plusieurs demeures (E 15); La discipline (E 16); Le travail en miettes (E 17-18, mars); Problèmes de rentrée (E 1, oct. 57); La nuit viendra toujours trop tôt (E 2); Les souliers des soldats (E 3); Qu'il fasse effort (E 4, nov.); N'appuyez pas sur le champignon, changez de vitesse (E 5); Le retour aux sources (E 6); Nourrisseurs et éducateurs (E 8, déc.); La technique et l'esprit (E 11, janv. 58); Les résultats sont là! (E 12); Le capital le plus précieux (E 13-14, fév.); Dans la combe stérile (E 15); Il est des naissances qui sont des éclosions (E 16, mars). Freinet reprend: Un rien qui est tout (E 18, juin 59), mais c'est pour rappeler la parution du recueil.
Inutile d'insister sur le style imagé grâce auquel le livre fait, mieux que tout autre, comprendre la philosophie éducative de Freinet. C'est pourquoi on peut le conseiller, avec L'Ecole Moderne Française, comme première approche de sa pensée.

 
La pédagogie Freinet à l'écran
 
Freinet,  héros d'un film : L'Ecole Buissonnière
 
Dès sa présentation au congrès de l'Ecole Moderne à Angers, en avril 1949, le film de Jean-Paul Le Chanois devient emblématique de la pédagogie Freinet. Le leitmotiv musical du film, "J'ai lié ma botte", restera pendant des années le chant de ralliement des débuts de séances de congrès. En réalité, ce chant n'a pas été composé par l'auteur de la musique du film, Joseph Kosma (le complice des chansons de Prévert), mais par Francine Cockempot, animatrice de chant du scoutisme féminin. L'explication: Le Chanois avait découvert cette chanson à l'école Freinet de Vence, au cours du tournage. Michel E. Bertrand l'ayant ramenée d'un stage de colonies de vacances des CEMEA, l'avait apprise aux enfants de l'école où il avait été appelé en octobre1947 par Freinet, à sa sortie de l'école normale.
Mais remontons en arrière pour évoquer la conception et le tournage du film.
 
Au départ, une rencontre de copains
 
J'ai souvent entendu dire, sans avoir pu le vérifier, que Jean-Paul Le Chanois et Bernard Blier avaient sympathisé pendant la guerre, en 1940, et s'étaient promis de tourner ensemble plusieurs films dès qu'ils le pourraient. De fait, Blier fut l'interprète principal de plusieurs films de Le Chanois après la Libération.
Sous son vrai nom: Jean-Paul Dreyfus, Le Chanois, né en 1909, avait joué en 1932 dans L'affaire est dans le sac, film de Pierre Prévert auquel participaient également M. Duhamel et J. Prévert. Il avait été assistant réalisateur de Tourneur, Renoir et Ophuls. Son premier film personnel, un court métrage sur Vaillant-Couturier, date de 1938. C'est pendant l'Occupation qu'il adopte le pseudonyme de Le Chanois qu'il conserve ensuite.
Bernard Blier avait déjà joué, avant la guerre, dans plusieurs films connus: Hôtel du Nord, Le Jour se lève  et Entrée des artistes.
 
Une histoire vraie, largement modifiée et romancée
 
Pour le choix du sujet, Le Chanois, membre de la bande à Prévert et du groupe Octobre, avait eu connaissance de l'affaire Freinet en 1933. A quel moment se fait, entre Le Chanois et Freinet, la rencontre qui donnera corps au projet de film? Rien ne permet de le préciser. Toujours est-il qu'Elise Freinet, qui termine alors son livre Naissance d'une Pédagogie Populaire , rédige un synopsis (payé 50 000F de 1948) pour servir de base au scénario. La B.T. 100 L'Ecole Buissonnière (22-1-1950) donne une idée de ce que pouvait être ce synopsis. Pour des raisons d'unité de lieu et d'intrigue, Le Chanois décide de regrouper dans un seul village ce qui s'était passé à Bar-sur-Loup (l'innovation) et à St-Paul (le conflit). C'est Saint-Jeannet, village proche de Vence, qui est choisi comme cadre de la plupart des scènes d'extérieur. Une des placettes est le lieu principal: un décor transforme l'une des maisons en école et un faux monument aux morts est ajouté au bout de la place où les conseillers municipaux du film joueront aux boules.
Il est probable qu'en Italie, un cinéaste néo-réaliste aurait créé un film assez proche de la véritable affaire de Saint-Paul. En France, après la courte euphorie unitaire de la Libération, suivie de la scission syndicale de 1947, la production d'un film grand public contraint à des infléchissements importants du sujet:
-  une dépolitisation de l'histoire (ce n'est plus l'affrontement politique entre l'Action Française et l'instituteur "bolchevique", tout au plus une opposition sociale: les nantis face aux gens du peuple),
- de ce fait, l'intrigue se ramène surtout à un problème d'innovation pédagogique mal acceptée par les traditionalistes de tous bords,
-  une issue positive: si l'instituteur obtient la réussite de tous ses élèves au certificat, il pourra rester au village (Freinet n'avait pas eu ce choix à la rentrée de Pâques 33, ses adversaires exigeaient son départ immédiat et l'avaient obtenu),
- la polarisation sur un cas symbolique: celui d'Albert, l'adolescent orphelin de guerre, considéré comme le voyou du village,
- une folklorisation du milieu: le village provençal de L'Ecole Buissonnière ressemble à ceux de Pagnol (Le Chanois reprend d'ailleurs certains de ses acteurs habituels: Delmont, Maupi, Poupon, Arius, Ardisson, Jenny Hélia),
- enfin, on greffe une petite intrigue sentimentale en deux temps (la serveuse de l'auberge et l'institutrice des filles).
Néanmoins, on retrouve beaucoup d'éléments de la réalité historique: l'instituteur relevant d'une blessure de guerre, l'introduction de la petite imprimerie, la première correspondance avec une classe bretonne, la campagne diffamatoire, les pressions exercées sur les parents pour qu'ils fassent la grève scolaire, le rôle de l'antiquaire, fer de lance de la cabale contre Freinet. Dans le détail, on reconnaît des textes d'enfants souvent cités par Freinet : la course d'escargots, le petit chat qui ne voulait pas mourir, ou des allusions à des Dits de Mathieu. : prendre la tête du peloton, le cheval qui n'a pas soif.
Observons que l'instituteur apparaît comme un novateur isolé. A part son correspondant breton, aucun de ses collègues ne semble échapper au traditionalisme et la notion de mouvement pédagogique est totalement absente.
Certains ont cru voir l'origine du nom du héros, M. Pascal, dans celui d'un instituteur varois, cité par Elise (p. 54 de N.P.P.). J'en doute, car ce Joseph Pascal, à l'inverse de son ami Alziary, avait refusé de se joindre en 1926 au mouvement qui naissait. On peut observer que les deux instituteurs du film (Pascal et Arnaud) portent des noms qui sont des prénoms. Il n'est pas impossible que celui d'Albert, donné au personnage de l'adolescent, soit un hommage au jeune Albert Belleudy, fusillé pour faits de résistance en 1944, après avoir secondé Freinet dans toutes les tâches de l'école Freinet entre 1934 et 1939.
 
La figuration enfantine
 
Le rôle clé d'Albert est confié à Pierre Costes, un jeune acteur ayant dépassé l'âge du rôle mais qui a su convaincre le réalisateur en se présentant aux essais habillé en écolier de l'ancien temps.
Pour les autres rôles d'enfants, on a fait appel à des petits Niçois, habitués à la figuration dans les studios de la Victorine, et à des gamins remarqués au cours des repérages. Plusieurs pensionnaires de l'école Freinet complétent la distribution, tant pour la classe des garçons que pour celle des filles. Le Chanois a trouvé plus commode, pour les tournages en extérieur (à Saint-Jeannet ou au bord du torrent), de loger les petits acteurs à l'école Freinet. C'est Michel Bertrand qui accompagne et encadre l'ensemble de ces enfants, élèves ou non de l'école, en dehors des moments de tournage, de septembre à novembre 1948.
Je me souviens d'une anecdote à ce sujet. Voyageant dans un train de banlieue parisienne, à cette époque, je découvre un titre de France-Soir parlant d'une grève à l'école Freinet. Sans être lecteur coutumier du journal, je l'achète, intrigué. Il ne s'agit que d'un potin élevé, non sans malignité, à la hauteur d'un fait divers. Parce qu'on voulait leur imposer une alimentation sans sel (préconisée par Elise Freinet), les petits acteurs non élèves de l'école ont protesté et menacé de faire la grève du tournage si on ne les nourrissait pas comme chez eux. Ce qui est décidé aussitôt, on le devine.
Les chansons du film sont enregistrées, non avec les enfants figurants, mais avec les élèves d'un instituteur musicien de l'école Fuon Cauda de Nice, Camatte. Les enfants ont ainsi l'occasion de visiter le studio de la Victorine, un jour du tournage de la scène du certificat. Ils le racontent dans La Gerbe  de janvier 1949.
 
La présence de Freinet à certains tournages
 
Au cours de conversations en 1950-51, j'ai parfois écouté Freinet ou Bertrand parler du tournage du film. C'est pourtant dans une émission radiophonique de variétés que, pour la première fois, j'avais entendu avec surprise évoquer cette présence de Freinet. Un soir d'octobre 1949, Jean Nohain annonce soudain: " Comme c'est la rentrée des classes, j'ai invité un instituteur, mais il n'est pas comme les autres puisque c'est celui de  L'Ecole Buissonnière ". En un éclair, je me dis : Freinet n'est tout de même pas venu chez Jean Nohain! A cette époque, la médiatisation à outrance ne nous avait pas encore habitués à voir des personnalités prêtes à n'importe quoi pour figurer dans une émission à grande audience. Et l'animateur continue intarissable: "Je suis heureux d'accueillir celui que nous aurions tous aimé avoir comme maître d'école, M. Bernard Blier !" (ouf!). Quand les applaudissements de rigueur prennent fin, l'acteur enchaîne: "Je veux préciser que je ne suis pas le véritable instituteur de L'Ecole Buissonnière, car il existe et je le connais, il s'appelle M. Freinet. Depuis bien des années, il s'acharne à transformer la façon de faire l'école, ce qui lui a valu des ennuis et beaucoup de réussites."  En quelques phrases sensibles, il raconte l'affection spontanée des enfants pour Freinet. Cela se remarquait au fait qu'il était immédiatement entouré d'enfants, dès qu'il arrivait sur les lieux de tournage. Par la suite, Blier citera souvent son rôle d'instituteur parmi ceux, pourtant nombreux, qui l'ont particulièrement marqué au cours de sa féconde carrière d'acteur. Curieusement, dans une interview de la fin de sa vie, il décrit Freinet comme un stalinien sectaire. Peut-être ne gardait-il plus que le souvenir du conflit juridique qui suivit et dans lequel le stalinisme n'était pourtant pas du côté de l'inspirateur du film.
 
L'annonce aux militants
 
Au début, l'atmosphère est au beau fixe. Dans L'Educateur  n°3 (1er nov. 48), Freinet écrit : Un metteur en scène de talent, J.-P. Le Chanois, avait eu connaisance, il y a quelques années, de nos réalisations. Il avait compris tout de suite ce qu'elles contenaient d'essentiel et de typique; cette reconsidération profonde de notre éducation, que nous voyons, nous, sur le plan de la pensée et de la vie de l'enfant, il l'a conçue, lui, en images. L'idée du film était née, d'un film qui ferait comprendre au grand public ce qu'apporteraient de précieux et d'humain les techniques dont nous avions prouvé la réussite pédagogique. Le Chanois, metteur en scène, s'est fait pédagogue. Il a lu nos livres et nos brochures, médité  L'Educateur et surtout les  Dits de Mathieu; il a cherché dans notre aventure pédagogique la trame du film qu'on est en train de tourner aux environs de Vence et aux studios de la Victorine à Nice.
Il ne s'agit certes pas du film technique dont nous étudions et préparons la réalisation prochaine, mais d'un film pour le grand public, qui doit parler naturellement un langage différent de celui qui nous est familier. Nous avons aidé de notre mieux pour que ce film soit une réussite, c'est-à-dire qu'il fasse sentir et comprendre aux parents d'élèves les vertus des conceptions pédagogiques qui constituent un des grands tournants historiques de l'éducation populaire.
Il ne nous appartient pas de présenter un jugement prématuré de l'œuvre entreprise. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il a été réalisé avec ferveur par des hommes qui se sont donnés profondément à leur œuvre, sans autre souci que de la faire servir à l'éducation du peuple.
Dans le n° 10 (15 fév. 49), Freinet prévient à nouveau que ce film n'est point le film de nos techniques qu'attendent les camarades (...) mais un film destiné au grand public, que le metteur en scène a quelque peu romancé naturellement et surtout qu'il a dû dépouiller, au risque de le voir boycotter, des éléments essentiels du drame : la laïcité, la lutte cléricale et la basse politique réactionnaire. (...) Le metteur en scène s'est attaché surtout à montrer au public les avantages psychiques et humains de nos techniques, ce renouvellement, cette reconsidération de la pédagogie sur la base des intérêts et des besoins enfantins. Et il y a, à mon avis, parfaitement réussi.
 
L'image de l'instituteur traditionnel dans le film
 
Quand il voit la version définitive du film, Freinet est le premier à regretter l'image caricaturale donnée du vieil instituteur, M. Arnaud, car il craint qu'elle fasse réagir négativement certains admirateurs des "hussards de la Troisième République" alors qu'il veut montrer comment mieux mettre réaliser leur idéal généreux. Il rédige un texte où il critique que l'on ait représenté le vieil instituteur d'une façon un peu caricaturale et, à certains moments, un tantinet ridicule. Je sais bien que ce qu'il peut y avoir de forcé (...) est ensuite racheté par l'attitude courageuse du vieux maître en face de la coalition anti-laïque, pour la défense du pédagogue téméraire qui bouscule la tradition et la routine. (...)
Si, un jour prochain, le film pouvait devenir un film d'éducation, non soumis aux exigences insurmontables de la distribution et de la vente, nous demanderions que disparaissent quelques scènes que nous réprouvons et qui n'ajoutent absolument rien au film que nous aimons. Mais nous demanderions, par contre, que soient rétablis des passages malencontreusement supprimés. Quand Pascal rencontre M. Arnaud dans la salle de classe puis qu'il s'en va avec Lise, le vieil instituteur reste seul. Il fait alors, dans un silence émouvant, le tour de la salle où il a tant travaillé et que la retraite l'oblige à quitter. Il s'asseoit un instant encore à la chaire qui ne fut pas pour lui qu'un symbole, il examine une dernière fois les tableaux que nous trouvons démodés et dépassés, mais qui marquèrent en leur temps ce souci de constante recherche pour une meilleure éducation dont nous nous réclamons. Il s'imagine, sur ces bancs aujourd'hui vides, les générations d'enfants qu'il a préparés de son mieux à être des hommes. Il se met à pleurer. (...) Puisse cet hommage au Pascal de 1949 faire mieux comprendre aux spectateurs du film L'Ecole Buissonnière le vrai mérite des Arnaud de l'école laïque française.
Il ne fait pas de doute que Freinet aurait volontiers coupé la scène du baiser dans la grange et laissé celle des adieux du vieil instituteur à sa classe. Le Chanois a-t-il eu tort de couper au montage une scène qu'il jugeait trop mélo? Sur le plan cinématographique, il est difficile de trancher sans pouvoir comparer les deux versions.
 
Un accueil largement favorable
 
Projeté en séance privée à Paris en janvier 49, en présence de personnalités de l'enseignement, le film est bien accueilli. Dès sa sortie en salles, au mois de mars, il touche un large public par son ton enjoué et généreux, se situant clairement du côté des exclus. La scène du certificat, où Albert parle de son approche vécue des droits de l'homme, est un morceau de bravoure qui ne laisse personne indifférent. Un film donnant une vision positive de l'école, c'était et reste trop rare pour ne pas être remarqué.
L'Ecole Buissonnière  obtient le premier prix au festival de Knokke-le-Zoute (Belgique), grâce, paraît-il, au soutien de jurés catholiques qui ignoraient le contexte français de guerre scolaire. Du côté de l'Est, le film est primé au festival de Karlovy Vary (Tchécoslovaquie). Sous le titre Passion for life , il obtient aussi une récompense à New York, ce qui ne surprendra pas ceux qui savent le triomphe qu'avait fait auparavant La femme du boulanger  de Pagnol.
Le Conseil du cinéma de l'O.N.U. accorde sans réserves son patronage à ce film qui "illustre d'excellente manière l'un des aspects de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme". Il faut ajouter qu'en mai 49, une circulaire du Ministère belge de l'Instruction Publique recommande vivement aux enseignants de voir L'Ecole Buissonnière.
La critique française fait bon accueil au film. André Bazin souligne, pour s'en réjouir, le style épique dans cette manière de traiter les problèmes d'éducation : Si l'épopée ne s'est pas plus développée au cinéma, c'est que ce genre est, en partie au moins, fondé sur une commune croyance en ce qui est le bien et le mal. Dans une société divisée comme la nôtre, il ne peut plus y avoir que des films de propagande dès lors que l'on touche aux problèmes sociaux. Ce n'est pas à mon sens le moindre mérite du film de Le Chanois que d'avoir traité d'une question d'actualité sociale en sachant faire que tout spectateur, sans distinction d'opinion, puisse librement être du côté du héros.
En revanche, une critique cléricale, signée J.H., se situe clairement contre: Il y a trop d'intentions visibles dans ce film pour qu'on ne soit pas inquiet de l'absence totale de la religion ni même de l'aspect religieux. Ce village (provençal!) n'a pas de prêtre, pas d'église... Rien ne s'oppose ici à la morale chrétienne ni à la religion, et pourtant cette morale et cette religion sont superbement dédaignées en éducation. Quelques images et quelques passages du dialogue seraient à supprimer pour le film puisse passer dans les salles familiales. Valeur morale : 4A/4C - STRICTEMENT POUR ADULTES (après coupures)
Notons que si le cinéaste avait montré le rôle réel du curé de St-Paul, cela aurait créé un scandale bien plus grand que son absence dans le film.
 
La nécessité de redresser une image idéalisée de la réalité
 
Très vite, Freinet se rend compte qu'il faut mettre en garde les jeunes enseignants contre une vision trop édulcorée du combat pour un autre éducation. Le film "n'est qu'un léger euphémisme"  de la véritable affaire de Saint-Paul. Il ne faut pas croire que l'aventure se soit terminée simplement, romantiquement par un succès au certificat d'études. Là est l'unique et dangereuse invention du cinéaste pour nous, éducateurs. Là est le piège tendu au néophyte qui ne viendrait parmi nous que pour cueillir des lauriers. Non, camarades, la lutte n'est pas terminée, car la Société reste trop imparfaite pour nous comprendre. Vous êtes assez initiés aux réalités sociales pour laisser au scénario la part romantique qui lui revient, cà et là : la quelconque aventure sentimentale, le succès théatral d'un candidat du Certificat d'études. Et Freinet conclut qu'au-delà de l'émotion suscitée par le film, il faut participer au combat coopératif (Ed 15-16-17, 1er mai 49). Quelques mois plus tard, il ajoute : Nous nous sommes naturellement préoccupés de "cette exploitation pédagogique du film". (...) Nous avons édité un programme passe-partout que nous mettons gratuitement à la disposition de nos groupes.(...) Il faut, à l'occasion du film, vendre le plus grand nombre possible de livres :Naissance d'une Pédagogie Populaire, qui feront comprendre et apprécier les idées que le film a semées. (Ed 4, 15 nov. 49).
 
Bataille autour d'un générique
 
Le film est produit par la Coopérative Générale du Cinéma Français , ce côté coopératif n'est pas pour déplaire à Freinet. Un contrat lui attribue 8% des bénéfices de la production, après amortissement des frais de tournage, sommes qu'il a demandé de verser au compte de son école. Il semble évident, comme le laissent supposer des courriers de Le Chanois en décembre 48 et du producteur en février 49, que le nom de Freinet apparaîtra au générique.
Le film reçoit le visa 13658, le 30 mars 49, et commence sa carrière commerciale. C'est alors qu'on découvre que seule apparaît, vers la fin du générique (la partie que les spectateurs ne lisent jamais), une petite mention "Matériel scolaire et documents de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne Techniques Freinet". L'absence du nom de Freinet au générique est d'autant plus durement ressentie que la plupart des échos favorables au film le considérent comme une pure fiction, sans rapport avec une quelconque réalité. Ce qui n'est pas toujours l'effet de l'ignorance, notamment dans certains organes communistes (voir Les Lettres Françaises,  puis plus tard L'Ecole et la Nation ). L'Ecran français , proche du parti communiste, atteint le comble en écrivant dans son n° du 1-2-49 : Le récit de Le Chanois a le mérite d'être inspiré par des faits authentiques. Il s'agit des progrès scolaires et humains résultant de l'application des méthodes pédagogiques "actives", dites "méthodes Montessori". On peut comprendre la fureur de Freinet quand on sait les critiques formulées à l'époque contre le cléricalisme de Mme Montessori et son ambiguïté à l'égard du fascisme italien. C'est seulement en avril 1950 que seront déclanchées les attaques publiques du PC contre Freinet, par un article de J. Snyders dans La Nouvelle Critique (n°15, p. 82). Néanmoins, quand on connaît les liens qui unissent alors au parti Le Chanois et la coopérative productrice, il est probable que les hostilités commencent indirectement par le silence sur Freinet au générique et dans la presse communiste.
Devant l'insistance de Freinet, la société productrice a finalement accepté le principe d'une dédicace collective faisant suite au générique :      
                                                  Ce film est dédié à
                                                        Madame Montessori, Italie
                                                        Messieurs Claparède, Suisse
                                                                              Bakulé, Tchécoslovaquie
                                                                              Decroly, Belgique
                                                                              Freinet, France
                                                        Pionniers de l'Education Moderne
Freinet n'est pas seul cité mais il se trouve en bonne compagnie dans cette Europe de l'éducation où il représente seul la France.
Hélas! les promesses ne sont pas tenues. Alors s'engage une longue bataille juridique. Dans un article intitulé Contre l'exploitation par le cinéma des enfants acteurs, Freinet critique sévèrement les conditions de tournage (après un réveil à 5h30, départ en car à 6h pour le studio de la Victorine, attente sous la chaleur des projecteurs, le visage couvert de maquillage, répétition des scènes jusqu'à une quinzaine de fois). Ces critiques concernent malheureusement tous les tournages professionnels et auraient eu davantage de poids si elles n'intervenaient si tard et ne se concluaient par le reproche de la faible indemnisation (150 000F de l'époque sur un budget total de 36 millions) pour l'hébergement, la nourriture et la surveillance d'une vingtaine d'enfants pendant 3 mois.
Au congrès de l'Ecole Moderne de Nancy, en avril 1950, une motion exige le respect de la mention au générique. D'autre part, une campagne auprès des parlementaires s'inquiète des conditions de travail des enfants dans les studios cinématographiques.
Il faut attendre un jugement du Tribunal Civil de la Seine (3e chambre, 3e section) pour que, le 22 juin 1951, la société productrice soit condamnée à payer à Freinet 500.000F de dommages et intérêts et à modifier le générique comme convenu, sous astreinte de 10.000F par jour de retard. Jugement confirmé par la Cour d'Appel de Paris, le 7 mai 1952.
S'ensuit un combat pour faire vérifier l'application ou les infractions. Le film a alors terminé sa première exclusivité et c'est dans les petites villes que Freinet demande à ses militants de faire constater par huissier la non-modification de certaines copies, ce qui n'est pas toujours aisé. Grâce à la vigilance des camarades de l'ICEM, de tels constats sont établis à Montoire, à Saint-Nazaire. Le producteur doit finalement se plier au jugement.
Arrive le moment où le film disparaît des circuits professionnels. Seules des cinémathèques locales (de la Ligue de l'Enseignement, par exemple), puis celle de l'ICEM, feront désormais circuler des copies en 16mm, pas toujours dotées de la mention exigée au générique. Actuellement, il est diffusé en cassettes vidéo aux édition René Château.
 
Un intérêt qui n'a pas disparu
 
L'Ecole Buissonnière n'est sûrement pas un film pédagogique mais, curieusement, aucun documentaire ultérieur montrant des moments de classe en pédagogie Freinet ne l'a jamais supplanté, même auprès des enseignants. C'est le pouvoir de la fiction, menée avec talent, que de savoir mobiliser l'émotion pour permettre ensuite la réflexion et la remise en question. Le documentaire se contente de montrer, il ne convainct que les convaincus.
L'Ecole Buissonnière fonctionne beaucoup au niveau des relations éducateurs-éduqués-milieu, un aspect important qui ne se dégage pas facilement d'un simple documentaire. Comment, en effet, ne pas être sensible au déferlement de la classe vers le milieu, les enfants questionnant pour leurs enquêtes tous les adultes du village. Observons aussi, dans le film, l'attitude des femmes, percevant mieux que les hommes, les transformations opérées dans le comportement des enfants par l'action de M. Pascal. Elles prennent plus massivement et plus énergiquement position en sa faveur au moment du conflit.
Plus de 40 ans après, on constate, non sans surprise, que L'Ecole Buissonnière  n'a pas perdu son impact et son intérêt, pour autant qu'on n'y cherche pas ce que le film n'a jamais prétendu montrer.
 
 
Les films CEL
 
 
Dès la sortie de L'Ecole Buissonnière, Freinet a annoncé la mise en chantier d'autres films montrant, sans la romancer, la réalité des techniques Freinet. Dans les premières années du mouvement, c'est par des petits films Pathé-Baby de 9,5mm, tournés avec sa classe, qu'il avait montré ses enfants au travail. Il faudrait désormais dépasser ce cadre de pur amateurisme et réaliser des films de plus large diffusion. L'idéal aurait été d'intéresser un producteur de courts métrages à un projet de documentaire, ce qui aurait assuré le financement et la diffusion. Faute d'une telle solution, il faut travailler en semi-professionnalisme et réaliser coopérativement des films de 16mm, format utilisé dans tous les départements par les circuits de cinéma des amicales laïques.
 
La mise en chantier de plusieurs films
 
Le premier projet mis en chantier est une illustration du dit de Mathieu : Le cheval qui n'a pas soif . Il est probable que le scénario a été élaboré par Elise Freinet et Michel E. Bertrand. Ce dernier accompagnait les enfants pendant les prises de vue de L'Ecole Buissonnière. Cela n'a fait que renforcer son envie de participer davantage à la réalisation de films. Ne raconte-t-il pas à ses amis qu'il a pris des cours d'art dramatique (où il rencontrait Mouloudji) et qu'il a été l'un des boys de Mistinguett lors d'une tournée estivale?
Les premières prises de vue, en noir et blanc muet, se déroulent dans la campagne de Seine-et-Oise, vraisemblablement en 1949-50. L'opérateur est le neveu d'une militante de la Marne, jeune technicien de la télévision. Il s'agit des extérieurs avec le cheval. Pour les séquences de classe, se pose un double problème : le tournage en intérieur exigerait des moyens d'éclairage importants et une autorisation administrative, nécessaire pour tourner dans une école publique. Le projet reste en sommeil quelques mois. Au congrès de Montpellier à Pâques 51, Freinet a obtenu du C.A. de la coopérative l'autorisation de faire des essais de tournage pour évaluer les dépenses à prévoir et embauché aussitôt M.E. Bertrand, qui s'est mis en congé d'Education Nationale pour venir filmer à l'école Freinet au dernier trimestre. Ce qui provoque immédiatement une réaction de Fontvieille, responsable de la commission Cinéma, qui se sent court-circuité (Coopération Pédagogique, n° 28, avr. 51).
A Vence, pour résoudre les problèmes d'éclairage, on installe, sur un coin de la terrasse servant de salle à manger de plein air, un fond de décor de classe avec tableau noir et bureau magistral. La séquence de l'école traditionnelle est jouée par l'instituteur de la classe des grands, Roger Lagrave, mais son amour propre est préservé car on ne filme que sa main, sortant d'une manchette empesée, frappant le bureau avec la règle, montrant les exercices du tableau d'un geste impérieux, dénonçan le mauvais travail d'un cancre et même le réprimandant physiquement. Le rôle du cancre est tenu par un enfant de 11 ans, Christian. Enfin, la séquence positive montre une classe moderne au travail. On y voit Freinet animant lui-même une séance de texte libre, comme il le fait souvent le lundi matin. Le tournage est muet, le film devant être sonorisé en voix off.
Sur la lancée, M.E. Bertrand propose la réalisation d'un autre film, en couleur cette fois. A partir de quelques textes de la classe des petits (3 à 7 ans) et de certains autres inventés pour la circonstance, il s'agirait de montrer les divers aspects de la vie des petits à l'école Freinet. Le titre serait Le livre de vie des petits de l'école Freinet. Les textes imprimés serviraient de commentaire au film muet, sonorisé plus tard avec Les Saisons  de Vivaldi.
Un nouveau décor est aménagé sur la terrasse, avec une porte et une fenêtre praticables, réalisés par le menuisier de la CEL, et une fresque peinte par les enfants. Mais on filme également dans les divers lieux de l'école : le jardin, la piscine, la salle à manger de plein air. Les principaux acteurs sont, bien entendu, les enfants de la petite classe et Simone, la monitrice qui en a la charge. D'autres enfants de l'école et des adultes apparaissaient également : Freinet dans sa voiture, Jacques Bens (étudiant en rupture de fac qui deviendra plus tard gendre de Freinet et écrivain) fait deux apparitions, l'une en facteur, l'autre en paysan livrant des légumes. Moi-même, j'y figure quelques secondes.
Un troisième film est ensuite entrepris d'après un conte d'enfants de la collection Enfantines: La fontaine qui ne voulait plus couler. Les personnages modelés et peints comme des santons se déplacent, tirés par des fils, dans des décors de plâtre peint. M.E. Bertrand dirige le tournage, trois adultes réalisent l'animation : Baloulette Freinet, J. Bens et Fred, moniteur de l'internat. Ce film en couleur doit être sonorisé en voix off.
Enfin, un quatrième film, en noir et blanc, est tourné fin 51 : Six petits enfants allaient chercher des figues, d'après un texte de l'école Freinet, publié avant la guerre. Les six enfants sont joués par des élèves de l'école, échelonnés entre 4 et 14 ans. La maman est Jacqueline, la femme de M.E. Bertrand, alors enceinte de son premier enfant, ce qui transformera le tournage en course contre la montre.
 
La proposition d'une caisse spéciale Cinéma
 
Ces quatre films ont été tournés en moins d'un an mais ils sont loin d'être terminés. Seul Le cheval qui n'a pas soif  est vraiment bouclé au printemps 52 et pourrait être présenté aux militants à Pâques au congrès de La Rochelle. Freinet est décidé à ne pas en rester là. Pour trouver un financement supplémentaire, il propose une caisse spéciale, appelée Guilde du cinéma , alimentée par de nouvelles souscriptions.
Il a sondé par circulaire les militants. Comme souvent, seule une minorité a répondu rapidement. Travaillant au secrétariat de Freinet, je suis chargé de dépouiller les réactions. Approximativement, 30% approuvent sans réserve (comme d'habitude) les projets de Freinet. 20% se déclarent contre en disant : "On a déjà assez de mal à financer les urgences (on vient à peine de terminer les nouveaux bâtiments de la coopérative à Cannes). Ce n'est pas le moment d'ouvrir un secteur important de dépenses nouvelles". La moitié restante est, d'après moi, embarrassée ou indécise, s'échelonnant entre le "Oui, mais à condition que..." jusqu'au "Je ne serais pas contre, mais...". Freinet n'interprète pas les choses comme moi, comptabilisant les "Oui mais" dans les Oui et les "pas contre" comme "plutôt pour". Ce qui lui laisse prévoir une large majorité pour l'assemblée générale de la CEL.
 
La projection en avant-première au congrès de La Rochelle
 
Lors de la projection du Cheval qui n'a pas soif, c'est un tollé pour quelques-uns, notamment Lorrain, militant des débuts devenu inspecteur : "Ce n'est pas en caricaturant ainsi l'instituteur traditionnel qu'on risque d'attirer à nous de nouveaux collègues! Ce film n'informe pas sur les techniques Freinet, il n'apporte qu'un sujet de polémique dont nous n'avons nul besoin." Sans être aussi virulents, beaucoup d'autres camarades n'apprécient pas le film. Ils  réagiront autrement devant des extraits du Livre de vie des petits  encore inachevé. Pour atténuer les critiques, Freinet évoque les deux autres films tournés d'après des textes d'enfants. S'il avait pu tout montrer, il aurait peut-être inversé les réticences. En se contentant d'en parler, il laisse surtout se développer l'impression du fait accompli. Fonvieille, le responsable de la commission Cinéma, est choqué d'avoir été tenu dans l'ignorance des initiatives engagées. Ne demande-t-on pas aux militants d'entériner des décisions déjà exécutées?
 
La présentation des chants d'enfants de Vence
 
Un autre problème vient interférer sur celui des films : la série d'enregistrements intitulée : Méthode naturelle de musique . Il s'agit d'une autre initiative de M.E. Bertrand et J. Bens (qui ont déjà collaboré pour créer des chansons proposées à Yves Montant). Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, il ne s'agit pas, comme Freinet l'a fait pour la lecture et le dessin, de réunir des documents spontanés montrant comment les enfants progressent dans le domaine musical. Il s'agit de quelques poèmes d'enfants de l'école Freinet, mis en musique par eux-mêmes ou par d'autres, et largement retravaillés avec l'aide des adultes, notamment pour leur donner une structure de chanson avec couplets et refrain. Ces chansons sont chantées en chœur et accompagnées au piano par J. Bens.
Une anecdote montre les difficultés de l'entreprise. Quelque temps auparavant, Elise Freinet a demandé à une monitrice de faire apprendre aux autres enfants la création de l'un d'eux, mise au point avec elle à l'Auberge. L'enfant chante sa chanson devant le groupe et la monitrice la fait consciencieusement répéter. Le chant est présenté en veillée du samedi. Elise l'interrompt, reprochant à la monitrice d'avoir déformé la musique. Faute d'enregistrement ou de notation écrite, il est impossible de trancher. Néanmoins, c'est bien l'auteur qui a chanté au groupe la version reprise en chœur. On attendait probablement trop des capacités musicales de ces enfants, beaucoup moins à l'aise dans ce domaine que pour l'expression verbale ou graphique. Il leur est difficile de mémoriser leurs trouvailles et, comme on ne dispose pas encore de magnétophone léger pour saisir les créations spontanées, cela contraint les adultes à intervenir davantage.
J'associe ce problème à celui des films, car l'audition publique des enregistrements, suivant de peu la projection du film, suscite le même type de réactions. Quelques-uns de ceux qui avaient critiqué le film, attaquent violemment les chants, dénonçant leur style "à la mode", leur absence d'authenticité, leur caractère morbide, le manque de rigueur du chant collectif. Si tout n'est pas faux dans ces affirmations, c'est tout de même très excessif. Certes l'appellation "Méthode naturelle" est abusive et incite à réagir. Néanmoins, certains reproches pourraient s'adresser à de nombreux poèmes d'enfants ou d'adolescents. Toutes ces critiques seront détaillées par écrit, quelques mois plus tard, par un militant du Var, Charles Allo, qui n'était pas présent au congrès mais qui a écouté en détail les enregistrements (Coopération Pédagogique, n°5 du 18 oct. 52).
 
Quelles motivations à ces réactions négatives ?
 
Les congrès n'avaient pas habitué Freinet à une telle virulence de propos. On pourrait se demander si, après deux ans de heurts idéologiques avec le P.C., on n'assiste pas à une intervention du parti pour provoquer l'affrontement au sein même du mouvement. Franchement, je ne le crois pas. Bien sûr, quelques militants communistes orthodoxes critiquent l'univers "détaché de tout contenu social" de quelques chansons (certes, on est loin du réalisme socialiste préconisé par Jdanov), mais ceux d'entre eux qui fréquentent l'école Freinet, l'été, sont prêts à défendre des créations dont ils connaissent les jeunes auteurs.
Par contre, la plupart des réactions négatives proviennent de militants assez peu politisés qui, connaissant les faibles moyens de leur commission, découvrent que M.E. Bertrand a bénéficié de matériels coûteux. L'objectivité oblige à préciser que ces moyens sont très loin du professionnalisme, qu'il a fallu tendre de vieilles couvertures pour transformer une chambre en studio d'enregistrement. Pour alimenter le magnétophone, de type professionnel, il a fallu bricoler pour convertir en courant électrique standard le courant local de Vence (alternatif à 25 périodes), grâce au couplage d'un moteur et d'un alternateur, etc.
Il n'en reste pas moins, aux yeux de beaucoup, une impression de "deux poids et deux mesures". Certains supportent mal que Freinet ait outrepassé les décisions prises l'année précédente. Plus rares sont ceux expriment en privé leur méfiance vis-à-vis de M.E. Bertrand, suspecté par eux de se faire la main avec l'argent de la coopé, pour ensuite se lancer dans une carrière professionnelle. Une telle interprétation est tout à fait injuste, mais révéle une animosité contre l'homme en oubliant ses incontestables qualités créatrices derrière son caractère impulsif et parfois distant à l'égard des militants de base.
 
Fronde à l'assemblée générale de la CEL
 
Freinet se trouve confronté à une opposition qu'il n'avait pas prévue et ne peut comprendre. Habituellement, les empoignades portent sur l'attitude à adopter face à des problèmes sociaux, syndicaux ou politiques et cela n'a rien de surprenant dans un mouvement aussi pluraliste. On se rassemble bien vite autour des choix éducatifs communs. Cette fois, c'est justement autour de principes pédagogiques que l'on s'empoigne et parfois en renvoyant à Freinet des paroles prononcées par lui un peu plus tôt (par exemple, contre la caricature du vieil instituteur dans L'Ecole Buissonnière , ou dans sa critique de ceux qui font singer aux enfants le monde des adultes).
Je tente alors d'expliquer que beaucoup d'indécis ont basculé dans l'opposition à une nouvelle caisse Cinéma, mais Freinet me traite presque de menteur. Il en reste à son décompte personnel: à peu près 80% pour. Quand il s'avère que l'A.G. ne le suivra pas, il se met en colère, déclare qu'il retirera son argent personnel de la CEL pour financer le cinéma et sort en menaçant de tout abandonner. Stupeur générale. La fronde, d'accord, mais pas la révolution et sûrement pas le parricide. Il s'agit de recoller les morceaux. Les fidèles de la première heure vont négocier en coulisse.
Il est décidé de ne pas mettre un terme à la réalisation de films et de proposer une souscription spéciale pour la Guilde du cinéma. A peine une centaine s'inscrit sur place, ce qui est fort peu comparé au nombre des congressistes, habituellement les plus motivés des militants. Tout laisse prévoir une faible réussite dans le reste du mouvement. Quelques mois plus tard (juin 52), on n'atteint pas 150. Cela ne permettra pas d'entreprendre de nouveaux projets. La caisse spéciale qui avait été créée pour le cinéma ne tardera pas à être supprimée.
 
Le devenir des films CEL
 
Alors on se contente de terminer et de diffuser les quatre films déjà tournés. Le cheval qui n'a pas soif  est mieux sonorisé mais ne sera jamais accepté par les militants et il croupira dans les réserves. Le livre de vie des petits de l'école Freinet  a la plus brillante carrière, car il correspond au type de document qu'on attendait sur la vie d'une classe, même s'il s'agit d'un cas un peu spécial (niveau maternelle-CP d'une école en internat).
Les deux autres, malgré quelques récompenses reçues hors du mouvement, n'obtiendront qu'un accueil mitigé des militants. On juge leur rythme trop lent, mais n'est-on pas influencé par le style des productions américaines pour enfants? Quoi qu'il en soit, Les six petits enfants  et La fontaine qui ne voulait plus couler  ne trouveront jamais vraiment leur public.
 
L'ouverture d'autres pistes
 
Pour montrer qu'il ne recherchait pas uniquement des films vitrines, réalisés par M.E.Bertrand et mettant en valeur son école, Freinet relance le problème des films documentaires qui seraient l'équivalent de la collection BT. Il faut d'abord se mettre d'accord sur un format de projection dans les classes. Le 16 mm est trop coûteux. Seuls quelques nostalgiques restent accrochés au souvenir du Pathé-Baby en 9,5. La plupart optent pour le 8 mm qui désormais s'impose. Freinet envisage de faire construire un projecteur simple et robuste qu'on pourrait mettre sans crainte dans les mains des enfants, comme l'ancien Pathé-Baby. Le projet tourne court. Quant aux films documentaires, l'expérience ne dépassera pas l'échange entre classes, comme cela se faisait déjà avant la guerre. Par contre, sur le plan de l'enregistrement sonore, l'avenir sera beaucoup plus prometteur. Nous en parlerons plus loin.
 
Les leçons tirées par Freinet de cette aventure
 
Au retour du congrès, je suis personnellement soumis au feu des questions de Freinet et surtout d'Elise (qui n'y a pas assisté). Autant Elise est indignée qu'on ait pu contester le leader, autant Freinet est attentif à ce que j'ai entendu dans les couloirs. En effet, de nombreux militants n'ont pas craint de me dire le fond de leur pensée, sachant que je saurais la transmettre à Freinet sans les désigner individuellement. Je m'aperçois, dans les mois qui suivent, qu'il tient réellement compte des sensibilités qui s'étaient exprimées à La Rochelle. Autant il est sujet à prendre parfois ses désirs pour des réalités (ce qui est la tendance de tous les créateurs), autant son réalisme reprend vite le dessus. Il sait que lui non plus ne pourra faire boire un cheval qui n'a pas soif; il ne s'agit pas d'une simple parabole mais d'une technique de vie.
Alors qu'il avait critiqué à chaud mon interprétation des évènements, Freinet me propose davantage de responsabilités dans son secrétariat, notamment dans les relations avec les jeunes militants. Je serais prêt à jouer le rôle qu'il voudrait me confier, au risque de me trouver souvent entre l'enclume et le marteau, comme cela a failli m'arriver à La Rochelle. Mais j'éprouve surtout le besoin d'acquérir une réelle expérience pédagogique personnelle plutôt que de devenir prématurément "permanent" du mouvement. Après avoir réfléchi, je réponds que je suis décidé à reprendre une classe à la rentrée suivante. D'ailleurs, mes rapports confiants avec Freinet me permettront peut-être de mieux traduire la sensibilité des militants de base, en me trouvant au sein d'un groupe départemental.
Quoi qu'il en soit, Freinet ne tarde pas à ressouder l'unité des militants, en recentrant, comme toujours, sur des actions positives. Bien lui en prend, car on va aborder bientôt de plus dangereuses turbulences. Si je tiens pour négligeable l'influence extérieure du Parti Communiste dans ce conflit de La Rochelle, je pense que celui-ci en a tiré les leçons. Depuis 1950, il avait centré les attaques sur le "caractère faussement progressiste de la pédagogie" de Freinet, mais, faute de pouvoir définir une pédagogie réellement progressiste, il n'avait ébranlé aucun militant, hormis une poignée d'inconditionnels prêts à tous les alignements. C'est désormais sur la personne de Freinet, "dirigeant antidémocratique" de l'ICEM, puis "patron de combat" de la CEL, que porteront les attaques. Si Freinet n'avait pas su resserrer son mouvement après le congrès de La Rochelle, celui-ci aurait sans doute mal supporté le choc, l'année suivante à Rouen (Pâques 53).
 
D'autres films sur la pédagogie Freinet
 
Il faudra attendre plus d'une douzaine d'années pour que d'autres films soient entrepris sur la pédagogie Freinet. Il s'agit de courts métrages professionnels, produits par la société "les Films de Touraine" et intitulés Au matin de la vie  et Le poème d'exister.  Tournés encore à l'école Freinet, ils ne recevront dans le mouvement qu'un accueil mitigé.
C'est après la mort de Freinet que seront réalisés par la Radio-Télévision Scolaire, d'intéressantes séquences de L'Atelier de Pédagogie, tournées, entre autres, dans différentes classes Freinet.

L'école Freinet de 1946 à 1966
 
Jusqu'en 1940, le couple Freinet est totalement impliqué dans la vie des enfants pour qui ils sont réellement "Papa et Maman". Comme dans beaucoup de familles, la mère assure la continuité du quotidien, avec souvent le sentiment d'être cantonnée dans les tâches ingrates, tandis que le père doit s'absenter assez souvent.
Par la suite, Freinet, accaparé par l'animation du mouvement et les tâches de la coopérative, refuse de se couper du contact réel des gamins. Quand, en octobre 46, il reprend la responsabilité directoriale de son école, symbolisée par le fait qu'il est à nouveau, et jusqu'à sa mort, le gérant du journal scolaire "Les Pionniers". Il n'est plus appelé M. Freinet comme pendant la période du Centre scolaire. Les petits pensionnaires du Pioulier disent désormais: "Papa (ou Maman) Freinet", marquant en cela que ceux-ci ne jouent plus vraiment le rôle des parents.
En effet, ils ne passent qu'une faible partie de leur temps à l'école, car leur habitation principale se trouve à Cannes. Tous deux viennent chaque fin de semaine à Vence. Ils arrivent en fin d'après-midi du samedi, assistent au bilan hebdomadaire du travail et à la réunion de coopérative qui réunit les enfants des trois classes. Ils mangent assez rarement avec les enfants et le personnel de l'école, mais plutôt dans leur maison "l'Auberge" à 200 m de là.
Le lundi matin, comme la CEL est fermée (à l'instar des maisons de commerce), Freinet anime fréquemment la classe du matin: le choix d'un texte libre, sa mise au point, un début d'exploitation mais surtout l'ébauche de pistes de recherches, ainsi que la préparation du plan de travail hebdomadaire individuel par chaque enfant. Elise anime parfois un atelier artistique à l'école ou travaille chez elle avec un ou deux enfants, rarement davantage. Ils repartent pour Cannes dans l'après-midi.
Tandis qu'Elise passe toute la semaine à Cannes, Freinet remonte seul à Vence en fin d'après-midi deux autres fois (généralement mardi et jeudi), parfois avec du ravitaillement dans le coffre de sa voiture, mais aussi, dans le même type de cageot, des outils pédagogiques ou des projets documentaires à expérimenter avec les enfants.  Il vient dans les classes, parle avec les enfants, s'entretient avec les adultes et passe la soirée seul à l'Auberge pour écrire l'article urgent ou noter des réflexions qu'il confiera aux éducateurs. Il repart pour Cannes à l'heure du petit déjeuner, afin de retrouver le travail de son bureau.
Dans les dernières années de sa vie, Freinet fait de sa maison de Vence sa résidence principale mais, comme il se rend fréquemment à Cannes, cela modifie peu ses relations avec l'école et les enfants.
 
La vie quotidienne à l'école Freinet
 
A part quelques enfants des voisins, tous les élèves sont pensionnaires. La plupart ne passent dans leur famille qu'une partie de l'été et reçoivent peu de visites. L'école est véritablement leur famille.
Chaque matin, le lever a lieu à 7 H 30 pour les grands (8 H en hiver, un peu plus tard pour les petits). Choc froid au saut du lit: les enfants vont se tremper nus dans l'eau du bassin (exceptionnellement, il faut rompre la pellicule de glace qui le recouvre et cela fait figure d'héroïsme). On s'enroule aussitôt dans sa couverture jusqu'à ce que le corps soit sec et réchauffé. Ensuite: toilette, douche une fois par semaine par petits groupes, habillage, petit déjeuner et services divers par roulement (mise du couvert et desserte, certains épluchages, balayage, nettoyage, rangement).
De 9 H à Midi, classe du matin. On commence souvent par un chant collectif, puis un tour d'horizon de l'actualité, à travers la presse. Un enfant volontaire lit un passage littéraire ou une poésie. C'est ensuite la lecture des textes libres, le choix de celui qui sera mis au journal scolaire, sa mise au point, sa copie par chacun, sauf ceux qui se mettent à le composer à l'imprimerie. Une rapide exploitation du texte en vocabulaire, grammaire ou conjugaison, selon les difficultés rencontrées dans la mise au point. Echange collectif sur les pistes de travail possibles qu'on note au tableau puis dans l'agenda de la classe. Les volontaires pourront se documenter sur telle ou telle de ces pistes dans la journée ou par la suite.
En milieu de matinée, recherche collective en calcul, parfois en science.
Il n'y a pas eu de récréation, mais la demi-journée se termine par une détente d'une demi-heure avant le déjeuner (12 H30). A la belle saison (de mars à novembre), baignade dans le bassin. Les enfants impubères nagent et se font sécher nus.
Après le repas, détente, sauf quelques petits services, puis activités pratiques de 14 à 16 H 30 (ateliers divers, dont imprimerie, enquête,  expérimentation, promenade). Goûter, précédé d'une baignade par beau temps.
De 17 à 19 H, activités scolaires, individuelles ou par petits groupes (correspondance, travail au fichier autocorrectif, documentation, préparation de conférence, etc.). La dernière demi-heure est réservée à une mise en commun (conférence, réponse aux questions, bilan rapide de la journée).
Les autres écoles ne travaillent pas le jeudi mais, comme les enfants du Pioulier ne quittent pas l'école, ils ont des activités le matin (correspondance avec la famille ou travaux divers), l'après-midi étant réservé à une sortie (nature, ville, baignade au torrent). Parfois, une sortie plus lointaine occupe toute la journée, on a emmené le repas froid.
Le dimanche et pendant les petites vacances, il n'y a pas classe mais des activités de détente.
Certes, il y a deux moniteurs pour encadrer les enfants hors des moments scolaires et pour aider aux ateliers de l'après-midi, mais les instituteurs qui se relaient pour la responsabilité générale des enfants, même la nuit en cas de problème, sont très pris: une journée et un après-midi de liberté chaque quinzaine.
 
Un extraordinaire lieu de rencontres
 
L'école Freinet est, du vivant de Freinet, un carrefour étonnant. Les militants du mouvement n'y viennent généralement que pendant les vacances, grandes ou courtes, plus rarement à l'occasion d'un passage sur la Côte d'Azur, par exemple lors d'une convalescence, ce qui se pratique alors couramment. La plupart viennent pour rencontrer Freinet. Certains sont presque en pélerinage, quelques-uns espérant régler ainsi leurs difficultés personnelles, ce qui exaspère les autres, tandis que Freinet réserve à tous la même écoute.
Les visiteurs étrangers peuvent arriver en toute période, soit en visite rapide, soit en stage de plusieurs semaines. Pour les enfants, c'est l'occasion de les questionner sur leur pays d'origine.
Des journalistes très divers viennent parfois pour un reportage, plus souvent pour questionner Freinet qui les reçoit plus volontiers à Vence que dans son bureau de Cannes, sans doute pour rappeler que la préoccupation des enfants est centrale dans tous ses propos.
Enfin et surtout, des personnalités diverses rencontrent Freinet au Pioulier. Je ne cite que celles que j'y ai rencontrées. Paul-Emile Victor, venu se reposer en convalescence à St-Paul, au retour d'une expédition polaire, accepte de venir répondre aux questions des enfants. Marceau Gast, encore instituteur nomade dans le Hoggar, deviendra sous peu ethnologue spécialiste du peuple touareg. Paul Arma, connu surtout pour ses recherches sur les chants populaires anciens, pourrait croiser Elian Fimbert, l'écrivain de Hautes Terres.
Mon souvenir le plus inoubliable est la rencontre à plusieurs reprises avec Jacques Prévert. C'est son ami André Verdet qui l'a amené à l'école Freinet qu'il ne connaissait que de nom. Un matin, en attendant l'arrivée de Freinet, je leur tiens compagnie. Prévert veut voir les ateliers où s'affairent les enfants qui ignorent que ce visiteur est l'auteur des Escargots qui vont à l'enterrement d'une feuille morte ou du Bonhomme de neige que nous chantons sur la musique de Kosma. Le poète réfléchit tout haut: On sent que ces enfants sont heureux en profondeur. Pour moi, c'est très important que les enfants soient heureux. Et le scénariste du film avorté de Carné La fleur de l'âge (plaidoyer contre les bagnes d'enfants) ajoute: On me dit parfois: "Pour défendre les enfants aussi passionnément, vous avez dû avoir une enfance malheureuse". Pas du tout! J'ai été un enfant heureux, mais il n'est pas nécessaire d'avoir été pigeon pour s'opposer au tir au pigeon. Une parole de Prévert, c'est toujours du Prévert. Mais le poète se voudrait aussi un amuseur d'enfants, notamment ceux-ci qui font à peine attention à sa présence. Aussi saisit-il un petit cartable qui traînait, il l'ajuste en casquette, avec le rabat en visière, et fait des grimaces; ses yeux naturellement globuleux paraissent énormes. Pour nous adultes, c'est irrésistible, mais curieusement les enfants sont plus ahuris qu'amusés. Bien que les relations au sein de l'école n'aient rien de guindé, il ne leur est jamais arrivé de voir un adulte faire l'idiot comme cela, même s'il s'agit du premier poète vivant qu'ils aient jamais rencontré. Heureusement, Freinet arrive, car je me demande jusqu'où le cher Jacques aurait dû pousser son numéro de clown.
 
Problèmes de recrutement des enseignants
 
Comme il le rappelle dans Techniques de Vie (n° 13, avril 62, p. 12), Freinet a obtenu en 1946 un arrêté du Directeur du Premier Degré lui attribuant pour son école trois postes d'enseignants publics, mais ceux-ci doivent être payés par des Inspecteurs d'Académie acceptant une mise à disposition. Cette libéralité s'achève en 1950, quand une "commission de la hache" fait des coupes sombres dans les budgets.
L'école Freinet doit désormais payer ses enseignants. Moi-même, en 50, je suis payé par la CEL en raison du travail très partiel que j'exécute parfois (réécriture plus claire de certains comptes rendus d'expériences pour L'Educateur, décalque de dessins de jeunes enfants pour les travaux de Freinet, etc.). L'impossibilité d'obtenir des postes publics crée une situation financière difficile et surtout une difficulté administrative pour les enseignants qui doivent alors se mettre en congé de convenance personnelle (avec interruption de carrière) afin d'enseigner à l'école Freinet.
En 54, des difficultés similaires s'étant posées pour l'école Decroly de St-Mandé et l'école des CEMEA à Boulogne/Seine, des démarches sont entreprises qui aboutissent à l'ouverture de trois postes publics à l'école Freinet, considérée comme école de plein air. Il existe en effet d'autres cas de classes publiques dans des établissements spécialisés privés. La difficulté est désormais d'obtenir la nomination d'enseignants pratiquant la pédagogie Freinet. L'administration désigne parfois des suppléants sans aucune expérience pédagogique (ce n'est pas le cas le plus critique: Freinet m'a bien choisi alors que j'étais dans cette situation). Parfois il s'agit de titulaires nommés au barème mais n'ayant pas l'intention de se plier aux exigences particulières de l'école Freinet.
A partir de 1958, Freinet obtient le principe d'un droit de regard sur les nominations dans son école. Cela ne résoud pas tous les problèmes et, même dans les cas où il a choisi lui-même ses enseignants, ceux-ci restent rarement longtemps. Ils restent généralement un ou deux ans, puis regagnent leur département d'origine. A trois reprises (1950, 1957, 1965), un conflit éclate même en pleine année scolaire et les enseignants ne terminent pas leur contrat, ce qui ne facilite évidemment pas les relations avec l'administration.
D'autant plus qu'au niveau local, celle-ci n'approuve pas les décisions prises en haut-lieu en faveur de cette école aberrante. Un ami qui enseignait à Vence en 60-61 m'a raconté qu'un jour un Inspecteur Général débarque sans prévenir avec l'Inspecteur d'Académie de Nice et déclare: "Eh! bien, nous allons voir si l'école Freinet abêtit moins que l'école traditionnelle! " Freinet a en effet affirmé à la radio que l'école traditionnelle abêtit les enfants. Alerté par téléphone, celui-ci ne tarde pas à faire irruption et conteste cette arrivée impromptue de l'inspecteur général. Les deux hommes s'invectivent pendant que l'inspecteur d'Académie fait signe à l'instituteur de s'asseoir près de lui : "Laissons-les régler leurs différends qui ne nous concernent pas. "
 
Les difficultés spécifiques de l'école Freinet
 
Mon arrivée à Vence, en juillet 50, a suivi de quelques mois un conflit grave avec le couple d'instituteurs précédents, partis avant Pâques, sans terminer leur deuxième année scolaire. Une période de flottement a laissé des traces sur le comportement des plus grands jouant les caïds auprès de leurs cadets. Le matériel en a également souffert (par exemple, on retrouve çà et là des poignées de caractères d'imprimerie, jetés pour éviter de les redistribuer dans leur casse). Devant cette situation qui me rappelle un peu les réactions de bandes de quartier, je propose à Freinet de commencer l'année sans imprimer et, tout en incitant aux échanges, d'attendre que les enfants soient à nouveau motivés pour remettre en route l'impression du journal. Freinet refuse net cette éventualité, ne pouvant imaginer que les fréquents visiteurs ne puissent voir mises en œuvre toutes les techniques de base de sa pédagogie. Je prends alors conscience que l'école du Pioulier vivra désormais sur un compromis entre de pâles substituts de Freinet (dont je suis) et la vitrine obligée de sa pédagogie.
S'y ajoute les problèmes de nombreux enfants. A part une minorité dont les parents tiennent à la pédagogie Freinet ou au régime de santé d'Elise, la plupart sont des "cas", placés pour raison familiale (décès ou séparation brutale des parents), problèmes caractériels (renvoi de plusieurs établissements, avec parfois séjour en internat plus ou moins répressif). Beaucoup de familles se disent, comme d'autres pour l'homéopathie : "En tout cas, cela ne sera pas pire que ce que nous avons essayé auparavant". D'où des difficultés, pas toujours légères, pour aider chaque enfant à retrouver un équilibre, tout en donnant aux nombreux visiteurs l'impression que la pédagogie Freinet baigne dans l'huile.
Pour moi, le simple fait de pouvoir acquérir une formation au contact de Freinet, dans un lieu où chaque détail est chargé de culture et d'histoire, justifie tous les compromis. Il faut d'ailleurs reconnaître qu'hormis son exigence des techniques de base, Freinet impose peu de choses. L'essentiel est pour lui de garder le contact des enfants et des problèmes de la vie scolaire, de pouvoir expérimenter certaines innovations, sans qu'il se rende toujours compte des hiatus avec la vie quotidienne d'une classe difficile. Il est persuadé d'être peu exigeant, puisqu'il l'est beaucoup moins qu'envers lui-même.
 
L'école Freinet, un lieu témoin qui veut être phare pédagogique
 
Malgré toutes ces difficultés, on assiste, sous l'impulsion d'Elise, épaulée par Michel Bertrand à partir de 1951, à la mise en place d'un mythe: le Pioulier considéré comme un phare pédagogique, célébré par des expositions spéciales de l'école Freinet, le tournage de films, la création de disques, la publication d'un livre de poèmes, plus tard l'ouverture de la maison-musée de Coursegoules.
Il ne suffit plus de témoigner d'une application authentique des techniques, il faut révéler l'école Freinet comme l'école idéale que, dans sa pauvreté, elle n'avait jamais prétendu être avant la guerre et qu'elle ne pourra jamais devenir authentiquement, privée la plupart du temps des fondateurs qui en étaient l'âme.
Pour connaître avec certitude l'origine de cette mythification, il suffit de lire les articles consacrés désormais à l'école Freinet. Ceux qui en parlent comme de l'un "des milliers de laboratoires vivants que sont les classes de l'école moderne " sont signés de Freinet seul. Chaque fois qu'on y exalte le cas exceptionnel de l'école-phare, la signature contient l'initiale d'Elise et, même quand elle est accolée à celle de Célestin, on peut être certain qu'elle a solidement tenu le stylo.
Paradoxalement, lorsqu'elle retrace l'histoire du Pioulier dans L'école Freinet, réserve d'enfants (Maspéro, 1975), Elise arrête son récit à la fermeture de 1941 et consacre à la période suivante, qu'elle n'avait pourtant cessé de célébrer, seulement quelques phrases peu aimables (p. 206): Les temps héroïques sont toujours suivis de périodes mornes, étayées par un arrivisme qui engendre le conformisme le plus bas (...) A la période héroïque succède celle du mandarinat sans grandeur, qui a définitivement rompu avec l'idéologie des grands commencements et ses austères responsabilités.
On doit constater que certains enseignants passés à Vence n'ont pu se plier avec sérénité aux difficultés particulières de la tâche. Entre ceux qui ont su éviter le conflit (notamment le heurt avec Elise que laisse deviner la citation qui précède), s'institue une sorte de fraternité, mêlée d'humour, mais dominée par le sentiment d'avoir vécu une expérience exceptionnelle. 
A plusieurs reprises, espérant tempérer un heurt, je suis intervenu amicalement auprès de Freinet en lui rappelant mes propres difficultés à Vence; parfois c'était trop tard. Au sein de l'ICEM, même ceux qui seront choqués ou navrés que j'ose aborder ce problème sans détour, devront reconnaître honnêtement qu'ils ont parfois dissuadé leurs propres amis de se porter volontaires pour enseigner au Pioulier, s'ils sentaient que leur personnalité s'adapterait mal au caractère particulier de l'école.

 

Le conflit avec le Parti Communiste
 
Je me doute que certains lecteurs m'attendent particulièrement sur ce chapitre, comme s'il avait une importance centrale dans la biographie de Freinet. Je considère pourtant que le véritable drame est la longue série de rendez-vous manqués entre l'ensemble de la gauche syndicale et politique et ceux qui ont réellement tenté de changer l'éducation et l'école. L'affrontement entre le P.C. et Freinet, dans les années 50, n'est à mes yeux qu'un épisode peu glorieux d'un ratage beaucoup plus profond et hélas! moins circonscrit dans le temps.
Pour analyser ce conflit qui voit Freinet rejeté par son parti auquel il était si attaché, nous sommes limités par l'absence de clarté du P.C. sur ce sujet. Je trouve choquant de voir parfois des enseignants ou étudiants, désireux d'étudier ce problème, renvoyés vers l'ICEM (et finalement vers moi) par des militants ou responsables communistes que je sais plus ou moins directement impliqués dans le conflit ou, en tout cas, très au courant de son déroulement et peut-être même de son mobile exact. Le silence et la langue de bois sont inacceptables, tout comme la difficulté de connaître tous les éléments du dossier. Je m'appuie donc sur les pièces que j'ai pu retrouver, surtout des lettres échangées entre Freinet et ses camarades communistes, des circulaires de la CEL et de l'ICEM, divers articles de presse.
Si l'on s'en tenait à la lecture des articles de La Nouvelle Critique  et de L'Ecole et la Nation, on pourrait croire qu'il s'agit essentiellement d'un débat de doctrine, si polémique soit-il. Après lu en détail les éléments dont je dispose, je pense qu'au-delà de la diatribe, il s'agit (et je pèse mes mots) d'un règlement de compte dont il restera à élucider les motivations réelles.
 
Une campagne de calomnies contre la personne de Freinet
 
Elle a commencé dès 1943, lors de la Libération en Algérie. De Gap, Elise Freinet réussit en novembre 44 à reprendre contact par courrier avec son amie Suzanne Carmillet (devenue plus tard Daviault par son mariage), alors institutrice à Tizi-Ouzou (Algérie) et militante communiste. Dans sa réponse du 20 décembre, celle-ci décrit les pénibles années de guerre, puis les ambiguïtés de la Libération au Maghreb depuis 43, et elle s'indigne: "Il faut absolument que Freinet prenne la peine de se laver des accusations qui ont été portées contre lui par le P.C.  En Alger, il a couru le bruit que Fr. était un traître et collaborait avec l'ennemi: il aurait accepté d'aller faire un voyage en Allemagne. C'est Fajon qui m'a mise au courant alors que j'étais venue lui parler Education Nouvelle. Cela a eu une répercussion énorme sur le GAEN (groupe algérien d'éducation nouvelle). On ne pouvait pas prononcer ton nom, ni nommer nos références quand, au cours d'un article de propagande, on citait un passage de "La Technique Freinet".  Elle ajoute que les meilleurs militants du groupe n'ont pas prêté foi à ces accusations, mais que Fabre (futur responsable national du GFEN) était le plus intransigeant "au nom de la ligne" et que Lisette Vincent (alors secrétaire du GAEN, avant d'entrer au secrétariat de Marty) se pliait à son point de vue.
Aussitôt prévenu, Freinet cherche à découvrir l'origine de cette rumeur sans aucun fondement et il écrit à Robert Enard, professeur communiste marseillais, à qui il avait montré en 1941 le manuscrit de Conseils aux parents  que ce dernier lui avait déconseillé de publier. Enard répond le 24 janvier 45 : J'ai bien reçu ta lettre du 16 courant, tu sembles particulièrement pessimiste; je t'ai précisé la déposition que j'avais à ce moment-là  faite aux membres du parti. D'autre part, je suis étonné que l'on te reproche d'avoir voulu faire des conférences en Allemagne; ceci ne vient évidemment pas de moi et je n'en reste pas moins attaché à tes réalisations passées, à l'esprit de l'imprimerie à l'école, mais je je puis en aucune sorte revenir sur le jugement que j'ai porté sur ta brochure: "Conseils aux Parents". Je suis heureux que l'enquête locale dans le département  (les Hautes-Alpes, puisque Freinet siège encore au Comité de Libération)te soit favorable.  Enfin, tu dis ne pas avoir la prétention de te disculper mais je pense que tu devras continuer à te soumettre à l'enquête dont tu dis être l'objet. Je pense que tu doives continuer ton œuvre pédagogique à la condition qu'elle puisse supporter l'examen favorable des nôtres; je ne sais pas si l'on te rendra hommage à retardement comme tu le dis, mais je sais que ceux qui t'ont compris autrefois, admirent encore cette œuvre quelle que puisse être ton attitude. Je t'avais déjà ainsi précisé notre position en te renvoyant ta brochure dactylographiée mais nous gardons le droit de critiquer l'attitude personnelle de ceux  dont nous continuons à admirer les travaux. Je pense que tu sortiras au mieux de cette affaire, je le souhaite et à ce moment-là , nous oublierons les erreurs des uns et des autres s'il y a lieu. Bien amicalement.
Dans le premier n° de L'Educateur  publié en février 45 à Gap, Freinet met en garde contre les calomnies qui circulent à propos de son attitude pendant la guerre, mais il n'en précise pas l'origine. Il saisit de son cas la direction du P.C.F., 44 rue Le Peletier à Paris, dont il reçoit cette réponse du 25 juin 45:
Le COMITE CENTRAL du PARTI COMMUNISTE FRANCAIS, ayant pris connaissance du rapport de la Commission Centrale de Contrôle Politique, a décidé que : pour le cas de FREINET, Instituteur, Représentant le Parti au C.D.L. des Hautes-Alpes, La C.C.C.P. n'a pas à laver FREINET de calomnies qui pour elle n'existent pas. La région doit faire elle-même le nécessaire si elle le juge utile             LE SECRETARIAT  :  LEON MAUVAIS
 
On pourrait croire l'affaire classée. Et pourtant les calomnies ne cessent de circuler, ayant toujours pour origine des responsables communistes. Le 30 avril 49, Maurice Perche, alors instituteur d'Eure-et-Loir et militant de l'ICEM, écrit à Freinet qu'il vient de rencontrer Paul Delanoue, responsable de la FEN-CGT, pour lui remettre le rapport au Comité Central, rédigé au congrès d'Angers par les militants communistes de l'ICEM. Delanoue lui a réaffirmé les accusations suivantes: Freinet a signé un engagement sous l'occupation au camp de concentration  (ce que contestent ses compagnons de camp). Freinet a écrit un livre pour les parents d'élèves faisant l'éloge de Pétain. Mais le livre n'a pas paru. Il a été retouché ensuite.  Or le reproche d'Enard portait justement sur la publication qu'il avait déconseillée. Ajoutons que Perche abandonnera l'ICEM en 52, dès qu'il sentira que le mouvement n'est plus "dans la ligne".
Aussitôt, Freinet réagit auprès du secrétariat départemental du parti (les A.M. où il réside maintenant), comme le conseillait la réponse du Comité Central. Il rappelle les calomnies, le nom de ceux qui les profèrent et conclut:
Ces calomnies, répétées complaisamment, et avec d'autant plus d'insistance qu'elles sont formulées par des responsables, ont accrédité dans le Parti l'opinion que je suis un traître contre qui se jette l'exclusive. Le sabotage par les organismes du Parti de notre congrès de la CEL de Angers à Pâques dernier n'est qu'un épisode de la campagne de calomnie dont je fournis aujourd'hui des preuves.  J'en ai assez d'être considéré comme traître dans un Parti que j'ai servi avec dévouement et dignité pendant vingt-trois ans. Je demande que justice me soit rendue. Il ne s'agit ici ni de discipline de Parti ni de doctrine, mais de propreté et de dignité. Le Parti Communiste ne saurait être ni le Parti des traîtres, ni le parti des calomniateurs. Si la preuve est faite que je suis un traître, on doit m'exclure du parti. Dans le cas contraire, on doit me laver de ces calomnies et faire taire les calomniateurs.  J'insiste à nouveau pour que le parti règle sans tarder cette affaire de propreté. Je demande qu'on me confronte avec Enard, Fajon et Delanoue, qui apporteront leurs preuves. Quant à moi je n'ai rien à renier d'un passé de lutte au service du Parti. J'ai fourni à la Fédération les documents en ma possession. J'ai entre les mains l'original de mon livre "CONSEILS AUX PARENTS qui semble être à l'origine des calomnies d'Enard. Mais comme cet exemplaire est unique, je ne puis m'en défaire. Je le soumettrai à la commission au moment de la confrontation. Je suis prêt à me rendre à Nice ou à Paris à cet effet. 
Cette affaire de calomnies soumise au  Parti est tout à fait indépendante de la question pédagogique sur laquelle le Parti discute et Calas enquête, savoir : la pédagogie moderne, l'œuvre et l'orientation de la CEL. Personnellement je ne me prêterai à aucune discussion pédagogique ou autre tant que pèseront sur moi les calomnies qui me déshonorent.
Si je n'ai pas de réponse dans la huitaine, j'écrirai une dernière fois à Maurice Thorez pour lui signaler l'urgence d'une solution qui peut être rapide. Thorez me comprendra comme me comprennent certainement tous les militants qui savent que honnêteté, dignité et fidélité communiste sont inséparables.                              Salutations communistes
Dans sa lettre, Freinet date clairement son entrée au parti (1949-23 =1926) et prouve qu'il en est encore membre en 1949, contrairement à certaines rumeurs. On imaginerait mal qu'il croie pouvoir mentir à des responsables locaux, mieux placés que quiconque pour savoir s'il a ou non repris régulièrement sa carte.
L'allusion à Maurice Thorez s'explique par le fait que ce dernier lui a adressé à plusieurs reprises des témoignages de sympathie. Le 15 septembre 49, il répond de sa main, sur papier à en-tête du Secrétaire Général, à l'envoi de Naissance d'une Pédagogie Populaire.
Chers camarades,  Merci pour le livre solide et émouvant d'Elise sur trente années d'efforts en faveur d'une pédagogie populaire à laquelle demeure attaché le nom de Freinet.  Avec l'assurance, pour vous deux, de mes sentiments fraternels.      Thorez
Il dédicace un exemplaire d'une nouvelle édition de Fils du Peuple  Aux maîtres de l'école nouvelle  Elise et Charles Freinet.  La méprise sur le prénom s'explique par le fait que Freinet ne signe jamais par son prénom, qu'il semble ne pas aimer, mais uniquement par l'initiale.
Le 20 avril 50, nouvelle lettre manuscrite pour remercier de l'envoi du livre Essai de Psychologie sensible.
Cher camarade Freinet,  La préparation et le déroulement de notre Congrès ne m'ont pas permis de vous remercier aussi vite que je l'aurais voulu pour votre dernier livre, que je me propose de lire attentivement comme chacune de vos productions.  A vous bien fraternellement              Thorez
Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on ne trouve pas là trace d'hostilité ou de méfiance vis-à-vis d'un traître et, après les attaques dans La Nouvelle Critique, Freinet ne manquera pas de rendre publique cette correspondance auprès des militants communistes troublés, en faisant réaliser des clichés en fac-similé des envois manuscrits de Thorez.
A Pâques 51, au congrès ICEM de Montpellier, Raoul Calas, membre du Comité Central du PC, affirme devant un groupe de militants communistes du mouvement : Aucune des attaques lancées contre Freinet et mettant en cause son attitude pendant la guerre n'a de fondement. C'est ce qui ressort d'une enquête que nous avons menée. Freinet est un communiste avec tous les droits et aussi tous les devoirs que ce titre implique.
 Cogniot fait état d'une réhabilitation de Freinet en 49. Pourtant on ne peut réhabiliter que pour réparer une condamnation préalable, or le parti n'a jamais prononcé de jugement. En tout cas, cette nouvelle affirmation devrait mettre un terme définitif aux calomnies. Il n'en est rien. Dans les années 80 encore, une universitaire de Dijon, Mme Denis, n'hésite pas à affirmer publiquement que Freinet a dédicacé à Pétain L'Education du travail (comme le livre a été publié pour la première fois en 1949, une telle dédicace aurait été simplement suicidaire). Cette affirmation choque un de ses étudiants, Denis Roycourt, qui me demande des informations. Sur mes conseils, il questionne le professeur sur ses sources: Roger Gal lui aurait dit cela en privé, dans son bureau de directeur de la Recherche Pédagogique. C'est l'exemple type du ragot fluctuant que l'on a colporté oralement sans jamais le publier, sachant que cela provoquerait un procès en diffamation.
 Est-ce une coïncidence? Quatre des protagonistes cités: Fajon, Enard, Delanoue et Perche se retrouvent un peu plus tard aux commandesde L'Ecole et la Nation, revue des enseignants communistes. Peut-on s'étonner que Freinet n'y soit pas en odeur de sainteté?
 
Un procès dans La nouvelle Critique
 
En avril 50, après le congrès de Nancy où, après des discussions passionnées entre militants communistes et non communistes, avait été votée une motion pour la paix allant aussi loin que possible en ces temps de guerre froide, Freinet envoie  à quelques amis communistes du mouvement, la copie dactylographiée d'un article de J. Snyders dans La Nouvelle Critique. A cette époque sans photocopieur, il faut faire de multiples frappes sur papier pelure avec carbone. Bien que non communiste, j'en reçois un exemplaire car, à Nancy, Freinet a apprécié que j'aie, avec l'inconscience fougueuse de la jeunesse, porté la contradiction à Mme Seclet-Riou en l'entendant parler de certaines lectures développant "les mauvais instincts" des enfants.
Je ne ferai pas ici l'exégèse de l'article de Snyders, placé sous le patronage d'une citation de Jdanov. Les mots mystification et mystifier reviennent 7 fois dans le texte, renforcés par: plaisanterie (2 f.), illusion, prétentions dérisoires. Sur le plan idéologique, la "méthode Freinet" a toutes les tares: (incroyablement ) réactionnaire (2 f.), (petit ) bourgeois (2 f.), idéaliste, gauchiste, non révolutionnaire, conception réformiste, antiprogressiste, prétention démocratique, révolution sans politique et sans action de parti, fausseté des principes.
"Il est très grave de voir des enseignants, même sincèrement progressistes, se confier à elles (ces méthodes nouvelles) et ne pas voir que peu à peu, insidieusement, elles les amènent à s'isoler dans la pédagogie pure."
Concernant la pédagogie, il faut dénoncer: le danger des méthodes, les trucs pédagogiques, l'atmosphère artificielle, la spontanéité enfantine (2 f.), refuge douillettement abrité, nid douillet, école fermée sur elle-même, univers puéril. Le journal scolaire n'est que le lien entre petits mondes enfantins. Les enquêtes dans le milieu ambiant se contentent de détails pittoresques, anecdotes.
Freinet est rapproché de ces antiprogressistes que sont Dewey, Piaget et Dottrens, ce qui explique la tendresse gouvernementale (sic) pour les méthodes nouvelles. L'auteur se livre à la critique de 3 BT pour prouver qu'on n'y exalte pas la lutte des classes et l'anticolonialisme. Il termine par la seule référence possible: "Makarenko et les réalisations soviétiques, les résultats déjà atteints dans les démocraties populaires nous montrent le chemin ".
Freinet nous avertit qu'il évitera d'envenimer un conflit qu'il croit encore pouvoir régler, au besoin par le recours à Thorez. Par contre, il nous incite à réagir à notre guise. Elise propose de nous répartir les passages à contredire, puis se ravise: cela sentirait trop la riposte concertée, mieux vaut laisser libre cours à nos réactions personnelles. Devant la méconnaissance, par l'auteur, de la réalité des classes pratiquant la pédagogie Freinet, on se demande aussitôt si Snyders, professeur de philo en khagne à Lyon, s'est au moins informé. Nous apprendrons qu'il a fait une visite éclair chez un collègue de la banlieue lyonnaise et a trouvé qu'on y cultivait trop l'esprit critique.
L'article sucite des réponses émanant de bien d'autres militants que ceux alertés par Freinet. La rédaction de La Nouvelle Critique  ne s'attendait probablement pas à recevoir autant de réactions et je ne crois pas qu'elle avait prévu de continuer le débat dans les sept numéros suivants (n° 18 à 24, de septembre 50 à mars 51). Et pourtant une faible partie seulement des lettres est publiée, en ayant soin d'opposer pour les neutraliser les différents types de réactions. Pour clore le débat, on appelle à la rescousse Cogniot qui publie dans le n° 27 (juin 51) des Remarques préalables à un essai de bilan après la discussion sur l'éducation moderne. Le même Cogniot publiera l'année suivante (n° 36 à 38, de mai à août 52) une série d'articles intitulés D'une libre critique de l'éducation moderne.
Au début de 51, Roger Garaudy vient à Nice faire une conférence à double thème: la défense de l'école laïque (la droite veut faire passer la loi Barangé d'aide à l'enseignement privé) et la critique de la pédagogie moderne. Le rapprochement est par lui-même insidieux. Avec mon collègue Lagrave, nous décidons d'y aller pour réagir. Freinet refuse de nous accompagner pour ne pas se trouver en situation d'accusé. En fait, il n'y a aucun débat, il s'agissait d'une simple conférence. Nous allons voir Garaudy à la fin pour lui exprimer notre désaccord, non seulement sur le fond mais sur le rapprochement avec la loi Barangé. Le conférencier nous explique de façon presque conciliante qu'il ne pouvait se déplacer à plusieurs reprises et qu'il ne fait qu'exprimer des critiques personnelles qui n'engagent que lui. Quand nous rapportons cela à Freinet, il  nous répond: Tout membre du comité central sait qu'en s'exprimant publiquement, il engage le parti tout entier. Garaudy ne dirait pas cela s'il n'avait le soutien de la direction.  Mais, depuis octobre 50, Maurice Thorez, frappé d'hémiplégie, est soigné en URSS. Sur qui s'appuyer en haut-lieu pour arrêter les attaques ?
 
L'impossible dialogue avec L'Ecole et la Nation
 
En octobre 51, le PC lance une nouvelle revue destinée aux enseignants: L'Ecole et la Nation. Dès le premier n°, cela démarre mal pour Freinet et pour l'ICEM. Un article de Diquelou sur le film L'Ecole buissonnière  escamote le fait qu'il s'appuie sur une réalité historique et évidemment occulte le nom de Freinet. Un autre article de F. Seclet-Riou traite des revues et manuels scolaires, sans parler de L'Educateur  et en se contentant de citer, parmi les organisations à but non lucratif, une certaine Coopérative de l'école publique.
Freinet rencontre une députée communiste, Elise Grappe, qui lui promet un rectificatif sur le film. Provisoirement satisfait de cette promesse, il écrit le 13-11-51 une longue lettre :
                      au Camarade Fajon, Directeur de L'Ecole et la Nation
Je crois de mon devoir de Communiste de donner mon opinion motivée, et que je désire constructive, sur la forme et le contenu d'une publication qui, dans les circonstances actuelles, pourrait - et devrait - rencontrer le meilleur accueil des instituteurs. Je pose quelques principes préalables qui sont valables d'ailleurs pour toute publication nouvelle :
1°) L'ECOLE ET LA NATION ne pourra avoir un succès durable que si les éducateurs à qui elle s'adresse en voient l'utilité, sinon la nécessité.
2°) Un long commerce avec les instituteurs nous apprend que les méthodes de propagande valables avec les paysans ou les ouvriers ne sont pas toujours efficientes avec les éducateurs, surtout lorsqu'il s'agit de leur métier. Ils ont un esprit critique, ou criticailleur, très développé. Ils n'aiment pas qu'on ait l'air de les pousser là où ils ne veulent point aller. Très individualistes, ils tiennent à faire l'expérience de leur propre compréhension. Il faut tenir compte de ces considérants complexes si on prétend les accrocher.
3°)  En conséquence, et sous aucun prétexte, ne publier dans L'Ecole et la Nation aucun des articles exclusivement politiques que les instituteurs ont l'habitude de lire dans les organes politiques ou d'entendre dans les réunions. Cela ne signifie nullement qu'on doive cacher le drapeau communiste, mais qu'il faut aborder les instituteurs par le biais du travail  et non de la propagande politique, le travail bien compris devant mener d'ailleurs à une meilleure compréhension politique.
Que faire, au point de vue constructif ? Il ne faudrait jamais oublier que nous ne nous adressons pas à des hommes pris en général mais à des éducateurs. En conséquence :
1°) Considérer ou reconsidérer tous les problèmes d'éducation à la lumière des doctrines marxistes, léninistes, par les enseignements décisifs des expériences soviétiques et de démocraties populaires, en mettant en valeur les perspectives humaines de la véritable éducation socialiste.
2°) Renseigner les éducateurs sur l'éducation de l'URSS et des démocraties populaires, ce qui est une façon positive de poser notre programme de classe et de faire sentir, dans la coexistence des deux systèmes politiques, la supériorité du système socialiste;
Je verrais personnellement :
a) un leader qui poserait, dans l'actualité, l'ensemble des problèmes d'éducation, objectivement, en donnant l'opinion du Parti ou du moins de larges citations des grands militants du Parti, afin de faire comprendre la légitilité et la solidité historiques des soluyions envisagées.
b)  l'Ecole et la Politique avec interventions des députés en faveur de l'Ecole.
c) l'Ecole et le syndicalisme.
d) l'Ecole et l'économie, en fonction de la lutte de classe.
e) l'Ecole et la pédagogie (qui ne serait donc qu'un élément de l'ensemble)
f) de grandes enquêtes :
     - le contenu de l'enseignement (sur lequel j'aurais personnellement mon mot à dire parce que j'estime qu'on fait fausse route, du moins pour le primaire)
     - l'éducation post et péri-scolaire
     - la modernisation de l'enseignement
     - livres et journaux d'enfants
     - les constructions scolaires
     - la rééducation des enseignants eux-mêmes
g) l'Ecole à travers le monde : URSS, Démocraties populaires et ailleurs aussi. Il y a un peu partout des expériences progressistes, et donc positives quant à leur point de départ, dont le système social et politique limite la portée et le développement. il ne faut pas les sous-estimer systématiquement mais faire sentir pourquoi justement elles ne peuvent avoir leur pleine résonance.
h) critique des livres et revues (ne pas rééditer le parti-pris sectaire de Mme Seclet-Riou)
i) critique des films, de la radio et des disques
j) courrier des lecteurs.
Il faudrait enfin que cette revue ne soit pas l'œuvre d'une équipe réduite sans liaison permanente avec la base. C'est à la base qu'il faut donner la parole, la dirextion se contentant de redresser les erreurs inévitables des novices.
Si L'Ecole et la Nation parvenait ainsi à intéresser les instituteurs aux problèmes scolaires actuels : si on les mobilisait par des discussions sans dogmatisme, à base de pratique, cette revue pourrait alors parvenir à jouer un rôle de premier plan dans l'évolution de l'ecole et des éducateurs.
Bien cordialement                                     C. Freinet
 
Incontestablement, Freinet semble tourner la page sur la polémique de La Nouvelle Critique, revue pour intellectuels, et tente de repartir sur d'autres bases avec une revue tournée vers les enseignants. Le 27 mars 52, Freinet fait à trois camarades communistes (Daviault, Lallemand et Barboteu) le compte rendu d'une visite de Pierrard, mandaté par le Comité Central pour prendre contact avec lui avant le congrès de l'Ecole Moderne de La Rochelle :
La discussion s'est amorcée et poursuivie dans une excellente athmosphère qui montre que certains camarades sentent bien lorsqu'il y a fausse manœuvre mais qu'ils n'ont peut-être pas la volonté ni la possibilité de s'y opposer.
 Tous deux ont préparé la participation au congrès de Guy Besse, Voguet et Pierrard, trois camarades n'ayant jamais eu de différend avec Freinet.
Le parti voudrait naturellement utiliser au maximum le congrès pour le travail d'éducation révolutionnaire. Nous avons eu à ce sujet une très longue discussion au cours de laquelle j'ai précisé le caractère unitaire de notre mouvement et l'esprit des instituteurs en général et de nos adhérents en particulier. J'ai bien expliqué que, étant donné surtout la tendance actuelle qui base sur le travail toute notre activité, il fallait éviter à tout prix les discours et le verbiage. (...) Je lui ai dit que je voyais une occasionde faire du bontravail marxiste, c'était d'axer une soirée sur le thème : le contenu , au sujet duquel des opinions très intéressantes pourraient se faire jour. (...) Je lui ai déjà dit un mot de notre conception du contenu. Il ne faudra certes pas se formaliser si des positions non marxistes y sont exprimées. Mais dans l'ensemble, si nous faisons notre travail avec intelligence, cette discussion pourrait servir notre cause. Elle serait d'ailleurs essentiellement éducative pour l'ensemble des adhérents. Pierrard est d'accord.
On pourrait croire le dialogue réengagé sur de nouvelle bases. Pourtant, le seul prolongement sera en mai 52, un article de Voguet qui, en reprenant les arguments de Cogniot dans La Nouvelle Critique, prouve qu'on ne glissera pas une feuille à cigarette entre les deux revues du parti. Puis, l'ICEM est accusé de soutenir les cléricaux contre les laïcs (version falsifiée d'une discussion du congrès), de bénéficier par son opportunisme de soutiens officiels (en réalité, les embûches se multiplient au contraire).
Plus tard, la CEL sera coupable de profiter des crédits Barangé, versés à toutes les écoles, publiques ou privées. Freinet avait combattu cette première atteinte à la laïcité, mais pourquoi interdirait-on aux écoles publiques d'acheter avec ces crédits une imprimerie ou une collection de BT?
En février 53, c'est Henri Wallon qui monte au créneau pour critiquer Freinet et sa psychologie.  En mars, paraissent deux articles bizarrement contradictoires sur L'enseignement de la grammaire. Je suppose que l'on avait d'abord passé commande d'un article au grand linguiste Marcel Cohen, en espérant que ce communiste sincère "exécuterait" Freinet dans ce domaine. Il se trouve que Cohen connaît bien Freinet à qui il avait confié l'une de ses filles avant la guerre et qu'il n'est pas loin de partager son opinion concernant l'apprentissage prématuré de la grammaire. Sans citer Freinet, il écrit un article argumenté, très mesuré, qui n'est pas du tout le réquisitoire attendu mais qu'il est impossible de refuser, compte tenu de la compétence incontestable  de l'auteur. On le double donc d'un article anonyme (qu'on sait écrit par F. Seclet-Riou) ayant pour titre: Quoi qu'en dise Freinet, la grammaire n'est pas inutile. Evidement de nombreux militants (parmi lesquels Barboteu et Daviault) réagissent en écrivant à la revue que Freinet pourrait contresigner le premier article, alors que le second est un tissu d'inexactitudes. Bien entendu, la revue ne publiera aucune réaction.
Désormais, à part un autre article de F. Seclet-Riou sur Les bases idéologiques de la pédagogie Freinet,  en avril 54, on préfèrera s'attaquer sous un autre angle aux responsabilités de Freinet.
 
Des attaques sur la vie démocratique du mouvement
 
Pour analyser ce qui se passe à Pâques 53 au congrès de Rouen, il faut revenir un peu en arrière. Depuis 1952, Freinet est très mécontent de l'absence de travail pédagogique de Fontanier, instituteur du Gers, à la tête de la commission Histoire. Entre les congrès, il n'anime rien. Quand on lui demande son avis sur un projet de fiche ou de BT, il le démolit sans apporter d'éléments positifs qui permettraient d'en améliorer le résultat, ce qui a pour effet de décourager ceux qui travaillent. Au congrès, il n'hésite pas à descendre en flammes publiquement des fiches d'histoire pour le CE, un projet de fiches-guides pour les plus grands, travaux qui n'étaient peut-être pas parfaits mais sûrement estimables. Freinet veut donc que Fontanier cède sa responsabilité à un camarade moins négatif. Désormais, celui-ci se retranche derrière les critiques de son parti sur le "contenu" des éditions de la CEL.
Au congrès de Rouen (Pâques 53), lors de l'assemblée générale des actionnaires de la CEL, le président, Alziary, propose une liste de 4 suppléants pour renforcer le CA : Fonvieille, Cabanes, Bernardin et Hourtic. On pourrait s'étonner de voir proposer une liste plutôt que de susciter des candidatures individuelles, mais il s'agit d'un choix pesé collectivement par les différents membres du CA pour inclure dans les instances des travailleurs de commissions diverses (cinéma, connaissance de l'enfant, sciences) et de différentes régions (dans le cas présent, banlieue parisienne, Aveyron, Haute-Saône, Gironde). Détail significatif: Freinet a proposé lui-même Fonvieille pour effacer le conflit sur les films au congrès précédent.
Au moment de passer au vote à main levée, un militant communiste, Soubsol, déclare que, pour respecter la démocratie, il faut faire appel de candidatures et qu'il propose Fontanier, ce qui est évidemment une provocation contre Freinet. Alziary réagit en déclarant que les suppléants n'ayant pas d'existence statutaire, il annule sa proposition de vote. Quelques amis de Fontanier chahutent en protestant "au nom de la démocratie". Certains militants pensent qu'il vaudrait mieux procéder au vote nominatif par écrit, persuadés que Fontanier serait rejeté par la plupart des congressistes, mais c'est compter sans le problème des détenteurs de mandats, donnés par les actionnaires absents: il faudrait des heures pour mettre en place un vote formel. D'ailleurs choisir individuellement des candidats que l'on connait à peine est-il plus démocratique que de faire confiance à une instance collective qui rend régulièrement compte de ses propositions et de ses actions?
Dans le brouhaha des discussions, un militant du Pas-de-Calais, Delporte, vient dire à la tribune qu'il s'agit d'une machination préméditée par le PC pour démolir le congrès et la CEL, car dans son département le parti dissuade les militants communistes d'assister aux réunions du groupe. Cette affirmation provoque un tollé auprès d'un grand nombre de militants. Même de simples sympathisants comme moi ne peuvent imaginer une telle machination. Et pourtant, le responsable communiste du Pas-de-Calais est le bras droit d'Auguste Lecœur dont Henri Guillard, militant ICEM de l'Isère, affirmera, un peu plus tard, avoir lu confidentiellement une lettre reçue par son ami Gamond, sous-directeur de l'école des cadres du PC. Lecœur y écrivait que "le parti n'aura de cesse d'avoir détruit la CEL".
Rien ne prouve la préméditation de l'intervention des amis de Fontanier au cours du congrès, mais l'intention du PC de torpiller l'ICEM et la CEL deviendra vite évidente. L'assemblée CEL se termine sur un malaise général.
N'étant pas membre du parti, je n'assiste pas à la rédaction du texte de divers militants communistes, mais ayant dîné avec plusieurs d'entre eux (les Daviault, les Lallemand et Madeleine Porquet), je sais qu'encore sous le coup de l'émotion, ils veulent très sincèrement empêcher à tout prix la fracture entre Freinet et le parti. Tard dans la nuit (hors de la présence de Freinet qui d'ailleurs n'a pour le moment pas renouvelé son adhésion), ils se mettent d'accord sur ce texte destiné aux instances du parti :
Les instituteurs communistes présents au Congrès de l'Ecole Moderne à Rouen
-  regrettent que La Nouvelle Critique et L'Ecole et la Nation aient engagé, sans s'être d'abord informées près des militants du Parti, adhérents à l'Ecole Moderne, le débat sur la pédagogie de ce mouvement, débat dont la forme a entraîné des incidennts regrettables.
-  ils regrettent également que L'Ecole et la Nation ait inséré que Freinet, à La Rochelle, avait été conduit à "défendre des propagandistes de la religions contre des militants laïcs" (mai 52, n°8), ce qui est une erreur (bel exemple d'euphémisme), et vous demandent, dans un but d'apaisement nécessaire à des discussions fructueuses, de bien vouloir le reconnaître dans une prochaine édition.
- ils regrettent encore que les lettres adressées par Daviault (du Doubs), Guillard (de l'Isère), Bruna-Rosso (de Saône-et-Loire), Lallemand (des Ardennes), en particulier à des responsables du Parti soient toujours restées sans réponse.
Conscients de leurs responsabilités au sein de la CEL, ils reconnaissent objectivement avoir failli à leur devoir de communistes par manque de travail et de vigilance au sein d'un mouvement de masse
-  déclarent, d'accord avec la position du Parti, que les instituteurs, membres de la CEL, sont considérés comme des meilleurs parmi les pédagogues de notre nation.
-  s'engagent à parfaire leur éducation idéologique, à participer de façon positive à la discussion pédagogique ouverte dans La Nouvelle Critique et L'Ecole et la Nation, à approfondir dans les colonnes de l'Educateur les mêmes problèmes d'éducation dont la structure de la société capitaliste empêche souvent une vision nette.
-  proposent que la discussion sur les Techniques Freinet reparte sous une forme nouvelle avec la participation au comité de membres du Parti adhérents à la CEL.
- s'engagent à aider Freinet à poursuivre ses travaux toujours plus démocratiquement et à lutter pour maintenir avec lui le mouvement de l'Ecole Moderne sur le chemin de la classe ouvrière avec tout l'enthousiasme pédagogique de ceux qui l'animent.
Ont signé : Y. Mardelle, L. Bens, L. et S. Daviault, Barboteu, E. et R. Lallemand, S. Dubois, Fontanier, M. Porquet, Soubsol, et quelques noms peu lisibles et inconnus.
On pouvait difficilement aller plus loin dans l'autocritique et la volonté de dialogue. Ce texte ne sera pas publié par la revue, ni le rectificatif effectué.
Dans le n° 18 de mai 53, L'Ecole et la Nation publie un article de Suzanne Dubois qui n'est qu'une longue diatribe contre le congrès de Rouen (tenu dans une ville de droite) et contre l'Ecole Moderne "devenue un mouvement d'instituteurs dont les animateurs n'ont pas senti la nécessité de lui donner une cohésion, une direction solide, au contraire noyés par la collaboration active (mais assez anarchique) des centaines d'instituteurs attirés vers nous par nos seules techniques, noyés par une coopérative devenue difficile à gérer, ils sont devenus opportunistes et satisfont la réaction." Refusant de se contenter de la motion finale du congrès qui se concluait pourtant sur la décision "de lutter contre toute exploitation de l'homme par l'homme dans une sociètè socialiste œuvrant pour la Paix," elle réclame, d'après elle, avec ses camarades du Nord "une Charte de  l'Ecole Moderne qui sera étudiée, établie, discutée par tous les adhérents."
On voit la contradiction d'attitude avec le texte qu'elle avait signé à Rouen. Fait beaucoup plus grave pour quelqu'un qui se réclame de la démocratie, l'auteur n'a pas jugé utile de faire lire son texte aux camarades du Nord qu'elle implique sans les avoir consultés, pas même Madeleine Porquet, signataire avec elle du texte de Rouen. Tollé dans le groupe dont elle était déléguée départementale et on lui demande des comptes sur son attitude. Ce qui ne l'empêchera pas de proclamer partout qu'elle a été limogée par Freinet et même d'expliquer par lettre à Pauline Cahen, militante communiste de Strasbourg, que la plus acharnée contre elle avait trahi pendant la guerre (il ne peut s'agir que de M. Porquet, déportée pour faits de résistance). Conception très particulière de la démocratie.
Dans le n° suivant (juin 53) de la revue communiste, Barboteu tente, toujours sous le titre Pour une Charte de l'Ecole Moderne, de concilier les inconciliables. Fontanier va plus loin dans le n° 20 de juillet en écrivant, sous le titre La démocratie est nécessaire, une féroce diatribe contre Freinet, réactionnaire par son refus d'aborder la discussion sur des bases sérieuses et scientifiques, lui qui fait l'éloge de ce fameux élan vital cher aux obscurantistes et fascistes., exigeant qu'on le soutienne inconditionnellement et remplaçant autoritairement ceux qui s'opposent à lui. Fontanier remet en cause la notion de travail pédagogique au sein du mouvement et justifie, par le refus "des productions purement techniques ", son absence de contribution aux éditions. Il en appelle pour conclure à une véritable démocratie par la réalisation d'une Charte de l'Ecole Moderne, semblant ignorer qu'elle existe depuis le congrès de Nancy (1950), avant, il est vrai, les premières attaques de La Nouvelle Critique. Lui aussi pratique une singulière démocratie en démolissant avec haine Freinet, dans une lettre à Pauline Cahen qui n'avait pas assisté au congrès.
En janvier 54, Fontanier prend la tête d'un groupe qui exige dans L'Educateur une "discussion constructive sur la pédagogie de l'Ecole Moderne" qu'on sent surtout destinée à mettre en question les décisions unanimes du CA de la CEL sur un conflit qui vient d'éclater dans l'entreprise. Si l'on défalque des signataires ceux qui ne sont ni adhérents CEL, ni même abonnés à L'Educateur, on lit peu de noms nouveaux. Outre Fontanier, Barboteu, S. Dubois, Soubsol, on trouve Roulleau, Batz, Trihoreau, Y. Mardelle, Bounichou, et quelques inconnus: M.L. Encausse,J. Dareux, Dattas, Castéla, G. Barada.
Freinet publiera cette lettre dans Coopération Pédagogique, à l'intention des responsables du mouvement (animateurs de commissions et délégués départementaux), mais refusera de poursuivre sur ce ton la discussion dans L'Educateur.
 
Freinet en "patron de combat"
 
Pour apprécier les événements qui suivent, il faut bien connaître le climat social de la CEL. Parce que les membres du Conseil d'Administration, en majorité sympathisants sinon membres du PC, connaissent bien l'entreprise (notamment ceux du Sud-Est qui y viennent plusieurs fois par an), ils ont soutenu unanimement Freinet dans cette affaire, non par servilité mais par conscience des enjeux.
La CEL, membre de la Fédération Nationale des Coopéraives de Consommation, en applique la convention collective. Mais Freinet tient à aller plus loin: salaires et primes de vacances dépassent nettement ce qui se pratique au plan cannois. Et, de fait, il n'y a jamais de revendications salariales. Le seul vrai problème vient de la trésorerie qui, à cause des paiements différés des mairies et administrations, oblige à jongler avec les traites et à décaler parfois de quelques jours acomptes ou salaires ou à retarder le paiement des primes. Freinet veille à ce que les travailleurs chargés de famille ne pâtissent pas de cet état de fait et les célibataires sont les plus souvent touchés par ces légers retards.
En 51-52, les nouveaux bureaux n'étant pas terminés, je partage souvent celui de Freinet et je suis témoin de ses relations fréquentes avec les représentants du personnel, cégétistes et presque tous militants du PC, qui discutent de plain-pied avec lui pour résoudre ensemble les problèmes qui peuvent se poser. Si l'on tenait à la malveillance, on pourrait parler de paternalisme. Je crois plutôt qu'il s'agit d'une compréhension réciproque, chacun sachant qu'il a besoin des autres et les respectant. Le climat social et relationnel est généralement confiant et détendu.
Curieusement, les seules tensions qui se produisent à certains moments concernent des responsables de service (comptabilité, abonnements) auxquels le couple Freinet reproche parfois, à juste titre ou pas, de manquer de dynamisme ou d'efficacité.
Un changement commence à se produire au début de l'année 52, lorsque Freinet annonce le licenciement, avec préavis d'un mois, de cinq employés embauchés en surnombre avant la rentrée scolaire. En effet, du fait de son caractère pédagogique, la CEL reçoit un maximum de commandes et d'abonnements de septembre à décembre. Puis l'activité retrouve son rythme de croisière. Actuellement, on résoudrait ces problèmes depointes saisonnières par du personnel intérimaire. A l'époque, Freinet embauche provisoirement sans fixer d'avance le terme et garde le personnel de renfort aussi longtemps que les commandes le justifient. Jusque là, cette pratique annuelle n'a jamais posé de problème. L'année précédente à la même époque, 7 employés temporaires avaient été licenciés sans surprise et sans conflit.
A la CEL existe une cellule communiste d'entreprise, conformément aux consignes du parti. Elle compte 9 membres, dont le couple Freinet. En janvier 52, trois de ses militants sont convoqués par Lupi, responsable local CGT, lui-même communiste, qui leur signifie qu'ils doivent tout faire pour que le personnel de la CEL s'oppose aux licenciements prévus. Un peu surpris, ceux-ci rendent compte de leur entrevue. Dès qu'il apprend cela, Freinet s'indigne du procédé: pourquoi n'avoir pas posé le problème à toute la cellule et se montrer plus vindicatif avec une entreprise progressiste qu'avec d'autres maisons cannoises qui exploitent sans vergogne leurs travailleurs? La secrétaire de la cellule CEL qui porte souvent les comptes rendus et communiqués à l'agence locale du quotidien communiste Le Patriote, explique avec étonnement qu'on lui a fait comprendre que, Freinet étant le directeur de la CEL, la non-parution sera systématique. Pour Freinet, cela dépasse les limites du supportable, il exige des explications.
Une réunion confronte la cellule de la CEL aux responsables de la CGT et de la section cannoise du PC, en présence de Pourtalet, représentant la fédération des A.M. Il s'agit d'un véritable tribunal où Freinet est mis en accusation et déclaré "d'un comportement indigne d'un communiste ". Ce dernier écrit au Comité Central et décide qu'il ne reprendra sa carte du parti que lorsqu'il aura reçu une réponse claire. Le CC ne réagit pas, mais la cellule de la CEL est dissoute par la section de Cannes qui invite ses membres à retirer leur carte dans leur cellule de quartier. Ce que Freinet et Elise refusent bien évidemment, suivis par deux enseignants communistes travaillant à la CEL: Menusan et Bertrand.
Dès lors, les autres militants communistes travaillant à la CEL sont mis sous pression par la section (elle-même talonnée par la fédération et probablement par la direction du PC) pour rechercher toutes les occasions de conflit. Pendant longtemps cela se limite à des escarmouches (par exemple, sur la récupération des jours fériés par les travailleurs non mensualisés) ou à de la mauvaise volonté dans l'exécution du travail.
L'occasion d'un conflit spectaculaire sera une altercation entre un ouvrier et son contremaître. Si je précise qu'un immigré de la guerre d'Espagne est affronté à un engagé revenu d'Indochine, on me répondra sans doute que le parti d'Henri Martin (emprisonné pour avoir fait de la propagande contre la "sale guerre" au sein de la Marine Nationale) ne pouvait rester neutre dans un tel conflit. Le problème est que le schéma est complètement inversé. Pierre Antonino qui revient d'un engagement volontaire en Indochine a été embauché par Freinet, sur la sollicitation de son père qui travaille à la CEL. Un jour, à la suite d'une dispute avec son père, Antonino a quitté brusquement son travail. Il est repris après un avertissement. Le 4 septembre 53, le contremaître José-Luis Moran (réfugié à l'école Freinet quand il était enfant, pendant la guerre d'Espagne) demande à Antonino un travail qui ne semble pas lui plaire. Quelque temps plus tard, ce dernier signale qu'il a cassé le montage sur lequel il travaillait et déclare :"Je suis sûr que tu vas dire que je l'ai fait exprès"  Moran riposte :"On dirait vraiment que tu l'as fait exprès".   L'ouvrier saisit une barre de fer et menace son contremaître de lui "casser la gueule". Comme d'autres ouvriers s'interposent, il n'y a aucune voie de fait, mais quand Moran lui demande de venir s'expliquer devant Freinet, Antonino réplique que ce n'est pas la peine, qu'il préfère partir. Freinet, alerté de l'altercation, conclut: "C'est entendu, tu pars. Tu ne fais plus partie de l'entreprise". Le CA de la CEL, présent à ce moment à Cannes, s'associe unanimement à la décision de Freinet. On ne peutlaisser une "tête brûlée" troubler le travail au gré de ses impulsions.
De façon inattendue, les militants communistes de la CEL mènent campagne pour la réintégration du travailleur "injustement licencié". Ils commencent une grève de soutien, font circuler une pétition où chaque membre du personnel doit préciser son choix: le renvoi des deux protagonistes ou leur maintien dans l'entreprise. Bien entendu, personne n'envisage la première hypothèse.
On se bat sur les témoignages. Malgré leur hésitation à charger un collègue, les personnes présentes confirment les faits cités plus haut. L'un des militants communistes, qui n'était pas présent, affirmera néanmoins qu'il a vu le contremaître empoigner violemment Antonino, puis, ce dernier étant revenu à son travail, que M. Freinet l'a obligé à partir en menaçant d'appeler la police. Il est le seul à donner cette version mais cela suffira, dans un premier temps, à faire estimer le licenciement sévère par l'Inspecteur du Travail.
A partir de ce moment, Freinet et les membres du CA savent clairement que tout sera fait pour semer la perturbation dans l'entreprise. Ils décident de réagir fermement. Deux des militants communistes sont licenciés à l'occasion du remaniement prévu des ateliers. Une secrétaire a emmené avec elle, pour épluchage par la CGT, le cahier interne de revendications, cela sera retenu comme faute professionnelle justifiant son départ. Pour la déléguée du personnel, c'est plus difficile mais, ayant déclanché une tentative de grève sans la moindre négociation préalable avec la direction, elle est en tort. Les responsables du CA de la CEL, militants syndicalistes ayant habituellement tendance à prendre parti pour les ouvriers contre les patrons, leurs décisions ne se font pas sans douleur, mais la mauvaise foi est telle, face à eux, qu'ils sont unanimement décidés à vider l'abcès.
Bien entendu, dans la presse communiste, les attaques se déchaînent. Le quotidien local Le Patriote  ne publie pas moins de 8 articles en 6 semaines (16, 17, 18 et 25 septembre, 20 novembre 53). Alors que l'entreprise s'appelle clairement Coopérative de l'Enseignement Laïc, on ne parle que de Coopérative Freinet, puis d'affaire Freinet, comme au temps de St-Paul. On accuse le contremaître d'avoir traité l'ouvrier de "bon à rien et de saboteur", ce qui n'est signalé dans aucun témoignage mais pourrait justifier la violence de l'insulté. L'Ecole et la Nation n'est pas en reste et publie Les méthodes patronales de Freinet  (n°24, déc. 53) de Fiori, instituteur des A.M., puis Quand Freinet se démasque (n° 26, fév. 54), signé de la rédaction, article reproduit dans le n° de mars de La Nouvelle Critique.
Cette campagne ne marque pas la fin des attaques contre Freinet que l'on renouvellera à maintes occasions, mais désormais il n'y aura pratiquement plus de réactions publiques de sa part. La caravane suit son chemin, sans prêter l'oreille aux aboiements.
 
Les motivations possibles du conflit
 
Si l'intention de démolir Freinet est manifeste dès 1943, les raisons ne sont pas évidentes. On a pu voir précédemment l'incompatibilité de la pédagogie stalinienne avec les tentatives d'éducation nouvelle (voir Première partie, p. 106). Dans les années 30, Freinet tente de minimiser l'antagonisme et semble espérer une évolution favorable, mais un conflit est déjà en germe. Sur le plan strictement français, l'échec de sa tentative de Front de l'Enfance, à l'époque du Front Populaire, montre les réticences de la gauche à envisager un changement du statut de l'enfance et une réforme profonde de l'éducation.
Je sais par des intimes que Freinet s'était montré inquiet des procès de Moscou en août 36, mais il avait refusé de signer L'Appel aux Hommes, lancé par Wullens pour condamner ces procès, et même d'y réagir dans L'Educateur Prolétarien, moins par manque de courage que pour éviter de provoquer un clivage au sein de son mouvement. Dans des conversations, au moment le plus dramatique de la guerre d'Espagne, il se montre sévère sur les dissensions au sein de la gauche espagnole face au Franquisme et désapprouve tout autant les communistes que les autres. Au moment du Pacte germano-soviétique qu'il ne peut accepter, il refuse néanmoins toute déclaration publique, toute signature de motion qui le rangerait dans le camp de ceux qui voteront ensuite l'interdiction du PC. Après l'éclatement de la gauche en 1947, devient sans doute de plus en plus intolérable l'existence d'un mouvement dynamique, non aligné parce que pluraliste, qui est ressenti comme "une école dans l'école".
Quoi qu'il en soit, le combat anti-Freinet du PC survit à la disparition ou à l'exclusion de tous les commanditaires possibles, ainsi qu'aux changements d'orientation concernant aussi bien le syndicalisme enseignant (retour des communistes au sein du SNI) que l'avenir de l'école. Malgré les méandres de la ligne officielle, Freinet restera jusqu'à sa mort dans le collimateur du parti qu'il avait choisi en 1926.
 
Les répercussions
 
Si le but des attaques était d'isoler Freinet de son mouvement, on peut parler objectivement d'échec. Quelques militants communistes ont préféré l'orthodoxie politique à leur participation à l'ICEM. Ils sont finalement peu nombreux et surtout peu suivis. Les rares tentatives de constitution d'un groupe pédagogique dissident (par ex. dans la Sarthe) avortent totalement. Le GFEN ne s'en trouve même pas renforcé; son développement ultérieur ne se fera pas au détriment de l'ICEM, mais par l'apport de sang neuf au cours des années 60 (les expériences du XXe arrondissement de Paris et le GEMAE).
Quelques abonnés aux revues de la CEL expriment leur alignement sur le PC en ne renouvelant pas leur abonnement. Une lectrice annonce que désormais elle appliquera "la pédagogie de M. Snyders" (sic); un autre qu'il remplacera la BT par les documents EDSCO (preuve qu'il ne les a jamais mis entre les mains des enfants). L'un d'eux se contente de réprimander Freinet, comme il le fait probablement avec ses "mauvais" élèves.
Un certain nombre de militants ICEM communistes, écœurés par les falsifications dont ils ont été témoins, prennent distance avec leur parti. La révélation des crimes staliniens, la répression en Hongrie accentuent le clivage. D'autres, au contraire, refusent le dilemme et conservent la double appartenance. Freinet ne leur a jamais demandé de choisir, il exige seulement qu'ils ne prêtent pas la main à sa démolition dans L'Ecole et la Nation. De ce fait, il existera longtemps des animateurs de l'ICEM élus municipaux communistes dans des villages de gauche, ce qui prouve que les militants de base se montrent moins sectaires que leurs dirigeants.
Deux documents montrent l'attitude respective de la direction du Parti et de Freinet vis-à-vis des militants communistes de l'ICEM. D'abord une réponse (26 mars 54) de L'Ecole et la Nation, probablement signée Enard, à Paul Le Bohec qui s'inquiétait de l'impact négatif sur les militants sincères de la polémique contre Freinet:
Cher Camarade,
Tu as eu raison de nous faire part de tes critiques en ce qui concerne notre revue et nous t'en remercions. Nous pensons que tu as bien fait de lire le numéro spécial; permets-moi d'ajouter qu'il faut constamment t'y référer; Il nous plaît de savoir que tu es à l'Ecole moderne et ce n'est pas cela qui doit te gêner. Ce mouvement est celui de nombreux collègues, il est devenu ce qu'il est grâce à ses nombreux pionniers, il ne doit pas être l'affaire d'un seul, fût-il l'undes pionniers; il doit devenir ce que nous voulions à son origine: un mouvement démocratique où l'expression de chacun soit respectée, où aucune décision ne puisse être prise par un seul, où un seul ne puisse prononcer d'exclusive contre personne pour ses opinions ou pour son dévouement à l'Ecole et la Nation. Bien sûr, nous comprenons que tu doives faire un effort pour reconnaître toi-même où est ce qui est juste, et où il y a tromperie; bien que ce soit "fatigant", comme tu dis, il faut faire cet effort; ce n'est pas nous qui distribueronts de la besogne toute faite, qui donnerons des trucs ou des procédés qui dispensent de réfléchir. Seulement, nous savons le bénéfice de la raison, c'est pour cel que nous avons déjà donné des éléments pour éclairer les collègues, camarades ou non, à voir clair; cela ne se fait pas en quelques jours, il y faut letemps; le devoir des plus avertis de nos amis est d'aider leurs collègues à avoir une vue juste et à les entraîner vers une action suivie pour l'expression, l'élection et le contrôle démocratiques.
Ton juste souci d'apporter ton action progressiste dans ta profession est exactement celui sur lequel nous insistons; mais il serait naïf de croire que ce sont des procédés, des techniques qui peuvent te donner ce que tu cherches. L'essentiel, c'est ce qu'on enseigne; même s'il s'agit d'une forme d'enseignement traditionnel; je pense que tu crois à la valeur de l'enseignement en URSS, même si on ne se croit pas pas obligé d'imiter "l'Ecole Moderne" française. Ce qui compte c'est le contenu de l'enseignement d'abord; la forme, les moyens peuvent aider, mais seulement aider; une preuve: c'est qu'on imprime dans des écoles confessionnelles, c'est que Mme Montessori avait la cote dansle régime de Mussolini... Plus loin, tu veux trouver les avantages de l'Ecole Moderne; mais tu fais allusion au contenu de l'enseignement que donnent aussi d'excellents militants qui "n'impriment pas".
Nous te remercions d'avoir le souci de notre diffusion eu égard nos mises au point vis à vis de Freinet dans sa lutte contre le Parti Communiste Français: je te renvoie simplement à la vie de la revue du mois de mars, n° 27. Vois-tu, il y a des moments où il est nécessaire de dénoncer ce qui ne va pas, ce qui n'a pas voulu se corriger, ce que l'orgueil, la soif de l'argent ou tout autre motif qui éloigne du juste combat.  Bien sûr, le premier effet est une espèce de douche, surtout pour les militants les moins péntrés de la justesse du marxisme-léninisme; on a vu des Edith Thomas et autres éléments bourgeois, rester sur la touche, alors que les camarades ouvriers et les miltants conscients et désintéressés en tiraient des enseignements de lutte qui n'ont jamais que grandi notre parti.
C'est assez drôle ce souci de divers instituteurs communistes qui veulent se mettre dans la peau des sympathisants, et croient qu'un geste peut les éloigner de nous. Ce ne sont pas les sympathisants qui nous ont reproché nos mises au point, ou qui n'ont pas compris la décision du B.P., mais des communistes plus hésitants que les sympathisants, ce sont des camarades qui ne savent comment se torturer, qui aimeraient mieux que la vérité ne soit pas dite, entière, pour ne pas trop choquer, qui prête beaucoup de pusillanimité à nos amis, comme s'il fallait marcher sur la pointe des pieds pour ne pas les effaroucher, alors qu'il faut leur donner le bras, et hardiment les emmener sans hésitation, en pleine lumière.
Au fond, Camarade, n'y a-t-il pas manque de confiance dans tes collègues, dans tes camarades de travail? Veux-tu y songer, franchement, et si tu es d'accord, au lieu de craindre des réactions injustifiées des collègues, accepter de voir bien clair et de porter cette vérité à tous ceux que tu touches, non pour la vérité elle-même, mais pour une action qui est, je le répète, pour le meilleur fonctionnement de l'Ecole Moderne, démocratiquement.
Sur la forme, permets-nous de ne pas accepter des expressions (correspondant à des conceptions) comme Parti et Ecole Moderne se complètent. Le parti est autre chose que l'Ecole Moderne, c'est l'avant-garde organisée de la classe ouvrière; tout ce que l'Ecole Moderne peut apporter est une petite chose; non négligeable, nous voulons bien, mais c'est le parti qui seul permet d'apprécier historiquement l'Ecole Moderne et de la juger dans le cadre de la lutte des forces montantes. C'est le droit et le devoir du Parti de juger de toute activité humaine et de l'apprécier à la seule mesure valable: celle du progrès du camp démocratique, celle de la lutte pour le socialisme et la Paix.
Tu termines, hélas, en parlant de critique passionnée de "L'Ecole et la Nation" qui devient aveugle. La critique a été très murie, solide, argumentée; ce sont les camarades qui ont lu superficiellement, ou avec l'appréhension de "ce qu'on pourra penser" qui sont aveugles.
Camarade, notre rôle n'est pas de ménager les susceptibilités de ceux qui font d'un ancien camarade, un héros au petit pied; c'est de porter le fer rouge dans la plaie, quand il a été prouvé au parti que c'était devenu nécessaire; notre rôle n'est pas le plus flatteur, il est indispensable, c'est un devoir d'abord d'en prendre conscience, ensuite de le remplir. C'est ce qu'ont compris les "camarades communistes de la CEL" puisque tu demandes leur avis, et puisqu'ils ont écrit dans nos colonnes. Mais il est évident que notre revue ne publierait pas l'apologie d'un ennemi du parti, ni des erreurs jetant le doute dans les esprits des collègues que rien n'a préparé à une vue juste. Il n'y a pas de "tribune libre" entre la position du parti et les autres.
Tu as bien fait d'écrire, mais n'aies pas le souci de ce que tu appelles notre "campagne antifreinétiste"; ce n'est pas une "campagne", c'est lui qui en mène une contre le PCF depuis des années et je m'étonne que cela t'ait laissé indifférent (il n'y a pas de commune mesure pourtant!). Enfin, ne crois pas que notre revue soit amoindrie par l'expression de la vérité; c'est le contraire, comme dans toute affaire de ce genre.
Relis, camarade, les sottises prétentieuses de l'Educateur contre "L'Ecole et la Nation", contre Wallon, contre tant de militants, contre le PCF, relis les arguments de la "Nouvelle Critique" et ceux de "L'Ecole et la Nation", mais sérieusement et écris-nous à nouveau.  Bien fraternellement.
L'administrateur, (sans indication de nom)
En contrepoint de ce refus de dialogue au nom de la "ligne marxiste-léniniste", Freinet écrit, le 24-11-58, au même Paul Le Bohec qui souhaite proposer à L'Ecole et la Nation un article positif sur l'importance de l'affectivité en éducation:
Vas-y donc avec tes expériences à L'Ecole et la Nation. Il faut toujours faire des expériences. Même si tu ne réussis pas, tu n'auras pas perdu ton temps.
Ce n'est pas moi qui, par dépit, vais dire aux camarades de quitter le Parti. Je ne l'ai jamais dit. Mais, par contre, je leur ai toujours dit: Vous n'êtes vraiment digne du beau nom de communistes que si vous savez jusqu'au bout défendre ce que vous croyez être la justice et la vérité, si vous dénoncez l'erreur, même contre tous.
Dans notre affaire, 2 ou 3 camarades seulement ont eu le courage de cette position. Guillard notamment. Je vous en estime profondément car vous avez été vraiment des hommes et des bolcheviques.
Les pertes militantes de l'ICEM, relativement minimes, sont vite compensées par l'arrivée d'autres qui, sans être apolitiques, craignaient de se trouver inféodés malgré eux à un parti à l'attitude aussi agressive. Autant ils acceptent les motions pour la paix, autant ils réagissent mal à des positions plus nettement favorables au PC. C'est ainsi qu'en 52 une lectrice "proteste contre la protestation" au sujet de l'emprisonnement de Duclos et Stil, les estimant capables de se défendre sans l'ICEM.
Finalement, à part l'énorme gaspillage d'énergie de ces affrontements, c'est pour le PC que le bilan sera le plus négatif. Je sais que, personnellement, prenant toute ma part dans les combats anticolonialistes et contre la menace nucléaire aux côtés de communistes, je refuserai plusieurs sollicitations d'adhésion à cause de la façon ignominieuse dont le parti a réglé "l'affaire Freinet". La perte de rayonnement du PC auprès des enseignants les plus motivés deviendra évidente en 1968.
 
Le traumatisme subi par Freinet
 
Après s'être trouvé pendant 10 ans sous les tirs croisés d'un parti auquel il était très attaché, Freinet sort amer de l'aventure. Je peux témoigner qu'il n'est pas devenu anticommuniste mais "chat échaudé craignant l'eau froide", il se méfie désormais de tout ce qui pourrait cacher un piège ou le risque d'une trahison. Je parlerai plus loin de sa méfiance lorsque je le déciderai en 65 à se rapprocher des autres mouvements d'éducation nouvelle, parmi lesquels le GFEN. Il pense toujours, malgré lui, aux coups tordus de F. Seclet-Riou et l'article qu'elle lui consacrera après sa mort prouve que sa méfiance ne relevait pas du délire paranoïaque.
Son traumatisme principal vient de la trahison de certaines personnes qui n'avaient aucun autre grief à lui faire que de ne plus se trouver "dans la ligne" du parti. Il a peut-être souffert encore davantage du doute, rapidement levé en général, de certains amis très proches. "Ne se montre-t-il pas trop entier, pas assez diplomate ?" disent-ils parfois. Comme si l'on pouvait être diplomate quand l'honneur de sa vie est en jeu !
A mon avis, la rupture avec le PC a provoqué sur le mouvement deux effets pervers n'ayant rien à voir avec la politique. Sachant que tout ce qu'il publie "peut être retenu contre lui" (comme on dit dans le jargon policier) par L'Ecole et la Nation, Freinet tendra à faire de L'Educateur  de plus en plus une vitrine et de moins en moins le creuset qu'il était depuis l'origine, un creuset où le métal riche côtoyait les scories, mais où l'on sentait au maximum le bouillonnement du mouvement.
Deuxième conséquence plus grave: en pilonnant Freinet sans crainte de torpiller avec lui l'ICEM et la CEL ou, sans doute, avec l'intention délibérée de les détruire en même temps, le PC, qui n'était pas à un culte de la personnalité près, a exacerbé l'identification du leader à son mouvement et à sa coopérative. Je crois que les conflits internes des années 60 n'auraient pu atteindre cette acuïté sans l'assimilation Freinet = ICEM-CEL, renforcée par les coups reçus.
 
La dernière estocade
 
Il faut clore ce chapitre par l'article nécrologique de L'Humanité du 19 octobre 66. Certes, après la rupture des années 50, on ne pouvait s'attendre à un éloge dithyrambique de Freinet au moment de sa mort, mais peut-être à un entrefilet relativement neutre. Des journalistes communistes m'ont assuré que leur journal avait, sans préméditatation, sollicité la personne qui connaissait le mieux le sujet: Mme Seclet-Riou. Afin que chacun puisse mesurer le démenti cinglant apporté par l'Histoire à cette exécution funèbre sans appel, je tiens à reproduire intégralement un tel monument de perfidie, symptomatique d'une hargne injustifiable et de l'incapacité totale à comprendre le phénomène Ecole Moderne.
 
FREINET ET L'ECOLE MODERNE
Fut-il un pédagogue de progrès?
La disparition de Freinet sera vivement ressentie dans une certaine fraction des instituteurs dont il avait fait ses adeptes. C'était un personnage pittoresque, original, typique d'une certaine époque qui déjà n'était plus "la Belle Epoque" sans être encore le plein XXe siècle.
Né en 1896, il avait été marqué, comme la plupart des hommes et des femmes de sa génération, par la tragédie de la guerre 14-18 qui le priva d'une adolescence épanouie et d'une jeunesse heureuse. Ces évènements contribuèrent à faire de lui un opposant à l'organisation sociale, un révolté anarchisant plus qu'un révolutionnaire. Prêt à refuser toute limitation et contrainte sociale, beaucoup des actions et des péripéties de sa vie ont dans ces faits leur origine et leur explication. D'autres diront sûrement d'une manière détaillée ce que fut son activité pédagogique. Les officiels aussi lui consacreront quelques discours et quelques articles. Il n'est pas certain que ce non-conformiste, ennemi affiché de la tradition et de l'académisme, les eût refusés, car il donna souvent l'impression que son opposition à l'ordre établi relevait du dépit amoureux plus que d'une critique objective, rationnelle, des hommes et des institutions.
Cette exaltation sentimentale, cette certitude de son propre génie firent à la fois sa force et sa faiblesse: sa force, par son dynamisme, sa capacité d'entraînement; sa faiblesse parce que ses novations, limitées à des techniques, trouvèrent très vite leur terme et cessèrent de progresser en un monde où l'avenir est à la science. 
Freinet n'aimait pas la science et faisait preuve souvent d'un anti-intellectualisme déconcertant. La recherche scientifique méthodique appuyée sur les acquisitions des sciences humaines n'était pas son fait. Ses préférences vont à "l'expérience tâtonnée" qui le maintient dans les limites d'un empirisme technique. Ce fut dommage pour lui et pour ceux qu'il orienta plus vers un practicisme limité que vers le développement de leur pensée en direction de la recherche et de la science pédagogiques.
Au terme d'une vie, on est amené à se demander de quelle utilité elle fut, ce qu'elle laisse de valable. Il ne nous appartient pas de faire ici ce bilan. Cependant, quelques remarques s'imposent.
Freinet fut un travailleur, un lutteur, peut-être même un novateur. Il répandit dans l'enseignement primaire des pratiques pédagogiques sinon toutes neuves, du moins inhabituelles chez nous. Cherche-t-il ou non un succès de scandale ? Toujours est-il qu'au début de sa carrière, c'est par le scandale qu'il attira sur lui l'attention de bons et généreux démocrates, comme Paul Langevin, Henri Wallon, qui le défendirent contre l'arbitraire de l'Administration. Il fut soutenu alors et aidé par les organisations démocratiques et le syndicat.
Il eut l'intelligence, parce qu'il fut essentiellement un praticien, de s'attacher à donner aux instituteurs des moyens matériels pour faciliter leur travail. Les brochures de la Bibliothèque de Travail, œuvre coopérative, somme des efforts de nombreux instituteurs, jouèrent un rôle non négligeable dans le progrès technique de l'enseignement primaire. Mais on a parfois l'impression que Freinet a utilisé certains de ses prédécesseurs sans daigner les nommer: Dewey, par exemple, l'a très directement inspiré, et aussi l'obscure métaphysique de l'homme au grand cœur que fut Adolphe Ferrière. Le mot "vie" semble doué d'une puissance magique: "à même la vie" est l'explication et la justification suprême.
Le "cas Freinet" est et demeure posé. Son intelligence, semble-t-il, accédait malaisément aux idées générales pour lesquelles il affichait un certain mépris. Sa mégalomanie lui rendait difficile la compréhension des actions et des œuvres d'autrui, surtout lorsqu'elles le dépassaient. Il méconnut et méprisa une pédagogie avancée comme celle des écoles maternelles et particulièrement des écoles maternelles françaises. La grande et belle œuvre de Mme Kergomard semble lui avoir échappé. Il sous-estima l'œuvre si solide, si riche, de Henri Wallon. Il traita même très cavalièrement le grand savant Paul Langevin. La question de savoir s'il fut "démocrate" n'est pas résolue.
Fut-il un pédagogue de progrès ? Il est certain qu'il ouvrit les yeux à bien des instituteurs sur les défauts et les faiblesses des pratiques traditionnelles. Mais les incita-t-il à la réflexion théorique, à l'élaboration des principes et d'une nécessité philosophique de l'éducation? Les entraîna-t-il à vouloir pour eux-mêmes et pour tous un plus haut niveau de culture? La valeur réelle de son action et sa pérennité sont liées à ces problèmes.
S'il commit des erreurs pédagogiques et politiques graves, il n'en demeure pas moins qu'il aima assez son métier pour le vouloir perfectionner. A cause de cela, il doit être mis au rang des hommes de bonne volonté.
Fernande Seclet-Riou
ancienne inspectrice de l'enseignement primaire
rapporteur de la commission du plan Langevin-Wallon.
 

 
Les structures d'animation du mouvement
 
Le siège national
 
Avant la guerre, les activités de la CEL gérées par Freinet (matériel, abonnements, éditions) se tenaient dans un local du Pioulier, au rez-de-chaussée du bâtiment à l'entrée de l'école, en bordure de route. Après le court épisode de transfert raté à Deuil-la-Barre, la relance des activités ne peut s'envisager que dans des locaux plus spacieux. Freinet se tourne alors délibérément vers la côte où passe la ligne ferroviaire vers Paris et c'est à Cannes qu'il trouve ce qui lui convient.
Les locaux loués en 1946 se composent de deux bâtiments presque voisins, le long d'une impasse débouchant sur le vallon encore un peu sauvage du Riou. Le plus grand local abrite les activités commerciales et comptables. Dans l'autre, Freinet a son bureau et son secrétariat au rez-de-chaussée, tandis que son appartement occupe l'unique étage. Au fond de la cour, un autre petit local abritera en 50 l'atelier de lithographie, tandis qu'à l'étage sont entreposés les clichés des éditions. En effet, à cette époque où la composition typographique est en plomb, on refond les caractères après tirage, mais il faut conserver les clichés d'illustration pour le cas où il faudrait rééditer, et c'est périodiquement nécessaire pour les Enfantines, les BENP et les BT.
J'ai gardé pour la fin la caractéristique la plus pittoresque: la cour en question est celle d'une petite ferme, l'une des très rares survivantes du XIXe siècle dans la ville des festivals. Il y reste encore quelques vaches et un cheval qui transporte le fourrage nécessaire à leur alimentation. Ce lieu insolite, à moins d'un kilomètre de la Croisette, semblait prédestiné à l'auteur des Dits de Mathieu.
Très vite, avec l'augmentation des commandes, ces locaux deviennent eux-mêmes exigus. Heureusement, le long du boulevard voisin, est en vente un terrain où se trouvaient les serres et les plantations d'une riche propriété, située en surplomb et vendue par lots. L'achat, réalisé en 1951, exige un investissement important. Freinet installe rapidement de petits entrepots pour les stocks, puis les maçons se mettent aussitôt à l'œuvre. Le plan en L des nouveaux bâtiments tient compte du refus d'abattre trois grands palmiers qui se trouvent ainsi encastrés dans le petit balcon permettant de circuler à l'étage. Car, comme à l'école Freinet, tous les escaliers sont extérieurs, à la mode provençale ancienne.
A partir de l'hiver 51-52, s'opère un transfert progressif et une redistribution des locaux, car ceux de l'impasse resteront utilisés jusqu'à leur démolition pour le tracé d'une route dans le vallon, au cours des années 70. Malgré la nouvelle construction, le manque de place restera le mal endémique d'une CEL en perpétuel réaménagement pour suivre le développement et la diversification des activités.
De 46 à 52, l'adresse postale du siège (CEL ou ICEM) est: place Bergia, bien que l'impasse soit un peu en retrait. A partir de 52, ce sera: boulevard Vallombrosa. Mais il suffit d'écrire: Freinet (ou CEL) Cannes, pour que le courrier parvienne. Au secrétariat, on voit même arriver parfois des lettres lointaines avec les adresses les plus fantaisistes, les postiers de la région ayant le réflexe de penser à Freinet et à la CEL en cas d'envoi insolite.
 
Le fonctionnement de la coopérative
 
Les instances de la CEL
 
C'est l'Assemblée Générale statutaire des actionnaires qui prend les grandes décisions. Pour être actionnaire, il suffit d'avoir versé 50 F, ce qui donne droit à une remise sur les commandes. On conçoit aisément que la plupart des clients sont actionnaires. Mais, pour protéger les coopératives de la main-mise de possesseurs de capitaux, chaque actionnaire ne possède statutairement qu'une seule voix, quel que soit son nombre d'actions, (et certains militants en ont souscrit un bon nombre en répondant à chaque appel de fonds). L'AG se réunit à Pâques pendant chaque congrès. Parfois une autre AG restreinte se tient aussi l'été pour débattre de certains problèmes trop rapidement traités au congrès.
Le Conseil d'Administration, élu par l'AG, veille à l'application des décisions de l'AG et coordonne en permanence les activités de la CEL. C'est le CA qui élit son président, responsable juridiquement aux yeux de la loi, et le directeur de la coopérative.
 
Les responsabiltés de Freinet
 
A partir de mai 46, Freinet cumule les fonctions de directeur de la CEL avec celles d'animateur de l'ICEM et de gérant des revues. C'est assurément une concentration des responsabilités. Certains ont critiqué Freinet d'avoir concentré, après la guerre, toutes les branches, autrefois autonomes, de la coopérative. Mais il ne faut pas oublier que la fusion de ces branches avait été décidée précédemment par l'AG qui en confiait à Pagès la direction générale. De fait, les deux seules encore actives commercialement étaient animées par Pagès et Freinet, puisque la cinémathèque était rendue obsolète par l'abandon du 9,5 et que les autres (échanges interscolaires, radio) fonctionnaient comme de simples commissions de travail.
C'est à dessein que j'ai parlé de concentration des responsabilités et non des "pouvoirs", car dans un mouvement de bénévoles les deux notions ne peuvent absolument pas se confondre. Il faut surtout éviter de faire l'assimilation avec un régime politique dans lequel la maîtrise d'un réseau administratif et de forces armées donne un pouvoir déterminant. Toute comparaison avec un syndicat ou un parti politique est également inadéquate.
Freinet ne peut compter que sur son inventivité et sa force de persuasion, il ne dispose d'aucun permanent, ne peut s'appuyer sur aucun appareil. A tout moment, le CA de la CEL peut refuser de le soutenir. Il pourrait évidemment se retourner vers l'AG et menacer de se retirer si cette dernière ne le soutenait pas. Mais un tel coup de force ne servirait à rien si les militants les plus actifs et les plus disposés à s'engager financièrement ne sont pas prêts à le soutenir. On le voit bien en 52, avec la caisse spéciale Cinéma: Freinet frôle la rupture pour arracher sa création. Mais les militants ne suivent pas et, faute de moyens d'action, il faudra rapidement la clore. Il en est de même pour toute initiative pédagogique. Freinet peut lancer des propositions, rien n'aboutira si un nombre significatif de militants ne se mettent pas au travail dans ce sens. Dans un mouvement minoritaire ne reposant que sur des bénévoles, la simple abstension est un obstacle beaucoup plus insurmontable que l'opposition qui a le mérite de stimuler les énergies.
 
Le renouvellement à base de cooptation du CA de la CEL
 
Chaque année, un tiers du CA est renouvelable. Généralement, les membres du CA se concertent auparavant entre eux et avec Freinet pour proposer des candidats en remplacement des administrateurs désirant ne pas renouveler ou se retirer (il faut préciser qu'ils le font rarement sans raison majeure: santé, excès de travail et, systématiquement, entrée en retraite). Le président soumet ces propositions du CA au vote de l'AG. En 53, cette façon de faire est dénoncée comme antidémocratique par le PC qui n'apparaît pourtant pas à l'époque comme un modèle de fonctionnement démocratique, si l'on en juge par les "affaires" qui éliminent tour à tour de nombreux responsables de premier plan.
Ce problème du vote sur cooptation mérite qu'on s'y arrête. En cas d'appel à candidature, comment des actionnaires dispersés peuvent-ils choisir, en connaissance de cause, tel ou tel militant dont ils n'ont pu apprécier ni la compétence, ni l'engagement coopératif? Au contraire, dans la discussion préalable, des choix motivés sont proposés par les différents membres du CA dont il faut rappeler qu'ils ne s'alignent pas inconditionnellement sur Freinet. Les critères de choix tiennent compte des activités militantes des candidats proposés, de leur répartition régionale (contrairement aux années d'avant-guerre, on préfère que la plupart des grandes régions soient présentes, avec un légère priorité du Midi afin de multiplier les contacts sur place avec l'entreprise CEL), peut-être aussi en pensant au pluralisme des sensibilités politiques, encore que cela ne donne lieu à aucun dosage. Quand la liste est proposée au vote des actionnaires, le président annonce les raisons qui ont amené à souhaiter la présence au CA de tel ou tel camarade. En général, cette pratique recueille l'assentiment de tous.
La nomination de suppléants rend le renouvellement plus efficace. Bien que les statuts ne leur accordent aucun pouvoir de décision, ils participent aux discussions, se forment progressivement aux responsabilités et deviennent aptes ensuite à assumer le rôle de titulaire dès qu'un poste est à pourvoir.
 
Une surchauffe économique permanente
 
A la Libération, la CEL a lancé un emprunt obligataire pour relancer les activités. Très vite, cela se révèle insuffisant, il faut renforcer le capital. Le montant initial de l'action (50 F) représentait une somme avant la guerre, il est devenu ridicule avec l'inflation. On institue donc une promotion de "coopérateurs d'élite" qui s'engageront à payer bien davantage. Finalement on décidera en 1950 de créer une nouvelle CEL dont les actionnaires devront payer 2000 F (il s'agit d'anciens francs, bien sûr). Les actions d'avant-guerre seront réévaluées pour servir à la souscription des nouvelles, les versements souscrits depuis la Libération seront convertibles également en actions de la CEL 2. Malgré cela, il faudra souvent lancer des appels au peuple militant pour lancer de nouvelles actions: l'achat de fondeuses de caractères monotypes, par exemple.
La coopérative ne cesse de vivre dangereusement. Non pas que les clients fassent défaut, ils sont en nombre croissant. Il y a dans les difficultés de la CEL une raison structurelle: son faible capital rend difficile l'immobilisation de stocks importants de brochures et de fichiers et l'attente du paiement par les mairies qui deviennent les acheteurs les plus fréquents, depuis que de nombreux militants ont réussi à faire admettre leurs commandes pédagogiques comme des fournitures scolaires normales.
Une autre raison est le lancement continuel par Freinet de projets nouveaux. Une politique commerciale orthodoxe voudrait que l'on s'appuie sur les produits rentables en éliminant les autres et que l'on n'investisse que les bénéfices dans quelques nouveautés. Ce qui n'est évidemment pas la raison d'être de la CEL. Son rôle est de produire ce qui est nécessaire à l'avancée éducative. Freinet soutient longtemps à bout de bras le fichier documentaire, peu rentable, parce qu'il le juge pédagogiquement indispensable. Il lance de nouvelles productions, comme les albums d'enfants,  les films, au départ difficiles à rentabiliser.
Cette poussée perpétuelle en avant explique l'incroyable richesse du catalogue CEL quand on le compare à celui d'autres éditeurs beaucoup plus puissants. C'est ce qui différencie un homme en marche d'un commerçant bien assis. Le CA freine parfois des quatre fers, quand il sent que le seuil critique est atteint. Mais il faut reconnaître que Freinet n'hésite pas alors à investir personnellement en avançant le montant du salaire du couple ou l'argent des intimes pour amorcer la réalisation. Il parvient ainsi à convaincre de la justesse de son initiative. Et on lance un nouvel appel au peuple.
Mais cela ne résoud pas le problème, car du fait des initiatives continuelles, la "dette Freinet" ne cesse de s'alourdir. Lorsque le CA se rend compte qu'il ne sera jamais en mesure de la rembourser sans qu'elle se relance aussitôt, il décide de la combler en nature en dotant Freinet de matériel lourd, comme les fondeuses, qui pourra lui servir à créer sa propre entreprise sous-traitante de la CEL et qu'il gérera à son gré, sans avoir désormais la possibilité d'investir son argent personnel dans la CEL. Ce sera la création de la Société Anonyme Techniques Freinet (SATF), dont les actionnaires appartiennent essentiellement à la famille Freinet. Cette société fournira à la CEL les polices de caractères pour les classes, ainsi qu'une part croissante de la composition typographique pour les textes des revues. C'est la SATF qui permettra à Freinet de produire les premières bandes enseignantes, sans demander l'aval du mouvement. Ajoutons que cette petite entreprise ne pourra survivre longtemps de façon autonome et qu'elle devra demander son rachat par fusion avec la CEL, au début des années 70.
 
Le mouvement pédagogique
 
L'absence de fonctionnement institutionnel de l'ICEM
 
Dans le fonctionnement de la CEL, Freinet ne peut éviter le respect des formes légales, car tout manquement grave serait une infraction à la réglementation des entreprises commerciales et tomberait sous le coup de la loi. En revanche, il en fait abstraction pour la marche du mouvement pédagogique, de statut associatif (loi de 1901). Il propose en février 46 la création de l'ICEM qui ne sera avalisée par les militants que l'année suivante (avril 47), au congrès de Dijon. La déclaration officielle à la sous-préfecture de Grasse attendra encore 4 ans (1951). Même à ce moment, aucun compte rendu n'est consigné, aucune nomination enregistrée.
Après la mort de Freinet, pour mettre fin au vide institutionnel de l'ICEM, nous devrons établir de nouveaux statuts au pré-congrès de Chinon (Pâques 67) et procéder à l'élection d'un comité directeur, mais il sera impossible de présenter à la sous-préfecture le cahier de délibérations de 1951 dont toutes les pages avaient été tamponnées du cachet officiel, comme c'est l'usage. Nous le retrouverons, plusieurs années après la déclaration de perte, totalement vierge. Est-ce à dire que l'ICEM n'ait pas eu d'existence pendant 16 ans? Qui aurait donc rédigé les milliers de pages publiées, organisé et animé les stages, congrès et expositions?
Le problème de la cotisation avait été évoqué à l'origine, mais n'a jamais été discuté et mis en application. Freinet y est hostile, d'abord pour éviter l'adhésion formelle qui donnerait bonne conscience sans impliquer un engagement militant (la véritable adhésion est, à ses yeux, la participation active à une commission ou à un chantier, pour la conception et la mise au point des travaux, et le soutien au financement de la CEL qui les éditera et les diffusera). D'autre part, il veut empêcher que des enseignants non militants prétendent infléchir l'organisation et les orientations pédagogiques, sous prétexte qu'ils ont payé une cotisation. Il trouve plus simple que la CEL finance des recherches dont elle bénéficiera en tant qu'éditeur.
 
La création et l'innovation peuvent-elles se mettre aux voix?
 
Autant le vote démocratique à la majorité reste le moyen le moins injuste d'assurer la gestion d'une collectivité, autant il devient absurde lorsqu'on l'applique à une action d'avant-garde. Dans le domaine artistique ou littéraire, on voit déjà combien sont critiquées les décisions des jurys; qu'en serait-il si l'on demandait a priori l'avis de la foule? Freinet avait senti le danger quand il s'était abrité sous l'aile du syndicat le plus révolutionnaire; très vite, on contestait à son mouvement le droit de s'autodéterminer dans ses avancées pédagogiques.
Sa hantise est qu'un formalisme institutionnel vienne paralyser la marche en avant permanente. Il faut observer que c'est le problème majeur de tous les groupes minoritaires qui privilégient l'innovation sur la gestion. Certains le résolvent par l'association temporaire suivi d'une dissolution programmée. D'autres procèdent par scission quand les divergences s'accentuent, ce qui atteint parfois le ridicule dans l'émiettement progressif. A moins que la règle ne soit la soumission sans réplique à un leader qui excommunie régulièrement ceux qu'il ne juge plus dignes de l'orthodoxie avant-gardiste qu'il est seul à définir.
La voie choisie par Freinet me paraît différente, même s'il n'a pas toujours évité ces écueils, notamment lorsque certains prétendaient exiger un formalisme "démocratique" qu'il jugeait pour sa part stérilisateur.
 
La recherche d'une dynamique dégagée de la pesanteur du nombre
 
Même si Freinet n'a pas toujours su éviter les conflits, on doit faire le constat objectif qu'il est néanmoins parvenu à constituer et à maintenir un grand mouvement qui n'a pas éclaté après sa mort, qui ne s'est livré à aucune "révision" de l'époque précédente. Cette réalité mérite sans doute une analyse de la pratique d'animation de Freinet.
A y regarder de près, il n'agit pas autrement avec ses compagnons qu'avec les élèves de sa classe. Le Dit de Mathieu Prendre la tête du peloton (II, p. 150) illustre bien sa démarche: veiller à ce que chaque individu puisse, sur son terrain privilégié, prendre un moment la tête du peloton. Contrairement à l'entraîneur d'une équipe du Tour de France, il ne cherche pas la victoire d'un groupe sur un autre, c'est l'avancée de tout le peloton qu'il privilégie, en s'inquiétant également de ceux qui resteraient à la traîne. Il reconnaît l'importance des leaders, nécessaires pour relancer la percée en avant, mais il ne leur accorde aucun autre privilège que celui de filer en tête chaque fois qu'ils en sont capables. Ce que Freinet supporte mal, c'est qu'un responsable s'estime propriétaire du fief de sa commission et refuse les critiques ou les contestations. Aucune position n'est jamais acquise, tout doit pouvoir être remis sans cesse en question. Il est toujours prêt à favoriser toute échappée positive, on verra bien s'il ne s'agissait que d'une velléité.
 
La mise en avant de toutes les différences
 
Mais, dira-t-on, il s'assure le pouvoir discrétionnaire de toutes les avancées pédagogiques en poussant en avant tel ou tel militant. Ce serait effectivement inquiétant s'il privilégiait systématiquement ceux qui partagent ses idées ou son tempérament. Or ce n'est pas du tout ainsi qu'il procède. Il incite à se lancer en avant tous ceux qu'il sent prêts à prendre un moment la tête du peloton, même s'il ne partage pas leur façon de voir les choses. C'est particulièrement significatif avec Bertrand, Delbasty, Le Bohec, beaucoup plus proches pédagogiquement d'Elise que de lui.
Une lettre de Freinet à Paul Le Bohec illustre bien la situation. Il explique l'intervention d'Elise, puis la sienne, auprès d'un suppléant sans expérience dans son école: C'est Elise qui s'en est occupée tous les jours en classe et en prenant certains enfants séparément pour réparer les dégats. Alors elle dit: "Mais ils ne sont pas difficiles. J'arrive, je dis quelques mots et ils se mettent tous au travail." Et elle montre au jeune comment elle fait et que c'est si simple. Elle recommande mieux: "Ne leur fais pas faire d'imprimerie, ça te complique trop, pas de fiches, ils les font mal, mais beaucoup de calcul au tableau." Et quand elle s'en va, il n'y a plus rien que la grande pagaïe et l'impuissance par manque d'organisation du travail. Elise ayant à se soigner pour grippe, je suis descendu en classe. J'ai réorganisé le travail avec l'imprimerie qui passionne toujours les enfants, les fiches, les plans de travail, les conférences. Et l'instituteur commence à comprendre que cette voie lui est accessible et il fera quelque chose. (...)
Les critiques que je formule contre ton travail sont faites de ce point de vue. Que tu réussisses, cela ne fait aucun doute, mais parce que tu es toi. Bien peu pourront t'imiter et il est dangereux parfois de leur dire que c'est une voie royale parce qu'ils y échoueront. La voie royale, ce n'est pas l'expression littéraire déjà travaillée et délicate, qui n'est pas accessible à tout le monde, mais l'expression libre où tout le monde réussit.
On pourrait croire que Freinet, sur la base de cette divergence, serait tenté de marginaliser ce militant qui ne correspond pas à l'idée qu'il se fait de la pédagogie de masse qu'il tente de développer. Bien au contraire, il ne cesse de le pousser en avant, en lui confiant une rubrique de L'Educateur, en lui demandant des articles pour Techniques de Vie, en publiant la longue monographie constituée sur l'évolution d'un de ses élèves: Rémi à la conquête du langage. Lorsqu'il apprend que Le Bohec a supprimé l'imprimerie et la correspondance qui hachaient, de son point de vue, les libres recherches des enfants, Freinet lui exprime son désaccord car il juge primordial l'échange avec l'extérieur de la classe, mais, loin de le bouder ou de le tenir à l'écart, il poursuit plus que jamais le dialogue.
C'est sur cette base du foisonnement et du dialogue permanent que s'est fondée la dynamique de l'ICEM. Je peux témoigner que la crainte principale de Freinet n'était pas l'existence d'antagonismes, mais la menace de voir un jour son mouvement se figer, comme il l'avait observé chez d'autres, dans une orthodoxie dogmatique, synonyme de sclérose et finalement de mort.
 
Pour une charte d'unité
 
En février 50 (E 9), Freinet propose une charte d'unité du mouvement. Elle est adoptée au congrès de Nancy à Pâques. En janvier 54, il pose à nouveau le problème d'une charte pédagogique, en réponse à quelques communistes orthodoxes qui voudraient prouver qu'il impose "sa" ligne contre la volonté du plus grand nombre. Les militants souhaitent s'en tenir à la charte de Nancy résumant les principes qui les fédèrent.
Après la mort de Freinet, nous tiendrons à vérifier ces principes en proposant, dès le début de 68, une remise à jour de cette charte de 50 au congrès de Pau à Pâques. En fait, il s'agira surtout d'une modernisation du texte, en tenant compte de tous les points de vue exprimés. Responsable de cette mise à jour, je tiens à ce que nous repartions avec un texte à publier, tandis qu'une infime minorité souhaiterait qu'on relance à nouveau la discussion dans les groupes. Heureusement j'obtiens le texte (provisoirement définitif) qui est publié aussitôt. Bien nous en a pris, il servira beaucoup en mai 68, quand les groupes seront privés de toute communication.
 
La lutte pour les conditions de travail
 
Après la guerre, on manque d'instituteurs et il faudra, pour combler les vides, embaucher de simples bacheliers qui, comme moi, enseigneront avec "Bac plus zéro". Malgré cet appoint, les premiers effets du baby-boom maintiennent la surcharge des effectifs. Les classes de 40 sont fréquentes et, dans nombre de cas, l'effectif est plus élevé. Cette situation de crise se prolonge et, loin de chercher des solutions prioritaires, les gouvernements se soucient davantage d'aider les écoles privées (loi Barangé, par exemple).
Freinet sait que le nombre excessif d'élèves est le frein principal au développement d'une pédagogie moderne, qu'un nombre croissant d'éducateurs seraient prêts à appliquer. En 1954, il lance l'objectif 25 élèves par classe. Ce nombre effare un certain nombre de gens, notamment dans le milieu syndical, car il est très éloigné de la réalité immédiate (à la même époque, ma classe de deux divisions compte 45 enfants; ma femme a 50 inscrits dans sa classe enfantine). Freinet explique (E 2, oct. 54; E 7, nov. 54) que l'objectif doit tenir compte de ce qui devrait être normal pour faire de l'éducation et non du gardiennage. Sinon nous serons sans cesse obligés de réajuster nos revendications.Il fait de ce mot d'ordre des 25 élèves le thème principal du congrès suivant, à Aix-en-Provence (E 20-21, avril 55; E 25-26, mai 55).
La revendication finira par se généraliser, à tel point qu'on ignore maintenant son origine. Ajoutons que le combat n'est toujours pas terminé, notamment au Second Degré. Dans le primaire, l'administration a tendance à raisonner en terme de moyenne, en tenant compte des classes isolées qu'il est impossible de fermer. Nul d'entre nous n'a demandé la fermeture de classes rurales, ce qu'il faut obtenir, c'est qu'aucun élève ne se trouve dans une classe surchargée.
 

Conflit avec les responsables du groupe parisien
(1961)
 
Ce problème n'intéresse peut-être que modérément les lecteurs d'une biographie de Freinet mais je ne veux pas sembler occulter un sujet qui semblerait alors tabou.
Au congrès de Saint-Etienne (Pâques 1961), les responsables présents du groupe parisien (Raymond Fonvieille, Fernand Oury et Marie-Josèphe Denis) se voient confrontés à un ultimatum de Freinet, entériné par les instances du mouvement: ils doivent renoncer à l'envoi gratuit de leur bulletin L'Educateur d'Ile-de-France  à 900  personnes étrangères au mouvement, envoi réalisé grâce à l'aide technique de l'Institut Pédagogique National qui assure gratuitement le tirage. Ces responsables refusent une soumission mettant en cause leur autonomie de décision et se trouvent dès lors en dissidence.
C'est l'épilogue d'un conflit de plusieurs mois relaté en détail par le principal protagoniste, R. Fonvieille, dans son livre L'aventure du mouvement Freinet  (Ed. Méridiens Klincksieck, 1989). A part le titre très discutable (il aurait été plus juste d'écrire: "mon aventure - ou ma mésaventure - dans le mouvement Freinet"), il s'agit d'un compte rendu assez objectif des faits. Seule l'interprétation mérite de nuancer le point de vue de Fonvieille.
Celui-ci reconnaît avoir été poussé en avant par Freinet au CA de la CEL et à l'animation de l'IPEM (Institut Parisien de l'Ecole Moderne, section locale de l'ICEM). Etait-ce à la seule condition de rester un simple exécutant aux ordres? Nous allons essayer d'analyser le conflit sans complaisance et sans langue de bois.
 
Un conflit ne peut avoir pour cause
des différences qui apparaîtront par la suite
 
Après la rupture avec Freinet, Fonvieille et Oury privilégient l'analyse institutionnelle en éducation, le premier sous l'angle psycho-sociologique (dans le sillage de Lapassade, Lobrot et Lourau), le second avec un regard plus psychanalytique, favorisé par le fait que son frère Jean est psychiâtre, proche de Tosquelles. Mais ces tendances ne peuvent être considérées comme origine de la rupture. Elles sont le résultat (comme l'a analysé Darwin aux îles Galapagos) du développement séparé: certaines différences ont tendance à s'accentuer. Rappelons d'ailleurs que Freinet avait pris Oury comme collaborateur pour deux brochures sur L'éducation morale et civique (BEM 5) et La santé mentale des enfants  (BEM 6) et qu'il était attentif aux recherches contemporaines, à la condition de ne pas perdre le lien avec l'action pédagogique quotidienne et en refusant tout nouveau dogmatisme.
Le contre-exemple d'évolutions séparées convergentes est donné par le GFEN à partir des années 60. L'expérience des écoles du XXe arrondissement de Paris, sous l'impulsion de l'inspecteur Robert Gloton, part d'un objectif essentiellement social (le refus de l'échec scolaire ségrégatif). La pratique conduit à des évolutions pédagogiques, puis théoriques, assez différentes des positions précédentes du GFEN. L'évolution autogestionnaire de l'école Vitruve et l'auto-socio-construction des savoirs, chère au couple Bassis, sont probablement plus éloignées de l'ancienne orthodoxie GFEN, incarnée par F. Seclet-Riou, renforcée par Snyders, Garaudy et Cogniot, que des pratiques de la pédagogie Freinet.
Je ne crois pas que la rupture avec les responsables parisiens de l'ICEM en 61 soit d'ordre théorique ou idéologique.
 
Une opposition entre monde urbain et monde rural ?
 
Fonvieille surévalue, à mon avis, le décalage, voire l'antagonisme entre la vision rustique des Dits de Mathieu  et les réalités de la grande ville. Il est de fait que Freinet ne supporterait pas la vie parisienne, mais il est loin d'être un cas exceptionnel. Sociologiquement, son mouvement était majoritairement rural quand la France l'était encore, mais il comptait pourtant, dès les années 20, des instituteurs de ville (Primas, Bouchard, Wullens, etc.).
Freinet lui-même est-il insensible aux problèmes du monde urbain? Au contraire, me semble-t-il. Il sent qu'aucune pédagogie populaire n'existera si elle ne s'implante largement en ville. Personnellement, dans mes premiers contacts avec lui, je ne sens aucun clivage entre son attitude et ma mentalité de gamin de ville ayant fait ses premières armes d'éducateur dans les rues d'un quartier sous-prolétaire de Lille. Sinon, pourquoi me demanderait-il de venir travailler à ses côtés, comme il l'a demandé précédemment à Michel Bertrand, originaire de Seine-et-Oise. Sans doute veut-il au contraire mieux cerner la nécessaire synthèse entre sa pédagogie et le milieu urbain. D'ailleurs, parmi ses élèves de Vence, bien peu sont ruraux d'origine.
Certes, il faut commencer par combattre l'inacceptable: les conditions de vie inhumaines qu'aggrave le côté concentrationnaire de certaines écoles de villes. Et Oury qui écrira plus tard Chronique de l'école caserne  (Maspéro, 1972)  est le premier à appuyer Freinet dans sa dénonciation de la "fosse aux ours". Il faut dire que Paris conserve alors l'archétype caricatural des tares de l'école urbaine. Je me souviens de notre effarement d'enseignants urbains provinciaux lorsque nous y découvrions, à l'occasion de stages pédagogiques, des pratiques quasi militaires de rassemblement et de déplacement que nous croyions disparues depuis la guerre de 14.
Alors que je n'ai jamais senti une incompréhension de Freinet sur l'action éducative en milieu populaire urbain, je pense que la difficulté de dialogue se situait parfois au niveau de certains militants, issus de milieu rural (comme autrefois la majorité des instituteurs) qui, après des années d'un fécond travail pédagogique en poste double de campagne, gardaient la nostalgie d'un paradis pédagogique perdu lorsqu'ils étaient mutés en ville pour raison familiale (les études des enfants) ou démographique (la suppression de postes ruraux). A leurs yeux, la "véritable" pédagogie Freinet ne pouvait se pratiquer qu'à la campagne, alors que nous tentions, nous les urbains de souche, de leur montrer l'authenticité de pratiques moins spectaculaires, mais peut-être plus méritoires et sûrement plus indispensables, chaque fois que nous aidions des jeunes de milieux défavorisés à conquérir l'autonomie, à découvrir une certaine joie de vivre dans l'école et à retrouver prise sur leur environnement difficile.
Je le répète, la divergence sur ce point se situait rarement avec Freinet lui-même qui semblait bien comprendre l'ampleur du problème. Si l'on tenait vraiment à noter une différence, ce serait au niveau de la mentalité. Personnellement, j'étais conscient qu'il me manquait, par rapport à Freinet, une intuition globale, une sensibilité aux grandes lois naturelles que seule aurait pu me donner une enfance plus proche de la nature. Je me rendais compte que, de ce fait, une partie des réactions de l'ancien petit paysan de Gars m'était moins accessible. Mais je crois avoir fait des progrès depuis.
 
Le décalage Paris-Province
 
La comparaison entre l'IPEM et d'autres groupes départementaux dynamiques (Isère, Gironde, Nord, etc.) est faussée par le fait que le premier réunit à l'époque les deux énormes départements franciliens (Seine et Seine-et-Oise), soit 6 à 10 fois la population d'un département moyen.
S'il existe des villes partout en France, la région parisienne est un cas à part. Les instituteurs du département de la Seine (Paris et sa couronne), recrutés par concours spécial, bénéficiaient d'avantages particuliers, étaient déchargés de certaines activités (éducation physique, musique, dessin) par des professeurs communaux spécialisés.
Je me souviens qu'Oury avait fait, en plénière de fin de congrès à Rouen (1953), le compte rendu des travaux de la commission "Ecoles de villes" et que certains collègues provinciaux maugréaient : "Mais on n'a jamais dit ça, c'est un plaisantin! ". En fait, Oury n'avait pu s'empêcher d'infléchir selon son regard de banlieusard parisien. Mais je ne suis pas sûr que l'opposition traditionnelle Paris-Province, non spécifique à l'ICEM, tienne davantage à une arrogance présumée des Parisiens qu'au complexe d'infériorité des Provinciaux.
Pour Freinet, Paris est le lieu de tractations importantes, moins au niveau des ministères que des administrations et organismes divers. Quand le groupe parisien est trop squelettique, il utilise des retraités pour aller discuter avec SUDEL, les commissions d'agrément officiel de matériel (Musée pédagogique, Ville de Paris). Quand il perçoit le dynamisme de quelques animateurs parisiens, il les encourage à prendre plus de poids au sein du groupe, car cela peut renforcer aussi l'autorité pédagogique du mouvement. Cela réussit particulièrement bien en 1958 lors du congrès ICEM de Paris, dont Fonvieille est la cheville ouvrière.
Un haut-fonctionnaire de l'UNESCO, M. Legrand, envisage la création d'une école internationale pour les enfants des employés du siège principal parisien et souhaite qu'elle soit placée sous le signe de la pédagogie Freinet. Il négocie avec ses interlocuteurs les plus proches. Mais Freinet craint d'être court-circuité dans cette affaire, importante pour l'image de marque internationale de son mouvement.
L'IPN (l'Institut Pédagogique National, qui a pris la suite du Musée pédagogique) propose d'assurer gratuitement le tirage du bulletin L'Educateur d'Ile-de-France  et de le diffuser, au-delà des 200 abonnés du groupe, à 1000 autres destinataires: inspecteurs, écoles normales, université, psychologues et instituts médico-pédagogiques. Freinet renacle. On peut interpréter cela de deux façons: la réussite de l'IPEM et de son bulletin lui porterait ombrage et il veut couper court. Mais également, on doit se rappeler que le PC l'a accusé, sans raison, de bénéficier des bonnes grâces du pouvoir bourgeois au début des années 50. Qu'en serait-il maintenant que le pouvoir est gaulliste? On a beau savoir que les fonctionnaires de l'IPN ne sont pas assimilables aux politiques et utilisent positivement la part d'autonomie qui leur reste, le problème d'une dépendance de l'ICEM par rapport à l'administration ne s'en pose pas moins.
Plus grave encore,  Freinet a senti la volonté du PC de le couper de son mouvement afin de le réduire à l'impuissance et d'utiliser ses militants comme simple masse de manœuvre. Il se méfie, à tort ou à raison, de tout ce qui pourrait cacher un piège de ce genre. Fonvieille publie (p. 51 de son livre) le fac-similé d'une lettre de Freinet critiquant le fait que le bulletin parisien conseille d'assister aux conférences du GFEN. Refus d'ouverture de sa part? ou crainte que les militants et sympathisants de l'ICEM ne servent de force d'appoint à un mouvement sans troupes dont la responsable ne manque aucune occasion de taper sur Freinet, par L'Ecole et la Nation interposée? Il est surprenant que Fonvieille ne semble pas le comprendre.
 
Il ne peut y avoir plusieurs crocodiles dans le même marigot
 
Je ne cherche pas à faire croire que Freinet n'a aucun tort dans ce conflit. Mais faut-il trouver scandaleux qu'il supporte mal une rivalité qui vient moins de Fonvieille que d'Oury? Selon l'image du proverbe africain, le vieux crocodile tient à rester maître d'un marigot qui n'aurait pas existé sans lui. Cela ne me semble pas monstrueux, même au nom de l'équilibre écologique par la sélection naturelle.
Fonvieille peut difficilement contester cette analyse, lui qui très vite ne pourra plus cohabiter avec son crocodile le plus proche: Fernand Oury, et le groupe dissident se scindra à nouveau. On ne peut donner des leçons que si l'on a réussi à mener une action efficace, en évitant soi-même les ruptures. Ce n'est pas Freinet qui a empêché Lobrot de rassembler autour de lui plus d'une poignée de praticiens.
Freinet, meurtri au plus profond dans la querelle montée par le PC, se méfie maintenant de tout, sinon de tous. Elise Freinet le pousse à trancher dans le vif, et cela est souligné à plusieurs reprises dans le livre de Fonvieille. On peut regretter que ce dernier ait souffert de la rupture, alors qu'il n'avait pas de visées malhonnêtes. Mais est-il anormal que nous partagions aussi l'inquiétude et la souffrance du leader vieillissant qui a reçu tellement de coups bas qu'il ne sait plus parfois à qui faire une totale confiance?

La méthode naturelle
 
Je n'ai pas inclus ce sujet dans les livres de Freinet, car celui qui a été publié sous ce titre en 1968, chez Delachaux et Niestlé, n'est pas vraiment un ouvrage de Freinet mais la sélection et le montage par Elise Freinet de textes parus à des époques très différentes.
Cette démarche d'apprentissage apparaît très tôt chez Freinet, probablement déjà en filigrane quand les petits de Bar-sur-Loup apprennent à lire en imprimant leurs textes. En tout cas, à partir de 1932, il note méticuleusement l'évolution de sa fille Baloulette dans l'apprentissage du graphisme et de la lecture. Il s'appuie sur cette expérience dans la brochure qu'il publie en mai 47 (BENP n° 30) sous le titre Méthode naturelle de lecture. L'expression est directement reprise de Decroly qui l'utilisait dès 1906 (dans L'Educateur Moderne, revue publiée à Paris par les éditions H. Paulin) pour caractériser l'étude globale de phrases, notamment des ordres ou des observations.
En 1951, Freinet publie à la CEL une Méthode naturelle de dessin que viendront compléter, au fil des années, des genèses, c'est-à-dire des études thématiques de l'évolution du graphisme enfantin selon l'âge: Genèse de l'homme (BENP 79, janv. 53); Genèse des oiseaux (E spécial 11-12, janv. 55); Genèse des autos (E sp. 7-8, janv. 59); Genèse des maisons (E sp. 7-8, janv. 61); Genèse des chevaux (E sp. 8-9, janv. 64). Le choix de janvier s'explique par l'intention d'offrir aux lecteurs ce cadeau de nouvel an. Il faut préciser que, contrairement à la monographie du cas Baloulette pour la lecture, les genèses mêlent des dessins d'enfants différents.
En mars 56, Freinet publie chez Bourrelier, dans la collection "Educateurs d'hier et d'aujourd'hui", une étude plus générale sous le titre: Les méthodes naturelles dans la pédagogie moderne (MNPM), où il préconise l'extension de cette démarche à la musique et au chant, au théâtre et aux marionnettes, au modelage, à la culture physique, mais aussi à l'apprentissage d'autres disciplines généralement plus didactiques: sciences, calcul, géographie et histoire.
 
L'argumentaire de Freinet
 
A la recherche d'une culture indélébile
 
Freinet oppose la solidité des apprentissages acquis par imprégnation à la dégradation rapide des apprentissages didactiques: Nous gardons tout au long de notre vie la saveur des mets que nous avons goûtés dans notre enfance, parce qu'ils sont toujours liés aux détails subtils et indélébiles du comportement familial et social. Et nous n'oublierons jamais cette langue maternelle que nous avons apprise exclusivement par la méthode naturelle, même si, comme nos patois, elle ne comporte aucune règle dont nous ayons eu la révélation. Nous perdrons, si nous ne les pratiquons pas, l'usage des langues accessoires que nous avons étudiées par la méthode scolastique, mais pas une intonation, pas une syllabe ne s'estompera du dialecte qui fut mêlé à la période constructive et affective de notre première enfance.
Les enseignements de l'école s'inscrivent de même d'une façon définitive dans notre comportement, dans la mesure justement où ils sont liés à notre vie profonde, où ils répondent à nos besoins impérieux - y compris nos besoins de culture. Et il est courant de dire que les notions que nous avons apprises pour les examens ou pour satisfaire les exigences disciplinaires de l'école s'en vont comme elles sont venues - heureusement pourrions-nous dire souvent!
L'école est d'autant plus efficiente qu'elle construit davantage sur ces bases sûres qui sont la chair et le sang, l'esprit et la vie des individus. Qu'on ne s'y trompe pas : c'est parce que tous les éducateurs, de quelque méthode qu'ils se réclament, apportent ainsi leur part du maître, qu'ils corrigent au moins partiellement l'aridité des pratiques scolastiques. Ils "corrigent", ce qui signifie qu'ils doivent lutter contre des courants contraires que nos techniques tendent justement à atténuer et à dominer.
Par les méthodes naturelles, nous touchons à ces bases sûres. L'école retrouve ses assises vivantes. Le jour où elle aura, pour toutes ses disciplines, rétabli ces puissants circuits, elle sera un primordial et incomparable élément de culture, susceptible d'animer et de motiver toutes les autres acquisitions.  (MNPM, p. 26; Œuvres pédagogiques, T. II, p. 241)
 
Apprentissage pénible ou découverte enthousiaste?
 
Que de générations d'enfants ont pâli et pâti devant les livres de classe et les tableaux muraux, pour un travail dont ils ne comprenaient ni le sens ni l'utilité! Que d'efforts gaspillés à imiter des lettres mortes et insensibles! Que d'éducateurs ont usé leurs nerfs à cette besogne rebutante et désespérante entre toutes: enseigner la lecture et l'écriture aux enfants!
Et pourtant, avec quel incessant enchantement se fait depuis toujours l'acquisition de la parole, et avec quelle vitesse et quelle sûreté jamais démenties! Ce même éducateur excédé par les obligations de sa tâche scolaire ne se souvient-il pas, avec une intense émotion, des étapes indécises mais glorieuses qu'a franchies son propre enfant, depuis le jour où, claquant les lèvres, il a prononcé son premier : Papa!  Et la maman, un tantinet jalouse de l'honneur, un peu immérité il est vrai, fait au père, a assisté à l'éclosion merveilleuse des autres morceaux de vie : toutou, pépé, maman, tati...
Ah! la famille ne risque point de se mettre en colère parce que l'enfant articule imparfaitement. Elle a tendance, au contraire, à empêcher la vie de marcher, à entretenir l'enfant dans ce bégaiement délicieux. Et c'est l'enfant lui-même qui, malgré le milieu parfois, corrige hardiment, peu à peu, mais on ne sait encore par quel mystérieux travail, les formes imparfaites. Quel bonheur le jour où Bébé a su exprimer une pensée! Le petit être s'affirmait... Il était parti à la conquête du monde!  (...)Nous suivons tout simplement l'exemple des mamans. (BEM 7, p. 33; II, p.335)
 
Le vrai sens de l'apprentissage
 
Nous sommes d'accord sur la nécessité d'un apprentissage. Ce sont seulement les normes de cet apprentissage que nous critiquons. Une gradation est souhaitable. Elle n'est pas forcément celle qui est préconisée par la scolastique.
Si des professeurs devaient apprendre à parler à des enfants, ils le feraient selon les principes qu'ils supposent logiques, en partant des sons simples et du b, a, ba  traditionnel, par une escalier méthodique inéluctable. Or, dans la pratique, nous constatons, par la méthode naturelle, que les enfants progressent selon des principes différents à base de vie, et qu'ils ne craignent pas de s'attaquer aux vocables les plus difficiles s'ils s'intègrent dans la construction active de leur comportement affectif*. Ils ne partent pas nécessairement de l'élément simple, mais abordent au contraire d'emblée le complexe vivant du mot et de la phrase. (...)Il y a une gradation dans la méthode naturelle. Mais c'est une gradation à la mesure des besoins de l'enfant, d'une part, de ses possibilités physiologiques et techniques, d'autre part. (MNPM, p. 16; II, p. 234)
* Les éditions ultérieures comportent: effectif, ce qui est une coquille.
 
Une dynamique de la maîtrise
 
Mais, nous dit-on, si vous laissez ainsi les enfants s'attaquer au complexe vital, n'est-il pas à craindre qu'ils considèrent parfois comme réussites des solutions vicieuses qui handicaperont, parfois définitivement leur apprentissage? (...)
Les pédagogues se sont-ils demandé ce qu'il adviendrait si la maman disait :"Ne laissons pas l'enfant marcher à quatre pattes car il risquerait de s'y habituer et ne voudrait plus jamais faire effort pour marcher sur ses pieds. Ne le laissons pas vaciller sur ses jambes car ses échecs pourraient le handicaper pour la vie. Ne lui permettons pas d'écorcher ses premiers mots mais attendons, pour l'autoriser à parler, qu'il sache parler correctement."
Attendre qu'il marche droit, qu'il fasse ses pas sans hésiter, qu'il parle à la perfection!... Mais comment pourrait-il y parvenir si vous ne le laissez pas tâtonner et s'exercer, se tromper et recommencer ? (...)
Si notre travail scolaire est motivé comme l'est le comportement hors de l'école, l'enfant éprouvera naturellement le besoin et le désir de monter sans cesse, de perfectionner expérimentalement ses techniques pour les rendre plus efficientes en face du problème complexe de la vie. Cette motivation, ce besoin naturel d'accroître la puissance vitale sont à la base de l'expérience tâtonnée souveraine. (MNPM, p. 18; II, p. 235)
 
L'essence du langage écrit: expression et communication
 
La méthode naturelle, en lecture comme en écriture, est d'abord expression et communication, par le truchement de signes écrits, même si la mécanique n'en est qu'imparfaitement ajustée. L'essentiel est alors de comprendre ou de deviner, à travers les signes, la pensée ou les indications qu'ils expriment, et chacun s'y applique selon sa complexion, dans un tâtonnement expérimental qui utilise, suivant les individus, le globalisme ou la décomposition ou les deux à la fois. (...)
L'erreur de la pédagogie traditionnelle c'est de penser que l'enfant ne saura parler que lorsqu'il aura maîtrisé la technique du langage. Or, dans la pratique, le jeune enfant se fait comprendre bien avant d'être en possession de cette technique: il ne connaît que quatre ou cinq syllabes - qu'il module, il est vrai, à l'extrême - ou trois mots polyvalents, mais il lui suffisent pour établir des contacts subtils avec une ingéniosité et une sûreté qui sont pour les parents une heureuse et réconfortante surprise.
Par la méthode naturelle, l'enfant lit et écrit de même, bien avant d'être en possession des mécanismes de base, parce qu'il accède à la lecture par d'autres voies complexes qui sont celles de la sensation, de l'intuition et de l'affectivité dans le milieu social qui pénètre désormais, anime et éclaire le milieu scolaire. (II, p. 237)
 
Des raccourcis qui seraient de fausses économies
 
On dira que, dans des leçons systématiques, on réduirait les tâtonnements en précipitant la réussite. Mais on aurait réduit d'autant la série des exercices indispensables aux réussites futures. (...) L'économie de gestes, de tâtonnements et d'exercices n'est pas forcément une économie de fait quand il s'agit d'éducation. Ce que le scientiste pourrait appeler gaspillage d'énergie n'est souvent qu'un processus naturel et indispensable d'acquisition des techniques de vie. Et les plus riches parmi les individus sont en effet ceux qui ont "gaspillé" le plus d'énergie, ceux qui ont beaucoup marché, beaucoup couru, qui ont expérimenté et tenté. Ceux qui ont "économisé" leurs gestes sont des infirmes à rééduquer. Ce sont de ces considérations dont il faudrait tenir compte quand on parle de rationalisation éducative. L'enfant ne redoute ni la peine ni l'effort, lorsqu'ils sont motivés. (...)
Après de multiples essais, l'enfant est parvenu à sauter le caniveau. Il en est fier. Mais cette première conquête ne lui suffit pas. Il veut la consolider par la répétition méthodique qui l'inscrira dans l'automatisme de ses gestes, automatisme qui constituera le véritable enrichissement, point de départ assuré de nouvelles conquêtes.
Il en est de même pour les diverses disciplines scolaires: l'enfant a rédigé et imprimé un beau texte, fruit de la méthode naturelle. Les ponts essentiels ont été jetés, la réussite a satisfait un besoin fonctionnel. L'enfant doit faire passer dans l'automatisme cette première victoire. Pour y parvenir, il se livrera alors à des "exercices" qui, eux, ne sont plus motivés comme l'était le texte libre, mais qui ont comme but le perfectionnement des techniques de base, en vue de nouvelles réussites.Tout comme l'enfant qui saute et ressaute le caniveau, nous verrons alors notre élève lire des textes d'auteurs, copier une poésie, faire au fichier des exercices qui sont susceptibles d'améliorer sa technique grammaticale et syntaxique. Le même travail qui, dans une atmosphère traditionnelle, serait repoussé comme "devoir" sera, dans un climat vivant et constructif, réalisé avec allant et profit.  (MNPM, p. 27; II, p. 242)
 
Une appellation discutable pour une action incontestable
 
Une démarche plutôt qu'une méthode
 
Le fait que des milliers d'enfants, notamment parmi les élèves des classes de perfectionnement qui ont généralement le plus de difficultés, aient acquis ainsi la lecture de façon définitive, alors qu'on se lamente de l'illettrisme de tant d'autres, démontre la validité de la démarche.
Il n'est pourtant pas certain que Freinet ait eu raison de se laisser influencer par Decroly et de la baptiser "méthode". On sait en effet à quel point il se méfiait naguère de ce mot auquel il a toujours préféré celui de technique. Il refuse toujours l'expression "Méthode Freinet" et, en 64 encore, lorsque l'éditeur Colin-Bourrelier lui propose d'entrer dans sa collection "Carnets de Pédagogie Pratique", il titre son petit livre: Les Techniques Freinet de l'Ecole Moderne. Néanmoins, pour répondre aux détracteurs qui minimisent son apport à quelques techniques, plus ou moins assimilées à des trucs ou à des gadgets, il utilise également, à partir de 1962, l'expression Pédagogie Freinet qui est maintenant couramment utilisée.
Peut-être me reprochera-t-on d'ergoter sur un mot, mais je crois que Freinet avait raison de se méfier du mot "méthode" qui induit, dans l'esprit de certains, une systématique totalement contradictoire avec sa démarche. Je ne soulèverais pas ce problème si je n'avais rencontré des sectateurs intransigeants d'une "méthode" naturelle excluant tout compromis. Jamais je n'aurais osé leur expliquer qu'avec des enfants m'arrivant illettrés à 11 ans, je n'hésitais pas, dès qu'ils avaient retrouvé le vrai sens de la lecture, à réviser avec eux les tableaux de syllabes qu'on leur avait fait étudier sans succès précédemment et qui prenaient soudain pour eux un sens nouveau; ceci permettait d'accélérer leur rattrapage. Etait-ce une trahison de l'orthodoxie? Je me rassure en sachant que la Mémé Lagier-Bruno, la mère d'Elise, prenait à part certains enfants de l'école Freinet dans la même situation, pour les aider de cette façon à rattraper leur retard antérieur.
 
Un éducateur ne laisse pas la nature agir seule
 
L'adjectif "naturel" peut également avoir des effets pervers. Certains détracteurs de Freinet l'ont accusé de laisser les enfants s'enliser dans leurs tâtonnements. Cette critique concernerait tout au plus ceux qui, au nom d'une conception mystique de la Nature (avec N majuscule), voudraient que l'adulte s'abstienne de toute intervention dans le processus d'acquisition des enfants. Celui qui, interprétant à tort l'image du cheval qui n'a pas soif (DdM, p. 21; II, p. 113), attendrait passivement que l'enfant ait soif, oublierait que Freinet a ajouté dans les pages suivantes: Changez donc l'eau du bassin; Donner soif à l'enfant; D'abord faire jaillir les sources. Il ne faut surtout pas prétendre être fidèle à la démarche de Freinet si l'on se contente d'attendre que l'enfant ait envie d'apprendre (peut-être jamais), sous prétexte de respecter son droit de rester illettré ou ignorant.
Il l'exprime clairement: Si, au cours de tout le processus éducatif nous faisions fond exclusivement sur la spontanéité de l'enfant, ce serait comme si nous laissions le courant en court circuit sur l'individu isolé de son milieu, ce qui serait antinaturel et monstrueux, car nous signerions alors notre démission d'éducateurs, spectateurs passifs d'une formation manquée. (MNPM, p. 25)
Certes, Freinet refuse le forçage prématuré et il sait que l'on n'obtient rien d'efficace par la coercition. Mais sa pédagogie, loin de se cantonner dans l'observation neutre et la non-intervention, crée et développe, par le climat d'échange au sein du groupe, par la correspondance et le journal, un ensemble de motivations et de stimulations.
Cette incitation permanente n'est pas une concession aux obligations du système scolaire, mais le fond même de la démarche éducative de Freinet. Je conseille à ceux qui n'en seraient pas convaincus de lire ce qu'il dit de la nécessité de régler progressivement le bébé pour les tétées, plutôt que d'attendre que celui-ci opère lui-même à la longue cette régulation (EPS, p. 49; I, p. 363). Pour qu'on ne se méprenne pas, il ajoute une condamnation du dressage, non sans avoir dénoncé le laisser-faire et critiqué une sollicitude qui porte à faux  (p. 51; I, p. 365). Chacun a le droit de n'être pas d'accord avec cette position, à la condition de ne pas se croire détenteur d'une orthodoxie pure et dure, plus freinétiste que Freinet.
 
Les conditions d'accession à la maîtrise
 
Dans la démarche didactique, on demande à l'enfant de franchir une barre. Celui qui ne réussit pas, doit recommencer par rabâchage, quitte à être définitivement dégoûté par l'échec. Celui qui l'a franchie se trouve aussitôt placé devant une barre plus haute et ainsi de suite. A mesure que la barre s'élève, les échecs se multiplient. Néanmoins un certain nombre d'élèves finissent par triompher de tous les obstacles. Pour eux seulement, on pourra parler de "réussite scolaire".
A l'expérience, on peut montrer que la démarche fonctionnelle préconisée par Freinet convient à tous les enfants, même ceux qui étaient en échec total, parce qu'elle n'impose pas une norme à atteindre, un franchissement d'obstacle, mais incite à des réussites successives non normalisées. Encore faut-il que la progression ne s'arrête après quelques réussites.
 
La répétition fait partie de la démarche fonctionnelle
 
On le voit avec le tout-petit. Jamais il ne se repose sur les lauriers d'une réussite, fût-elle triomphale (les premiers mots, les premiers pas, les premières constructions). Il la renouvelle inlassablement jusqu'à la pleine maîtrise. Comme l'indique Freinet, ce sont parfois les adultes qui seraient prêts à se contenter du premier balbutiement, du premier trottinement, car ils sentent que l'enfant démarre à ce moment un processus toujours plus exigeant qui le mène à l'autonomie, ce qui ne cessera de poser de nouveaux problèmes éducatifs.
Cette tendance existe aussi chez certains éducateurs, notamment ceux qui ont mal réglé leurs comptes avec l'école qu'ils ont subie et pour qui la répétition fonctionnelle rappelle trop le rabâchage détesté. Or, les deux démarches n'ont aucun point commun.
Le rabâchage est la répétition à l'identique, ce qui explique généralement l'échec: quand on a raté un premier essai, on risque fort d'échouer à la simple répétition (qui d'entre nous, ayant eu à copier 100 fois ou davantage un mot difficile qu'il orthographiait mal, oserait prétendre qu'il n'hésite plus jamais quand il doit écrire ce mot?). Certains enfants, déformés par le système scolastique du rabâchage, peuvent aussi estimer qu'ils ont suffisamment donné dans leur première réussite et qu'ils ont maintenant droit au repos.
La répétition fonctionnelle cherche toujours à renouveler la réussite, mais elle y ajoute des variations, parfois minuscules, qui l'enrichissent. C'est la modulation du langage, le changement de parcours du déplacement, la recherche d'exploits nouveaux. Et tous les parents savent à quel point il faut redoubler de vigilance pour que ce ne soit pas au risque de l'accident ou de la "grosse bêtise". C'est pourtant en poussant jusqu'au bout la libre répétition que s'acquiert la maîtrise. Et le processus n'a pas de fin: après les premiers pas, il y aura la marche, la course, l'escalade de l'escalier, le saut, la danse, etc. La caractéristique de cette forme de répétition est qu'elle se fait dans l'enthousiasme et avec une diversité de variantes qui en assure la richesse pour l'avenir. L'individu n'aura pas creusé un seul sillon, mais exploré tout un espace de vie.
Il en est de même pour toutes les acquisitions culturelles, elles ne se font pas en une seule réussite. La stimulation éducative du groupe et de l'organisation scolaire doit encourager la répétition sans rabâchage qui développera la réelle maîtrise. Ceux qui, au nom d'un certain purisme, s'offusqueraient par exemple de voir Freinet "accepter le compromis" des fichiers autocorrectifs pour participer à la consolidation de certains acquis, n'auraient pas vraiment compris le fond de sa démarche.
 
A la recherche incessante de nouvelles conquêtes
 
Dans le système didactique, l'enfant qui réussit ne reste pas en panne, car la pression scolaire exige toujours davantage de lui. En plus de l'échec de nombreux enfants et du stress de la plupart des autres, cette pression continuelle provoque parfois un effet pervers: certains découvrent qu'il vaut mieux éviter de donner le maximum, puisqu'on devra aussitôt en faire davantage; ils ont parfois tendance à s'économiser et surtout à se mettre en veilleuse dès qu'ils ont franchi une épreuve capitale. A l'école comme au régiment, les plus futés savent qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre l'idéologie de l'effort et du devoir.
Si l'on refuse cette pression constante des obligations, notes, classements, examens, qui est le seul moteur du système classique, il faut néanmoins veiller à entretenir le dynamisme général, faute de quoi la progression risquerait de s'assoupir. D'où l'importance que Freinet attribue aux échanges qui viennent secouer l'autosatisfaction, aux brevets et chefs d'œuvre qui proposent sans cesse de nouveaux objectifs. La caractéristique d'une éducation réussie, c'est qu'elle ne s'arrête jamais, même après la réussite aux examens et concours terminaux, pas plus qu'au long de la vie d'adulte. Pour tracer un bilan vrai de l'action éducative, ce n'est pas le jour de la distribution des parchemins de sortie qu'il faut s'arrêter, mais observer ce qu'il en est, dix ou vingt ans plus tard. Ce recul est plus difficile, il est est moins fallacieux.
 
La conquête de l'autonomie dans la sécurité
 
Chez les enfants qui passent d'un pédagogie classique à la pédagogie Freinet, les "bons élèves" n'acceptent pas toujours sans inquiétude la reconversion. Ils s'accommodaient assez bien d'une progression sans imprévu où il suffit de trouver la bonne réponse à la question posée. Le conformisme valorisant est parfois agréable et il peut s'avérer soudain angoissant d'avoir à décider plutôt qu'à obéir, à inventer plutôt qu'à reproduire.
Une réaction de bon sens aide à résoudre ce problème, car une pédagogie de la réussite ne doit laisser personne de côté. Un bébé qui n'a jamais marché autrement qu'adossé à son parc ou sanglé dans un youpala (et il n'est pas coupable d'y avoir été placé par les adultes, avec un souci de sécurité), peut légitimement appréhender l'aventure de la marche sans appui. Quel adulte hésiterait à lui tendre les bras pour l'encourager aux premiers pas autonomes, quitte à se reculer insensiblement pour prolonger l'exercice?
L'important, c'est que l'enfant découvre dès que possible la passion de l'autonomie et de l'audace, sans lesquelles il n'est pas de vraies conquêtes. La démarche voulue par Freinet condamne la violence, fût-elle "naturelle". On n'apprend certes pas à nager, le ventre sur un strapontin, mais pas non plus parce que quelqu'un vous a jeté brutalement à l'eau. Ne nous y trompons pas, ce sont les mêmes qui développent le conformisme le plus bêlant et prétendent ensuite aguerrir les individus par des épreuves inhumaines (examens marathons) ou humiliantes (bizutage, "classes" militaires). La démarche fonctionnelle ne consiste pas à extirper de force du cocon scolastique, elle incite fortement chacun à choisir le plus tôt possible la voie

 
Bataille pour le dessin d'enfant
 
 La nécessité d'une mutation pédagogique
 
On a peine à mesurer la médiocrité artistique des instituteurs du premier demi-siècle, bien plus dramatique que leur formation littéraire, complétée généralement par des lectures personnelles. Bien peu avaient pu visiter des musées (ne parlons pas de galeries d'art contemporain) et les reproductions fidèles étaient aussi rares que coûteuses. Quand l'enseignement du dessin n'était pas purement et simplement escamoté, il se bornait à la copie tatillonne d'un objet banal (seau, chapeau, parapluie) ou d'un modèle quasi-géométrique, reproduit au tableau. Les matériaux et les outils utilisés ne favorisaient guère la réussite (papier médiocre de petit format, crayons de couleur ou, au mieux, gouache en godets ne permettant que de petites surfaces, pâte à modeler qu'il fallait remettre en boule en fin de séance).
La révolution, amorcée dès avant la guerre, puis appliquée méthodiquement par Elise Freinet à partir de 1946, consiste à rompre avec toutes les routines. D'abord, abandonner les sujets imposés et surtout varier les formats, les supports, les matériaux. Faute de moyens financiers nouveaux, le papier à dessin étant rare et cher, on utilise massivement les échantillons ou les restants de papier peint, le kraft d'emballage.
La peinture à la colle (à l'origine, de la poudre de couleur, vendue au kilo par les droguistes pour les peintres en bâtiment, diluée dans des pots de yaourt en verre ou des ventouses avec de la colle de tapissier) séduisait peu Elise au début mais elle s'y rallie pour remplacer les godets et les tubes qui limitent à de petits dessins. Rapidement des industriels, comme Pébéo à Marseille, proposeront des poudres encollées de très bonne qualité.
En libérant l'ampleur des gestes créateurs  sur des supports de grand format, on oblige à renoncer à la représentation méticuleuse et cela laisse libre cours au lyrisme. Encore faut-il libérer d'abord les adultes en leur donnant confiance dans les valeurs de la libre expression artistique des enfants.
 
La démarche de Freinet
 
Freinet, pour rassurer les enseignants sur les capacités d'évolution naturelle des enfants, quand on les laisse abondamment dessiner et comparer leurs dessins, publie La Méthode naturelle de dessin, suivie d'une série de genèses (l'homme, le cheval, les oiseaux, les maisons, etc.) montrant la progression naturelle de la petite enfance à la pré-adolescence. Il encourage à l'expression libre, sans prétendre à l'art, domaine qu'il abandonne à Elise.
 
L'intervention d'Elise
 
Sans minimiser le graphisme, Elise Freinet sent qu'il faut bousculer davantage les habitudes, en sensibilisant à l'importance des couleurs et des matières. Elle n'hésite pas à recommander et à pratiquer elle-même l'intervention directe dans la création des enfants.
A la différence de ceux qui l'avaient précédée dans ce domaine, elle ne situe pas l'intervention de l'éducateur en amont, par la suggestion de thèmes ou de procédés techniques, mettant sur rails les enfants qui n'ont plus alors qu'à suivre la voie tracée. Démarche qui limite certes les ratés, mais ne débouche que sur de nouveaux stéréotypes.
Elle se place dans le courant du processus de création de l'enfant, en aidant celui-ci à percevoir et à renforcer l'originalité contenue dans ce qu'il est en train de réaliser, ne serait-ce que dans l'un des détails. Elle incite et au besoin aide à renforcer cette originalité, à la mettre en valeur en soulignant certains accents, en rompant une monotonie, en atténuant un fond qui écrasait l'ensemble. Elle n'hésite pas à prendre parfois le pinceau, un court instant, pour montrer concrètement ce qu'elle suggèrerait.
Mais elle sait que cette "part du maître", proche du compagnonnage habituel des ateliers d'artistes, n'est pas encore à la portée d'enseignants qui n'ont connu que les cours d'école normale. Aussi s'intéresse-t-elle à la formation des adultes. Il y a bien sûr les stages d'été mais, faute d'animateurs compétents, ils ne peuvent être démultipliés et accueillir tous les militants. Elise travaille donc beaucoup par correspondance. Elle incite à lui envoyer des productions d'enfants, les annote au dos, écrivant parfois des appréciations rappelant la notation traditionnelle (TB, B, banal). Elle justifie toujours son point de vue, retouche quelquefois légèrement à la craie d'art un détail qui pourrait renforcer l'expression de l'ensemble.
Procédé plus discutable, elle encourage à agrandir un détail particulièrement bienvenu. Cela reste dans des limites acceptables quand elle le pratique elle-même, mais sera abusivement pratiqué par quelques "disciples" qui ont tendance à oublier l'expression globale au service exclusif du morceau original, parfois dénaturé par son isolement du contexte.
 
Des circuits de dessins pour la formation mutuelle
 
Elise organise des circuits de dessins qui deviennent de véritables cours itinérants par correspondance. Une pratique, disparue depuis, est le circuit "boule de neige": on fait circuler dans des classes une série de peintures choisies pour leurs qualités différentes et leur caractère incitateur auprès d'autres enfants. A l'arrivée de l'envoi, chaque classe affiche les œuvres reçues, puis se met au travail et joint quelques productions suscitées par l'exposition, en transmettant le tout à l'école suivante du circuit. En fin de course, on peut organiser une exposition régionale ou au sein du congrès national. Souvent est joint un cahier de roulement où chaque éducateur note ses observations, son questionnement.
Tous les moyens sont utilisés pour provoquer le décollage artistique des éducateurs du mouvement, y compris les concours avec prix en nature (des gouaches et des pinceaux généralement) et même des diplômes. Libre à certains de trouver que ce type de compétition ne cadre pas tout à fait avec la pédagogie Freinet. Les résultats sont là: en moins de 10 ans se sont multipliées les classes produisant des œuvres de qualité, sans sacrifier à de nouveaux stéréotypes. Ajoutons que les recherches ne portent pas seulement sur la peinture mais aussi sur toutes les techniques plastiques, notamment la céramique et la tapisserie, brodée, en tissus cousus ou en boucles  de laine.
 
Une progression qui n'évite pas toujours la douleur
 
Faut-il ajouter que ce bond en avant ne se passe pas toujours en douceur. Face à un obstacle à franchir, Freinet use de la démystification de la difficulté à surmonter et de la persuasion rassurante. Cela fonctionne assez bien avec les gens motivés. Elise, pour sa part, n'hésite pas à ajouter le petit coup de cravache qui donne le signal du saut à accomplir. En veut-on un exemple? Une collègue peu convaincue par l'expression libre demande un jour dans un stage : "Vous parlez toujours du pompier dans l'art, qu'est-ce que c'est que ça, le pompier?". Et Elise, cinglante, en la désignant du doigt : "Le pompier, c'est vous!". Reconnaissons que ce n'est pas tout à fait dans le même style que Freinet. Ceux (et majoritairement celles) qui ont sauté et franchi l'obstacle, tout à la joie de la réussite, oublient aussitôt le petit coup de cravache. Pas ceux qui ont renâclé au dernier moment et sont restés de l'autre côté.
En résumé, quelques froissements d'amour propre et parfois des pleurs, en tout cas beaucoup de passion et une large part de réussite. Comme rien n'est absolu en matière artistique, il est toujours possible de contester les conceptions d'Elise Freinet. En revanche, il est honnête de se demander: qui aurait fait mieux et comment?
 
Les petits Africains de Pitoa enthousiasment Picasso
 
En mai 1955, le Musée pédagogique de la rue d'Ulm (qui deviendra par la suite l'Institut Pédagogique National, IPN) expose les peintures et les dessins des enfants de l'école de Pitoa (Cameroun) dont le directeur, Roger Lagrave, avait enseigné à l'école Freinet en 50-51. Il ne s'agit pas d'une exposition de travaux d'enfants parmi tant d'autres, car ces petits Africains ont réussi, grâce au dessin libre, la synthèse de leur propre expression d'enfants et de la culture graphique et plastique de leur peuple. Le résultat est surprenant et magnifique. Picasso, découvrant ces peintures, est enthousiasmé et n'hésite pas à contresigner certaines d'entre elles avec ses félicitations. Il trouve remarquable que ces enfants noirs aient acquis d'emblée une liberté graphique que lui-même a mis tant de temps à conquérir.
 
Une revue : L'Art enfantin
 
De nombreux articles de L'Educateur  parlent des activités artistiques dans les classes, mais il y manque des illustrations significatives. Elise Freinet se bat pour obtenir enfin l'édition par la CEL d'une revue consacrée aux créations enfantines. Ce sera, à partir de 1959, L'Art enfantin pour laquelle elle obtient des témoignages d'encouragement de Jean Lurçat, Jean Cocteau  et Jean Dubuffet.
La reconnaissance, par de grands artistes, de la qualité des réussites des enfants et surtout de la démarche éducative qui a permis de les obtenir, a parfois fait croire qu'il y avait eu un contact étroit et même une collaboration. Ce n'est pas le cas. D'ailleurs, Elise Freinet est très classique dans ses goûts. En 1950, je l'ai souvent entendue critiquer Picasso d'avoir imité tous ses prédécesseurs et lui dénier un véritable génie créateur. Matisse et la plupart des artistes modernes ne trouvaient pas grâce à ses yeux et même, à la stupeur de Lagrave qui avait été enthousiasmé par une exposition de Gauguin, elle jugeait ce dernier un peu "pompier", parce que trop exotique. Comme elle ne proposait pas de modèles, ce classicisme importait peu et il faut reconnaître qu'en dehors de sa phobie du "pompier", elle n'imposait pas son esthétique personnelle.
 
De la maison de l'enfant au musée de Coursegoules
 
Depuis 1952, chaque congrès de l'Ecole Moderne (Pédagogie Freinet) organise, en plus des expositions de peintures d'enfants, un lieu appelé "Maison de l'enfant" dont toute la décoration (tapis, couvre-lit, paravent, tapisserie murale, abat-jour, table basse recouverte de céramique, plats et assiettes, poteries, etc.) est conçue et réalisée par des enfants de différentes écoles. Une coordination préalable évite les incohérences et les doublons. En fin de congrès, tous les éléments sont dispersés, chaque école participante récupérant son bien. La seule trace restante est l'ensemble des photos réalisées sur place.
Elise Freinet souhaite depuis longtemps un témoignage plus durable des créations des enfants. Elle a l'occasion d'acquérir et de faire consolider une maison de village à Coursegoules, au-delà du Col de Vence. En 1962, dès que les maçons ont fait l'essentiel, les enfants de l'école Freinet conçoivent et réalisent, avec l'aide de leur institutrice Malou Bonsignore et les conseils d'Elise Freinet, toute la décoration intérieure et extérieure de la maison.
La pièce maîtresse est un grand bas-relief de terre cuite encadrant très largement la porte d'entrée. Deux adolescents sont les principaux concepteurs du projet, avec l'aide d'une dizaine de leurs camarades plus jeunes. Un céramiste d'art de Vallauris, M. Pérot, a accepté de réaliser la cuisson et le maître-maçon de la CEL, Laurent, s'est chargé de la mise en place des sculptures.
A l'intérieur, une mosaïque est créée sur l'un des grands murs. De nombreuses autres créations (poteries, sculptures, tapisseries, peintures, etc.) décorent l'ensemble des pièces et en font un véritable musée de l'art enfantin.
Mais le problème des musées est aussi la conservation et le gardiennage. Ce problème n'a jamais été résolu. L'éloignement de Coursegoules par rapport à Vence limite les visiteurs et ne permet pas une ouverture régulière. La boulangère voisine accepte d'être dépositaire de la clef, mais son commerce ne lui permet pas d'accompagner les visiteurs. C'est la difficulté d'utilisation de ce petit musée qui amenera à terme à la revente de la maison. Les œuvres transportables sont emmenées. Restent celles qui sont scellées dans les murs et qui témoignent encore de cette aventure artistique.
 
Un livre : L'enfant artiste
 
En 1963, Elise publie à la CEL un livre à la gloire du dessin d'enfant, abondamment illustré, notamment avec des reproductions tirées de L'Art enfantin.
Si les conseils donnés aux éducateurs sont judicieux, le titre et une partie de la démonstration sont parfois quelque peu contradictoires avec la démarche de Freinet qui ne vise pas plus à produire des artistes que des écrivains ou des journalistes, mais des êtres vivant, au cœur de la vie culturelle, en acteurs à leur niveau et non en simples consommateurs, obligatoirement admiratifs.

 
 
Les éditions d'expression enfantine
 
La Gerbe et Enfantines
 
Après la guerre, Freinet reprend dès que possible la publication de La Gerbe, dans le format ancien (15,5x23), avec un plus grand nombre de pages en deux couleurs (12 sur un ensemble de 20). Comme  rares sont les classes qui envoient leurs clichés de linogravure, il faut les regraver à Cannes. Pour la couverture et les quatre pages du centre destinées aux plus jeunes, celui qui prépare la maquette (ce fut longtemps la responsabilité de Maurice Menusan, que j'ai parfois aidé) joue sur les combinaisons des complémentaires pour obtenir trois couleurs.
La collection d'Enfantines  est constamment tenue à jour et elle se continue chaque mois par un nouveau n°. Après la guerre, Freinet encourage à réaliser des témoignages sur la guerre. Une brochure sur Le maquis enfantin où les enfants jouent aux maquisards, suscite des protestations. Les sujets ultérieurs retrouvent la diversité d'antan, avec beucoup d'histoires inventées.
 
Les albums d'enfants
 
Une première tentative d'édition d'album en couleur avait été tentée avec Le petit nuage chantait, mais la médiocre qualité des clichés typographiques de l'époque rendait le résultat décevant. Début 1950, l'éditeur cannois Robaudy se sépare de son matériel lithographique pour passer à la quadrichromie. Freinet voit là l'occasion de se procurer à bon prix un équipement permettant de reproduire des peintures d'enfants. Il embauche les deux techniciens qui utilisaient ce matériel, publie aussitôt Le petit chat au bainde mer  de la classe enfantine de Trégastel et lance une souscription pour une série d'albums.
Par ailleurs, il confie au lithographe les illustrations de la première édition de sa Méthode naturelle de dessin. Habitué à la transposition des couleurs pour les linogravures de La Gerbe, il accepte une certaine simplification si cela réduit le nombre de pierres lithographiques à dessiner et ainsi le nombre de passages en machine. Cet atelier est pour moi l'occasion passionnante de découvrir le travail artisanal de la lithographie et les artisans qui la pratiquent, certes plus familiers des affiches et étiquettes publicitaires que des œuvres d'art à tirage limité, montrent avec plaisir et fierté leur savoir-faire.
Pour la première fois, sont publiés des albums pour enfants créés par des enfants. Elise ouvre un chantier supplémentaire pour alimenter en projets la  nouvelle édition. Parfois le groupe d'enfants qui a inventé le texte est différent de celui qui exécute l'illustration. Une chaîne se met en place pour faire circuler des projets qui s'enrichissent progressivement en passant d'une classe à l'autre.
Le succès même de l'édition remettra en question le principe de la lithographie dont le tirage, peu automatisé, est très lent (600 feuilles à l'heure au lieu de 3OOO sur les machines modernes de l'époque). Au bout de deux ans, Freinet passera lui aussi à la quadrichromie, à la fois plus fidèle aux originaux et surtout plus rentable à partir d'un certain tirage. De 52 à 60, les albums seront imprimés chez Robaudy, comme par la suite Art enfantin et L'enfant artiste.
 
La Gerbe enfantine
 
En 1950, Freinet a profité de la litho pour introduire de la couleur dans les Enfantines, en augmentant légèrement leur format (14x18). De 52 à 54, on abandonne la litho mais on garde la couleur.
Devant la difficulté à rentabiliser les deux éditions: Gerbe et Enfantines, il est décidé en 54 de les fondre en une seule revue du format des nouvelles Enfantines, appelée Gerbe enfantine. En 58, on revient au format de l'ancienne Gerbe (15x23). Mais le manque de rentabilité amène à interrompre en juillet 62.
Mais au bout d'un an, Freinet ne peut se résoudre à cette disparition et lance en septembre 63 la Nouvelle Gerbe , orientée davantage vers les petits. Cette formule tient jusqu'en juin 65. On peut dire qu'elle a servi de prototype à une nouvelle revue aussi bien documentaire que lieu d'expression des petits. Ce sera en septembre 65, la naissance de BTJ  et de ses pages magazine.
Quinze ans plus tard (en 79), Freinet ne peut assister à la renaissance d'une revue d'expression des plus petits, ce sera J Magazine. Bel exemple de survivance d'un besoin.
 
 
Les enfants poètes
 
En 1954, est publié, sous ce titre, aux éditions de la Table Ronde, un recueil de poèmes des enfants de l'école Freinet. La publication de poèmes d'enfants n'est pas une nouveauté. Ce qui est nouveau, c'est que tout un ouvrage soit consacré à la seule école Freinet. Il faut observer que le texte d'introduction, portant la double signature de Freinet et d'Elise, n'est pas en résonance exacte avec ce que disait précédemment Freinet de l'expression poétique de l'enfant qui ne permet pas pour autant de l'introniser poète. Observons que, malgré le titre,  18 textes ont été écrits par des moins de 12 ans et que 125 pages sur 210 sont écrites par deux adolescents.
 
 

 
L'évolution des échanges interscolaires
 
Quand les correspondants se rencontrent
 
Nous avons vu que, dès 1929, des éducateurs-imprimeurs rêvaient que leurs élèves puissent rendre visite à leurs correspondants, mais je n'ai pas trouvé de trace de la réalisation de ce souhait, alors que La Gerbe publie à plusieurs reprises des comptes rendus d'excursions scolaires, parfois de plusieurs journées.
 La première rencontre entre correspondants semble avoir eu lieu en juillet 1947, entre les classes de Roger Denjean (Seine-Inf.) et Pierre Guérin (Aube). P. Guérin avait vu pratiquer l'échange réciproque de groupes de jeunes en vacances, par Mlle Jadoulle, animatrice des CEMEA de Belgique, et cela lui avait donné l'envie de faire la même chose dans le cadre scolaire avec son correspondant. Il profite une dernière fois avant sa majorité (21 ans) du permis gratuit de son père cheminot et rend viste à R. Denjean. Ce dernier est un peu éberlué de voir arriver un jeune homme en short (d'éclaireur) qui lui propose un voyage-échange représentant une véritable aventure. Mais il faudrait autre chose pour effrayer ce pacifiste-résistant qui a terminé la guerre en Allemagne. Comme Guérin a étudié les tarifs, il s'avère qu'un voyage de 12 jours bénéficie du prix de transport le plus bas.
L'été 48, même type d'échange entre les classes de Leroy (Aisne) et Coquard (Côte d'Or). Le compte rendu est publié (E 2, oct. 48, p. 35). Apparemment, Il n'y a pas eu influence de l'expérience précédente qui n'avait donné lieu à aucune publication. Sans doute peut-on voir là une convergence du fait de la passion des jeunes pour les voyages à l'époque du Front populaire et des congés payés, désir brisé par l'occupation puis les difficultés de déplacement dans l'immédiat après-guerre.
Celui de Bertrand (S.-et-Oise) et Guilbaud (Charente), l'année suivante, fait l'objet de la BENP 55 (oct. 50): Echanges d'élèves. Comme Denjean et Guérin ont continué les échanges en associant, grâce à Mlle Jadoulle une école belge proche de Liège, ils rédigent aussi une BENP (n° 60, mars 51): Voyage-échange international.
La boule de neige grossit. Maintenant beaucoup de correspondants considèrent que le prolongement idéal de l'échange d'imprimés et de lettres est la double rencontre. Mais, dans certains départements, l'administration veut cantonner dans les derniers jours de l'année scolaire, ce qu'elle considère comme simple tourisme scolaire, au même titre que les traditionnels voyages de fin d'année. Il faut démontrer l'importance éducative de ces échanges et certains, comme P. Fort (Aube), font de sa préparation et de ses retombées le pivot de toute une partie du travail de l'année. Ceci amène Freinet à publier une nouvelle BENP (n° 76, nov. 52): Pour l'officialisation des voyages-échanges.
L'accueil dans les familles pose parfois des problèmes, notamment quand les logements sont exigus ou insalubres. Mais on trouve diverses solutions (utilisation des locaux d'une colonie de vacance ou centre d'hébergement d'été), ou choix des correspondants dans un rayon géographique permettant des visites d'une journée, principalement pour les petits. Parfois les deux classes s'organiseront pour partager la même classe transplantée (neige, mer ou nature).
De toute façon, le voyage-échange soulève généralement l'enthousiasme des enfants, mais aussi des familles, même les plus réticentes. C'est ainsi que, venant d'apprendre la venue à Rouen des correspondants d'Aulnay-sous-Bois, une mère prévient immédiatement qu'elle ne peut héberger personne, ce qui n'était pas envisagé, les correspondants devant repartir le soir même. Aux vacances suivantes pourtant, sur le désir des enfants de se revoir à nouveau, les parents se rencontrent, sympathisent et décident de se retrouver dans le même camping. On connait des cas de véritables symbioses entre milieux unis par la correspondance des enfants, se prolongeant même parfois, quelques années plus tard, par des mariages.
 
Bataille pour le statut du journal scolaire                                    
 
Dans les années qui ont suivi la Libération, une Commission Paritaire des Publications de Presse (CPPP) a été constituée pour mettre de l'ordre dans la presse. Elle attribue un numéro après étude de chaque demande et, en 1950, les PTT ont ordre de refuser le tarif Périodiques aux publications ne possédant pas ce n°. Par le biais de parlementaires, Freinet essaie d'obtenir du Secrétaire d'Etat aux PTT que l'on considére les petits journaux scolaires comme la presse périodique. Il se voit répondre officiellement en octobre 1951 que d'après l'article 90 de la Loi du 16 avril 1930, le tarif postal des journaux et écrits périodiques est réservé aux seules publications éditées dans un but d'intérêt général pour l'instruction, l'éducation, l'information du public.
Freinet explose. Je me souviens qu'à l'époque, pour constituer un dossier, il m'envoie sélectionner chez le marchand de journaux ce qui existe de plus nul dans les publications pour enfants, dans la presse à scandale ou "du cœur", bénéficiaires du tarif préférentiel. Avec Freinet, nous préparons un dossier pour les parlementaires avec quelques exemples significatifs "d'instruction, éducation ou information du public" de ces publications, en confrontation au contenu des journaux scolaires.
Il faudra une campagne prolongée auprès des parlementaires, notamment à chaque vote du budget des PTT. Et c'est seulement par l'article 14 de la loi du 10 avril 1954 que le journal scolaire sera enfin admis comme publication de presse, s'il a obtenu un n° de la CPPP (catégorie Périodiques Scolaires). Comme la CPPP ne veut pas être débordée de demandes dispersées, un accord est passé entre Freinet, les PTT et la CPPP pour que l'ICEM soit chargé de les regrouper, situation qui persiste encore actuellement .

Démarche naturelle et disciplines scientifiques
 
Depuis longtemps, les militants de l'Ecole Moderne avaient rompu avec les habitudes traditionnelles pour l'apprentissage de la langue et du dessin. Manquant sans doute de maîtrise des disciplines scientifiques, ils avançaient souvent avec moins d'audace.
 
De la sortie sur le terrain à la classe exploration
 
Les promenades scolaires des années 20, réimpulsées par les I. O. de 1937, étaient déjà un grand progrès par rapport au cours magistral et à l'étude livresque du manuel. Néanmoins il fallait dépasser le style voyage organisé, obligeant la classe à observer docilement ce que l'instituteur jugeait intéressant.
Le titre donné par J. Puget à la BENP 11: La classe exploration indiquait une démarche beaucoup plus ouverte, qui demandait certes une préparation de la sortie mais veillait à recueillir des observations très diverses, à rapporter des échantillons de minéraux, végétaux ou petits animaux (d'où la nécessité d'emmener les récipents appropriés), à déterminer sur place ce qu'on ne pourra ramener en classe (arbres, oiseaux, etc.).
Le travail s'effectue ensuite en classe grâce aux outils pédagogiques réalisés par le duo Faure-Guillard: les BENP 27, Le vivarium ; 28, La météorologie ; 29, L'aquarium ; les nombreuses fiches documentaires du FSC et les BT de détermination qui se multiplient dans les années 50. Mais cela touche surtout les sciences naturelles et la géographie.
 
Vers une découverte expérimentale des sciences
 
Il serait injuste d'oublier l'apport du manuel de l'UNESCO destiné à propager l'enseignement des sciences physiques dans des milieux démunis et l'école française avait beau ne pas appartenir au Tiers-Monde, son dénuement matériel dans l'après-guerre rendait très utiles les conseils donnés. Des fiches-guides proposent des expérimentations, de même que certaines BT et surtout des SBT scientifiques.
Freinet tente d'intensifier cette préoccupation scientifique (E 4, nov. 55) et en fait l'un des thèmes du congrès de Caen (1962). Guidez, Delbasty, Pellissier, Richeton aident à cette avancée. Néanmoins, c'est surtout à partir des années 70 que seront développés tous les aspects expérimentaux de la découverte de la physique, dans le Fichier de Travail Coopératif  animé par M. Berteloot puis dans des BT réalisées par l'équipe de P. Guérin et M. Paulin.
 
L'intérêt pour le monde technique
 
Il faut observer, dans les années 50 et 60, un fort intérêt pour les techniques les plus modernes de l'époque, aussi bien pour l'industrie, les transports, les sources d'énergie. Certes, il n'est pas toujours facile d'expliquer aux enfants dans une BT l'énergie nucléaire, le mur du son ou le laser, mais personne d'autre que les éducateurs de l'Ecole Moderne n'essayait encore d'initier les enfants à des problèmes dont ils entendaient souvent parler sans comprendre de quoi il s'agissait.
 
Un lien entre le calcul et la vie
 
Le premier souci avait été de relier le calcul aux intérêts momentanés des enfants. Au lieu des sempiternels problèmes de robinets, de mobiles qui se rattrapent ou se rencontrent, de placements financiers incompréhensibles par des enfants sans le sou, on essayait de proposer des calculs sur les cueillettes et les récoltes de la saison, sur le développement des vélos des coureurs du Tour de France. C'était le rôle des fiches documentaires, les fichiers autocorrectifs visant surtout aux apprentissages plus classiques.
Freinet demande en 51 à Lucienne Mawet (Belgique) de rédiger la BENP 66-67 sur L'initiation vivante au calcul . Elle y montre comment toutes les activités de la classe peuvent donner lieu à des recherches en calcul, démarche très decrolyenne, ce qui n'est pas surprenant quand on sait l'influence de Decroly sur la pédagogie belge et la proximité géographique de l'école des Mawet à Braine-l'Alleud et de l'école Decroly.
 
Du calcul vivant à la recherche mathématique
 
Freinet souhaite aller plus loin et lance un appel pour le calcul libre (E 4, nov. 55). C'est sur Beaugrand (Aube) qu'il s'appuiera pour développer à la fois l'initiation expérimentale aux différentes mesures (ce qui aboutira à L'atelier de calcul ) et le recherche d'histoires chiffrées, le tout regroupé sous le signe du Calcul vivant. Il en fait l'un des thèmes du congrès de Caen en 62 et publie avec Beaugrand la BEM 13-14 sur l'enseignement du calcul.
Certains dépassent le cadre du simple calcul, d'autant plus que l'on parle maintenant de mathématiques modernes. Delbasty propose des recherches telles que "la moitié du rectangle". Le Bohec expérimente au CE des travaux libres qui seront publiés.
Néanmoins, c'est surtout après la mort de Freinet que cette démarche s'amplifiera sous la dénomination "mathématique vivante" avec notamment l'animation de Pellissier (Isère), Monthubert (Vienne), Blanc (Vaucluse) et Varenne (Yonne). Elle trouvera ses principaux développements au second degré et aboutira au livre d'Edmond Lèmery: Pour une mathématique populaire, libres recherches d'adolescents au collège (Casterman).
 
 
 

 
L'organisation coopérative de la classe
 
Des cadres souples mais solides
 
Parce que Freinet remet en question le carcan rigide de la classe conventionnelle, certains qui n'ont jamais vu sa pédagogie en action, s'imaginent que chaque enfant fait ce qu'il veut quand il veut, en l'absence de tout cadre. Même pour le cas où ils trouveraient cela souhaitable, il importe de les détromper: Freinet ne détruit rien sans avoir préparé l'alternative.
L'emploi du temps a ses rythmes et ses rites réguliers (entretien du matin, lecture de textes, choix et mise au point, tirage de la page du jour et envoi aux correspondants, travaux individuels ou par petits groupes, bilan de fin de journée, séance hebdomadaire de coopérative). L'arrivée d'un événement fortuit peut modifier momentanément ce déroulement qui retrouve rapidement son rythme. Il faut savoir tirer parti des richesses de l'imprévu et tenir compte de la perturbation aggravée qui résulterait de son refoulement. Mais c'est une chose que de savoir gérer au mieux l'imprévisible, une autre de vivre dans l'aléatoire complet.
 
L'apprentissage de la responsabilité plutôt que de l'obéissance
 
L'obéissance est généralement considérée comme une vertu cardinale de l'école conventionnelle. Par contre, peut-être à cause des expressions: texte libre, dessin libre, beaucoup de gens croient que l'éducation selon Freinet a pour caractéristique la liberté. Pour lui, c'est assurément un objectif que de former des hommes libres, mais il faut observer qu'en dehors du qualificatif "libre" accolé à certaines activités, le thème de la liberté de l'enfant apparaît peu dans ses écrits. Il évoque plus souvent les besoins de l'enfant que l'éducation doit permettre de satisfaire.
Par contre, sa pédagogie est sous-tendue en permanence par la notion de responsabilité. Relisons L'Education du Travail, l'éducation de la responsabilité est présente à toutes les pages.
 
Développer au maximum la responsabilité de choisir
 
Dans le travail individualisé, chaque enfant choisit et organise son travail, même si cette liberté n'exclut pas certaines obligations.
Le groupe est très souvent amené à choisir. On vote pour désigner le texte du jour qui sera imprimé dans le journal, pour retenir une activité collective, un but de sortie. Même pour les promenades des jours de congé, Freinet préconise que les adultes de son école de Vence proposent des choix tenant compte de la distance, de l'état du terrain, du temps disponible, des motivations, qu'ils explicitent les arguments pour et contre mais sans décider autoritairement.
Le fait d'avoir choisi engendre une prise de responsabilité, mais aussi le renoncement, au moins temporaire, aux autres éléments du choix. Parfois le choix d'une solution unique est frustrant, mais il faut apprendre à décider sans se perdre en hésitations. On pourra toujours réserver un autre choix pour une fois suivante, voire étudier si l'on ne pourrait pas cumuler les avantages de deux choix simultanés. L'éducation à la véritable liberté n'est pas une velléité dans l'absolu, elle commence en assumant avec réalisme ses propres choix.
 
A la recherche d'une vraie démocratie
 
La loi du plus grand nombre dans les choix collectifs pourrait ressembler à la loi du plus fort, si l'objectif du groupe n'est pas de prendre en compte les désirs et les intérêts de tous, y compris ceux qui n'ont pas obtenu la majorité. Le formalisme peut provoquer une caricature de démocratie.
L'éducateur n'hésite pas à signaler la qualité du texte d'un enfant qui n'est jamais choisi. Il rappelle que ce ne sont pas toujours les mêmes qui doivent imposer leur point de vue, sous prétexte qu'ils seraient les plus nombreux ou les plus convaincants. Un climat de vie coopérative amène les enfants à se préoccuper de l'intérêt de chacun au sein du groupe et même à l'extérieur. C'est de cet exercice quotidien que naît l'esprit civique.
 
Le journal mural, moyen d'explicitation des relations internes
 
Freinet applique, dans une intention très précise, la technique qu'il a observée en URSS. Chaque semaine, quatre colonnes sur une grande feuille affichée proposent quatre rubriques: J'ai réalisé; Je voudrais; Je félicite; Je critique. Chaque enfant peut à tout moment s'exprimer publiquement par écrit en sachant que le journal mural sera lu et commenté en fin de semaine lors de la séance de coopérative.
L'avantage est ne pas obliger à traiter à chaud, sauf en cas d'urgence, les décisions et les conflits. Chacun sait qu'il y aura un moment pour cela et le journal mural lui permet de prendre date en évitant de régler ses comptes immédiatement par lui-même.
Des enseignants qui n'ont pas pratiqué cette technique, disent parfois craindre cette mise au pilori de la critique publique. C'est oublier le climat général de dédramatisation des relations au sein de la classe. Le non-dit est toujours plus dangereux que l'interpellation ou la critique ouverte, même et surtout quand l'adulte peut en être l'objet.
 
Le conseil de coopérative, lieu de décision et de résolution des conflits
 
Je pense que le mot "conseil" est un apport de Fernand Oury, si j'en crois sa contribution à la BEM n° 5 L'éducation morale et civique (oct. 60), mais Freinet, qui a rédigé l'essentiel de cette brochure, pratique depuis 1935 ce qu'il appelle la "séance hebdomadaire de la coopérative", décrite dans L'Ecole Moderne Française (II, p. 58 à 60). Le journal mural sert d'ossature principale à la réunion, ce qui n'exclut pas la discussion d'autres problèmes.
Freinet n'a pas connu les développements apportés ultérieurement par F. Oury, dans la cadre de la Pédagogie Institutionnelle, mais on peut penser qu'il aurait conseillé d'éviter tout formalisme. Autant les techniques qu'il préconise créent un cadre institutionnel important, autant l'esprit qui les anime doit rester souple et toujours primer sur la forme.
 
 
 
 

 
Contrôle et évaluation
 
La critique des examens
 
On a vu que Freinet avait demandé en 1937 la suppression de Certificat d'études et son remplacement par un livret scolaire. Il a fait ensuite marche arrière et recherché sa transformation. Mais il n'a pas renoncé à contester le principe de l'examen à tous les niveaux.
Chaque candidat joue en quelques heures une année de travail et parfois une scolarité entière. Certains tentent de justifier ce "quitte ou double" par le côté sportif de l'épreuve, ce qui est fallacieux car aucun sport ne se joue sur un essai unique, en une seule journée de compétition. De quel droit d'ailleurs faire de la compétition sportive le modèle de la formation? Une véritable évaluation ne peut admettre l'aléa de l'émotivité ou d'une méforme momentanée elle devrait être un garant objectif de compétence.
Du côté des enseignants, l'examen favorise le "bachotage". Le but n'est pas l'éducation en profondeur mais la réussite le jour de l'examen, quitte à ce que tout soit oublié dans les semaines suivantes. Cette accusation n'empêche nullement Freinet de "chauffer", dans les deux semaines précédant l'examen, ses élèves se présentant au CEP; il ne veut pas qu'ils soient trop désavantagés par rapport aux autres candidats.
Autre sujet de critique, le jugement global porté à partir de quelques épreuves scolastiques: (l'examen) recalera tel élève qui fait trop de fautes et qui est peut-être une sorte de génie scientifique, il repoussera ce mauvais calculateur dont les aptitudes littéraires ou artistiques sont étonnantes; il méconnaîtra toutes les vertus pratiques, manuelles, constructives ou de débrouillardise qui sont pourtant si décisives dans la société actuelle (E 17, juin 46, p. 333). Autant, dit-il, demander aux candidats au permis de conduire s'ils savent chanter ou connaissent la dactylo. La véritable évaluation objective devrait dresser un bilan fiable des capacités réelles de chaque jeune.
 
De l'obstacle normatif à l'évaluation formatrice
 
Comme toujours, Freinet ne se contente pas de rejeter, il cherche des alternatives. En fait, l'examen évalue si peu de choses, qu'il suffit d'écouter les enseignants du niveau supérieur parler des élèves ou étudiants qui leur arrivent après avoir franchi le barrage. Il s'agit surtout, en fait, d'un rituel servant de justification au système scolaire. Sinon, comment expliquer qu'on ait ressucité dans les années 80, un BEPC disparu parce que totalement obsolète? Mais quoi d'autre pour justifier les années d'études des élèves qui savaient d'avance qu'ils n'iraient pas au lycée? On peut constater que rien n'a été résolu pour autant.
Un autre type d'évaluation serait nécessaire, pour rassurer les adultes, ce qui n'est pas le plus important, mais surtout pour permettre et renforcer la prise de conscience par les jeunes de leur progression dans de multiples domaines. Cette forme d'évaluation ne peut être ni un objectif terminal, ni un temps d'arrêt pour mesurer de façon statique le niveau atteint. Elle devrait être un miroir quasi-permanent de la réussite en marche, avec l'effet incitateur que cela provoque.
 
L'évaluation du plan de travail hebdomadaire
 
Dès l'introduction du plan de travail individuel en 37, Freinet avait renoncé à toute évaluation globale du travail de la semaine, pas plus par une note chiffrée ou une moyenne que par une appréciation (très bien, bien, etc.). En face de chaque activité effectuée, une appréciation; l'ensemble deces appréciations constitue un graphique qui donne le profil scolaire de la semaine pour chaque enfant. De ce fait, nul n'est généralement en échec total, sauf s'il n'a rien fait, mais chacun voit se dessiner aussi ses points faibles à compenser par la suite.
 
Les plans annuels collectifs
 
A la fois pour rassurer les adultes et les enfants, Freinet propose de réaliser des plans annuels contenant les notions incluses dans le programme de chaque discipline, afin de les cocher au fur et à mesure qu'elles ont été étudiées, pas forcément dans un ordre prédéfini, souvent très arbitraire, mais selon les intérêts collectifs du moment.
Plutôt que de tomber dans le formalisme des centres d'intérêts, faussement inspirés de la démarche de Decroly, Freinet conseille des complexes d'intérêt proposant différentes pistes de travail à partir des apports des enfants, à la condition de ne rien systématiser artificiellement.
J'ai retrouvé des notes où il m'avait demandé, à la rentrée de 51, d'indiquer, à partir de points de départ apportés par les enfants, des notions scientifiques pouvant être étudiées à cette occasion. Par exemple, sur des moyens de transport utilisés à l'occasion des vacances, j'avais noté: la transmission du mouvement et le développement pour la bicyclette; la force de la vapeur et la bielle pour la locomotive de l'époque; les moteurs à explosion, les carburants, le freinage, les lubrifiants pour la voiture, etc. Il y avait 12 pages de recherches qui, après mise au creuset coopératif, ont donné lieu à publication.
 
Les plannings personnels des enfants
 
En 1961, Le Bohec annonce qu'il utilise un"planning de lancement" avec les petits. La simple montée d'un cran d'une punaise de couleur au-dessus de son nom, à chaque texte écrit ou à chaque recherche effectuée, visualise la réussite que l'enfant exprime quelquefois par: "ça y est, je décolle!" Avant de connaître le détail, Freinet craint, à cause de la dénomination "planning", un moyen de contrôle rigide et exprime son inquiétude contre ce qui pourrait réintroduire une forme systématique de sanction ou de récompense.
En effet, des enseignants, pour stimuler l'émulation, affichent en abcisse la liste des enfants de même section et, en ordonnée, la liste des fiches (et plus tard des bandes enseignantes). Chacun peut non seulement voir sa progression personnelle mais se situer à côté de ses camarades. L'expérience montre que la progression en ordonnée (montée) est plus stimulante pour les enfants que l'évolution en abcisse (de gauche à droite). Cette technique peut notamment se justifier dans le travail de rattrapage avec des enfants jusque là en échec, mais ne doit pas devenir un objectif éducatif.
Lorsque Le Bohec explique l'esprit et la limite de son "planning" avec les petits, Freinet l'approuve mais souhaiterait une autre dénomination.
 
Les brevets
 
Peut-être Freinet y avait-il déjà pensé avant la guerre mais on n'en trouve aucune trace. La première réflexion semble démarrer pendant la guerre quand des animateurs d'Uriage (qui ne tarderont pas à créer les premiers maquis) questionnent Freinet sur la façon d'évaluer de façon positive des jeunes gens souvent dégoûtés de l'école. Ce dernier recherche des activités vraies mettant en œuvre des savoir-faire tout autant que des connaissances.
Poursuivant sa recherche, il s'inspire de Decroly pour tracer de grands axes d'activités et de Baden-Powell pour définir des épreuves rappelant les "badges" du scoutisme, ce seront les brevets. Par exemple, sur le besoin de conquérir la vie, il énumère le grimpeur, le cueilleur, l'arboriculteur, le fruitier, l'apiculteur, le cueilleur de plantes médicinales, le chasseur d'insectes, le soigneur d'animaux, le collectionneur, le chercheur de pistes, le chasseur, le pêcheur, l'éleveur, le cultivateur, le cuisinier.
De même que le brevet scout de maître du feu demande au candidat de savoir choisir le bon combustible, d'allumer le feu, de l'entretenir, puis, à un second niveau, de l'allumer dans le vent ou sous la pluie, de bâtir un four, Freinet prévoit pour l'arboriculteur: repiquer un arbre avec succès, savoir tailler, réussir une greffe.
Comme il travaille alors à son livre L'Education du Travail, il aimerait traduire, pour tous les besoins fondamentaux des enfants, les travaux-jeux et les jeux-travaux qui s'y rattachent, mais la seconde colonne reste souvent vide. Il supprimera toute distinction et proposera simplement des activités. Il publie l'ébauche de son travail (E 17, juin 46, p. 334).
En mars 48 (E 12, p. 253), il énumère une quarantaine de thèmes avec des brevets obligatoires: Ecrivain, Calculateur, Ecriture, Lecture, Bon langage, Historien, Géographe, Dessinateur, Connaissance des êtres vivants, Hygiène, Chasseur, Eleveur, Ingénieur des végétaux, des minéraux, de l'eau, de l'air, du feu, Agilité. D'autres sont facultatifs: Graveur, Chanteur et musicien, Acteur, Marionnettes, Classeur, Imprimeur, Cueilleur, Apiculteur, Chasseur d'insectes, Explorateur des eaux, Jardinier, Cuisinier, Constructeur, Campeur, Menuisier, Forgeron, Plantes médicinales, Potier, Chauffage, Tisseur, Bricoleur.
 
Les chefs d'œuvre
 
La première mention se trouve (E 11, mars 48,p. 225) dans un compte rendu de Dutech (Basses-Pyrénées), écrit à la demande de Freinet après la lecture de son journal scolaire. Après avoir étudié le Moyen Age, les enfants se sont pris de passion pour l'organisation des corporations, avec les apprentis, les compagnons, les maîtres, et pour les chefs d'œuvre qui permettent d'être admis au niveau supérieur. Presque tous les élèves ont décidé de réaliser un chef d'œuvre, en gardant au début le secret vis-à-vis des copains, mais rapidement en échangeant les idées et les conseils. Pour tous, un travail passionnant (des maquettes, en général) qui a de nombreux prolongements. David (S-et-Oise) reprend aussitôt la balle au bond et signale (E 15, mai 48, p. 318) le même enthousiasme.
Freinet associe désormais chefs d'œuvre et brevets. A la différence du brevet qui est une épreuve précise et codifiée, le chef d'œuvre est plus global, laissant plus de latitude à l'enfant. Néanmoins, Freinet veille au lien entre les épreuves du brevet et le chef d'œuvre qui les couronne. En 1961, il publie des fiches-guides et des tests pour le brevet de calculateur (SBT 96). On peut regretter que ses recherches d'évaluation incitative n'ait pas été davantage poursuivies.
 
La préoccupation des demandes sociales sur l'éducation
 
A de nombreuses reprises, Freinet s'interroge sur ce qu'on pourrait attendre de l'école et, dans ce but, lance des enquêtes, non seulement auprès des jeunes et des parents, mais aussi des employeurs. Que devons-nous produire dans nos classes? Pour quels but? demande-t-il (E 4, nov. 55). En 58, il relance un questionnaire sur L'école face à l'évolution moderne (E 4 et E 5, nov. et déc. 58). Il n'obtient pas toujours des réponses suffisamment représentatives pour être exploitables. Néanmoins sa démarche mérite d'être soulignée , elle montre son refus de l'isolement de l'école dans un cocon.
 

Le travail individualisé
 
Les fiches-guides
 
Des fiches-guides sont proposées aux enfants pour des recherches personnelles et la préparation de conférences. Certaines sont réalisées à la demande par le maître en tenant compte du contexte (matériel, documentation, lieux ou personnes à consulter) et du niveau de l'enfant. D'autres, utilisables partout, sont publiées dans L'Educateur  et éditées plus tard en supplément à la BT ou en séries comme pour le FSC.
 
L'autocorrection
 
Les fichiers autocorrectifs
 
Dès les années 30, la CEL avait publié des fichiers de problèmes et d'opérations. Après la guerre, on complète la gamme des niveaux (du cours élémentaire à la classe de Fin d'études): 9 en calcul et 3 en grammaire et conjugaison.
 
Les cahiers autocorrectifs
 
Dans les classes surchargées, le travail autocorrectif est le seul moyen de diversifier les groupes de travail et de permettre à l'enseignant de s'occuper d'un groupe restreint, pendant que les autres s'occupent utilement. Mais l'obligation pour chaque enfant de se déplacer, pour aller chercher la correction ou la fiche suivante, pose des problèmes de bruit et d'espace. C'est à la demande des classes de villes que sont édités par la CEL, à la fin des années 50, des cahiers autocorrectifs individuels où l'enfant écrit directement ses réponses. Ils sont une version allégée des fichiers d'opérations (10 cahiers allant du CP au CM2). Les corrections se trouvent sur une double page amovible que les enseignants soupçonneux peuvent mettre à part, ce qui les priverait pourtant du principal bénéfice de l'autocorrection: la responsabilité.
Une innovation: après avoir corrigé chaque séquence (correspondant au contenu d'une fiche), l'enfant coche le résultat. Feu vert si tout est bon, feu orange s'il a fait une ou deux erreurs, feu rouge avec recours au maître s'il y a davantage d'erreurs, signe qu'une explication est nécessaire.
 
Les avantages du travail autocorrectif
 
Tout en libérant l'enseignant d'une partie de ses élèves qui travaillent seuls sans avoir besoin de faire corriger à tout moment leurs résultats, le fichier autocorrectif libère surtout chaque élève de la tutelle de l'adulte. Par un apprentissage progressif de l'autonomie, il dirige seul son travail à son rythme et la confiance qui lui est faite est rarement trahie. Il sait d'ailleurs que, périodiquement, des fiches tests à faire corriger par le maître vérifieront la réelle assimilation des difficultés; celui qui aurait été tenté de consulter les réponses avant d'avoir cherché, serait incapable de répondre au test final de la séquence.
Le changement d'attitude est particulièrement net avec les enfants en refus scolaire. Libérés de la contrainte extérieure qui les avait paralysés, ils se livrent parfois à une compétition contre eux-mêmes et il faut alors leur rappeler qu'il existe d'autres occasions de réussite.
C'est ce qui motive l'opposition que leur témoigne Elise Freinet quand elle écrit à P. Le Bohec (lettre du 21 nov. 61): Ne crois pas qu'il faut être à 100 % Techniques Freinet. Moi je ne suis pas à 50 % disciple de Freinet et résolument je suis depuis toujours l'adversaire des fichiers de calcul et d'orthographe.
En 1962, Freinet publie (BEM 13-14, p. 140) l'avis de R. Delchet, directeur du Laboratoire de Pédagogie expérimentale de l'Université de Lyon, qui, après cinq années de contrôles scientifiques sur l'application comparée des fichiers autocorrectifs et des exercices des manuels, affirme la supériorité marquée des premiers: Non seulement le fichier autocorrectif est un outil pédagogiquement rentable, mais son emploi a, pour l'enfant, des conséquences psychologiques trop souvent méconnues. En répondant aux besoins de l'élève, à l'exercice de sa propre expérience et en favorisant une prise de conscience objective de ses lacunes, il devient un facteur d'émulation et de progrès. L'individualisation de l'enseignement, ainsi comprise, respecte les rythmes particuliers du travail scolaire. Rares sont les techniques d'apprentissage qui permettent de mener de front instruction et éducation avec fruit. Le fichier autocorrectif, soigneusement dosé, permet de résoudre ce problème pédagogique difficile. Il est donc, pour nos classes, un instrument de progrès fondé sur les principes essentiels de la psychologie de l'enfant et sur ceux de son affectivité. C'est une technique humaine qui ne peut que rapprocher maître et élèves par la confiance réciproque.
 
Vers la programmation
 
La boîte enseignante
 
Au début des années 60, on parle aux Etats-Unis de machines à enseigner qui pourraient, dit-on, bouleverser les méthodes de formation. Un psychologue behavioriste, Skinner, prétend que la programmation permet à n'importe qui d'apprendre tout ce qu'on voudra lui proposer. Freinet se méfie de ce type de conditionnement, de la même façon qu'il avait critiqué le "taylorisme pédagogique" américain des années 20. Néanmoins, comme toujours, il pense que c'est en s'appropriant les aspects positifs d'une démarche contestable qu'on peut le mieux contrecarrer ce qu'elle contient de nocif.
L'encombrement et le coût des machines exclut un tel type d'application dans les écoles publiques françaises. Freinet recherche donc un moyen simple de permettre la programmation de certains apprentissages. Il faut pour cela des séquences cohérentes composées d'items courts, suivis chaque fois de leur correction.  La fiche contient un trop grand nombre d'épreuves, la page de cahier également; un format nettement inférieur serait souhaitable.
Il est possible que Freinet ait vu reproduits des exemples de déroulement de programme derrière une vitre, dans certains prototypes de machines américaines. Toujours est-il qu'il adopte l'hypothèse d'une bande de papier se déroulant comme un film et présentant tour à tour une question simple et sa réponse. Il fait bricoler, par l'atelier de menuiserie de la CEL, un boîtier en bois avec deux bobines permettant de dérouler la bande devant une fenêtre de 13 cm sur 7. Il veut faire immédiatement breveter son invention qu'il croit appelée à un important développement. Assez rapidement est réalisé un modèle de boîte enseignante en matière plastique.
 
Les bandes enseignantes
 
Mais le problème principal est de constituer des programmes pour cette modeste boîte enseignante. En octobre 62, Freinet écrit confidentiellement à Beaugrand pour lui faire part de son projet et lui demander de concevoir le contenu des premières bandes. Dès qu'il est certain que des concurrents ne pourront plus s'emparer commercialement de son idée, il annonce aux militants la création de la boîte enseignante (E 10, fév. 63) et propose aux volontaires de l'expérimenter avec des bandes de leur conception ou d'exemplaires ronéotés qu'il enverra.
Aux journées d'été suivantes, il met toute la pression pour que les militants présents à Vence mettent au point, en s'inspirant des fichiers précédents, une série de bandes baptisées: Cours de Calcul couvrant toute la scolarité primaire (il y en aura 120 au total). Le résultat se ressent de cette précipitation et il faudra rapidement envisager d'autres éditions mieux réfléchies.
On imagine mal les problèmes techniques posés par l'édition des bandes. D'abord, pour différencier les demandes et les réponses (dans les fichiers, elles sont de couleur différente), il faut imprimer sur la bande des plages jaunes (réponses) alternant avec les plages blanches (demandes). Une machine spéciale est conçue pour recevoir un énorme rouleau de papier de 13 cm de large qui se déroule sous un rouleau encré jaune qui appuie sur 7 cm puis se retire sur les 7 cm suivants. L'enroulement du papier imprimé doit tenir compte du diamètre croissant et oblige à prévoir une sorte de différentiel inexistant sur les rotatives de presse dont le papier imprimé est immédiatement découpé et plié.
Ce rouleau est ensuite débité en bandes mesurant 3, 25 m de long. Il n'existe aucune presse à imprimer de ce format. Freinet est amené à innover avec l'aide des techniciens de la CEL, ce qui aboutit à une machine presque surréaliste. Entre deux rails, est disposée la totalité de la composition typographique de la bande (textes et clichés d'illustration): en-tête et titre, 18 demandes alternant avec 18 réponses, plus un test final. A une extrémité, la bande, enroulée sur son axe de plastique, est déroulée et pressée sur la composition par un petit chariot précédé d'un rouleau encreur. Arrivée en fin de course, elle est enroulée à nouveau. Un réglage permet de faire coïncider les réponses avec les plages jaunes. C'est incroyablement ingénieux.
Le problème, crucial en imprimerie, c'est le temps d'impression de chaque bande qu'il a fallu auparavant bobiner et calibrer. La manipulation et la lenteur d'impression sera cause de l'abandon de cette machine, quelques années plus tard, mais elle aurait mérité une place dans un musée des inventions techniques.
 
Freinet contre Freinet?
 
Freinet croit fermement à l'importance de la programmation pour renforcer la transformation pédagogique qu'il a amorcée. A 66 ans, il se sent talonné par le temps et veut aller vite. La société SATF (qui lui appartient personnellement en dédommagement de la dette de la CEL à son égard) réalise les bandes enseignantes, ce qui lui évite de demander l'aval du CA de la CEL avant de se lancer dans l'aventure.
Ne reculant devant aucune audace, il baptise Centre international de Programmation de l'Ecole Moderne l'équipe de militants qui collabore aux bandes, sous prétexte qu'elle comprend des Belges et des Suisses. Désormais, il estime que l'ensemble du mouvement doit se mettre à l'heure des bandes enseignantes qui ont le double avantage d'ouvrir sur la programmation (ce qui positionne la pédagogie Freinet à l'avant-garde scientifique) et de proposer un outil utilisable partout (ce qui débouche sur une pédagogie de masse).
Mais c'est compter sans certaines résistances. Celle d'Elise, en premier lieu; il paraît qu'elle a jeté un jour par la fenêtre cette boîte enseignante qu'elle juge encore plus dangereuse que les fichiers autocorrectifs. Au congrès d'Annecy (Pâques 64), tandis qu'une majorité de militants est prête à suivre Freinet, certains avec enthousiasme, d'autres par confiance en son flair pédagogique habituel, un front "anti-bandes" est animé par Paul Delbasty et Madeleine Porquet, ce qui donnera lieu à des discussions passionnées.
Ce n'est pas la première fois que des divergences se révèlent entre militants et cela constitue un excellent stimulant de la réflexion et de l'action. L'événement nouveau, c'est que certains semblent croire Freinet en train de trahir la méthode naturelle et le tâtonnement expérimental dont il est pourtant bien placé pour connaître la valeur. Se transformerait-il soudain en méchant Monsieur Hyde qui viendrait, par derrière, démolir l'œuvre du bon Docteur Célestin?
Qu'il y ait, dans sa pédagogie, une dialectique d'éléments antagonistes, on ne peut le nier, c'est ce qui fait sa richesse et sa dynamique. Par contre, si l'on suit attentivement le droit fil de son action, les outils autocorrectifs programmés ne sont nullement en opposition avec la démarche naturelle. Les techniques d'apprentissage autonome permettent, en libérant de la hantise des résultats, d'aller vers une plus grande audace pédagogique dans les activités de création et de recherche, stimulées par les échanges. Bien entendu, Freinet ne croit à aucun moment que l'autocorrection suffit à transformer la classe, mais elle est un élément important de libération des enfants et des éducateurs.
 
Les prolongements de l'expérience
 
Freinet consacre deux livres à ce sujet. Le premier, publié en septembre 64, est intitulé Bandes enseignantes et programmation (BEM 29-32). Le second: Travail individualisé et programmation (BEM 42-45) est écrit en collaboration avec Maurice Berteloot, alors professeur de 3e dans un collège de Liévin (P.-de-Calais), qui raconte sa pratique de travaux programmés en Physique. Son édition n'est terminée qu'après la mort de Freinet.
Ces livres présentent des exemples des séries de bandes publiées. La plus réussie est L'atelier de calcul mis au point par M. Beaugrand et permettant une expérimentation approfondie des différentes mesures. D'autres séries sont réalisées pour le français, les sciences, l'histoire, la géographie, les travaux pratiques.
 
Les limites de la boîte enseignante
 
Si le principe de cette minuscule machine à enseigner est très ingénieux, il s'est heurté à plusieurs difficultés. La place nécessaire pour entreposer plusieurs boîtes pour chaque élève, dans la mesure où l'on ne peut démonter la bande de calcul quand on veut passer à la grammaire ou à une recherche de science. Cette difficulté est insurmontable dans les classes secondaires où les élèves n'occupent pas en permanence la même salle.
Le prix de revient des imprimés est tributaire de leur tirage, or l'impression en offset, beaucoup plus rapide, permet d'abaisser les coûts. Mais il faut alors opérer le collage de morceaux de bandes pour atteindre la longueur exigée.
Ces problèmes amèneront à substituer aux bandes des livrets programmés de petit format, solution qui avait été adoptée dès le début par R. Favry pour la littérature au second cycle.
Avec le développement des micro-ordinateurs, l'informatique pose différemment le problème de l'enseignement programmé. Mais rien ne montre que la recherche de Freinet soit devenue obsolète. Comme souvent, elle n'a fait qu'anticiper, mais elle permet aussi de tempérer l'enthousiasme (ou la crainte) du néophyte qui pourrait croire que l'informatique et la télématique permettront un jour de se passer d'éducateurs.
 
 

La passion documentaire
 
Freinet, encyclopédiste de l'école
 
Dans les années 60, l'universitaire Jean Vial a écrit que la collection BT était la plus importante aventure éducative depuis la grande encyclopédie de Diderot. Certains trouveront peut-être la comparaison exagérée, elle oblige néanmoins à reconsidérer la tradition qui catalogue Freinet uniquement comme un éducateur rousseauiste, à cause de l'influence incontestable de L'Emile  sur sa pédagogie. Il faut se méfier de la manie de l'étiquetage réducteur: la volonté de Rousseau de protéger l'enfant de l'influence corruptrice de la société est étrangère à Freinet, tout comme la pédagogie du préceptorat.
Si l'on examine les philosophes du XVIIIe siècle, le matérialisme de Freinet, sa rupture définitive avec le dogmatisme et la logique mécaniste le rapproche également beaucoup de Diderot. Comme, personnellement, je ne l'ai jamais entendu se référer au chef de file des Encyclopédistes, je ne peux évoquer une filiation, mais tout au moins une convergence, au sens évolutionniste du terme. Un fait est là: Freinet s'affirme comme encyclopédiste de l'enfance.
La notion même d'encyclopédisme est généralement perçue de façon péjorative, à cause des programmes imposés, si prétentieux qu'ils sont rarement appliqués et plus rarement encore assimilés par les élèves. De façon absurde, cette encyclopédisme-là naît du cumul des exigences, soi-disant minimales, de chaque spécialité, alors que ce sont des non-spécialistes cultivés qui devraient aider à définir le minimum indispensable.
A l'inverse de ce non-sens pédagogique, l'encyclopédisme de Freinet est l'élargissement maximal du champ d'exploration offert à la curiosité des enfants. Ceux qui l'ont vu faire classe ont sans doute été frappés comme moi par le nombre de pistes de recherche qu'en dialoguant avec les enfants, il ouvrait en quelques minutes à partir d'une question posée ou d'un texte libre. A ceux qui étaient effarés à l'idée de devoir exploiter toutes ces pistes, Freinet rappelait qu'il n'était pas question d'en faire l'exploitation systématique. Il se contentait d'indiquer approximativement une sorte de topographie exploratoire du sujet et de faire consigner sur le journal de bord ce qu'on venait de noter au tableau. Des enfants pourraient, s'ils le voulaient, étudier telle ou telle de ces pistes. Et il ajoutait:  Si certains ne savent pas quoi faire pour leur plan de travail, peut-être pourront-ils y trouver des idées. Et puis, de toute façon, ils auront eu au moins une fois l'occasion de comprendre  qu'il existe un lien entre tous ces éléments.  Cela n'a pas pris beaucoup de temps et laisse au moins autant de trace qu'une belle leçon.
Le problème était de pouvoir fournir aux enfants intéressés par l'une de ces pistes de travail, les moyens d'étancher leur curiosité, d'où le besoin d'une abondante documentation à leur portée.
 
Le chef d'un orchestre de violons d'Ingres
 
Actuellement les ouvrages utilisables par des enfants ne manquent pas, bien qu'ils ne leur permettent pas souvent de travailler sans être étroitement guidés. Du vivant de Freinet, tout reste à créer.
La critique du système des manuels ne fait pas rejeter les meilleurs d'entre eux, à condition qu'ils restent limités à la bibliothèque de travail de la classe. De même, on conseille les achats les plus judicieux d'ouvrages utiles. Mais, pour répondre aux besoins, pas d'autre solution que d'éditer coopérativement la documentation qui manque. La CEL s'y attelle en publiant jusqu'à 30 BT par an.
Comme il faut réduire au maximum les coûts tout en répondant aux besoins des classes, la solution est de faire appel aux militants enseignants ou à des sympathisants. La compétence est certes très inégale d'un auteur à l'autre, mais le génie de Freinet est d'utiliser au maximum les passions personnelles de nombreux collègues qui se révéleront de très sérieux amateurs dans leur domaine de prédilection (botanique, entomologie, histoire locale, préhistoire, folklore, etc.), d'autant plus qu'ils savent s'appuyer sur les critiques et les conseils des meilleurs spécialistes.
Il est impossible de citer tous les participants de l'aventure, d'autant plus qu'il faudrait ajouter aux auteurs, les enseignants des classes qui ont expérimenté chaque projet avant édition, signalé les difficultés, les questions sans réponse, proposé des ouvertures, des compléments. Au total, des centaines de collaborations du vivant de Freinet (des milliers ensuite). Mais on ne peut passer sous silence les noms de participants réguliers sans qui la collection ne serait pas devenue ce qu'elle est. Nous avons déjà évoqué Carlier qui a marqué de son sceau d'archiviste dessinateur le domaine de l'histoire, tandis que Samson a fait revivre à travers les siècles le petit village du Coudray-St-Germer (Oise). Lobjois et Hébras s'illustrent dans la préhistoire, tandis que Deléam (Ardennes) est un infatigable historien. De nombreux sujets de caractère géographique sont traités par Faure (Isère), Buridant, G.M. Thomas, G.J. Michel, Péré, Gaillard, Bélis. Une mention spéciale à Lagrave qui alimente en projets sur l'Afrique (il publie également dans sa Lozère natale, un petite collection destinée aux écoliers africains). Les naturalistes sont: Vovelle (E. et L.), Jean-Baptiste (Nièvre), Rivet, Paumier, Maillot, Chatton (Ht-Rhin), Bouche et Bernardin (Hte-Saône), Fève (Vosges), Delbasty (Lot-et-G.). De leur côté, Guillard (Isère), Jaegly (M. et M.), Tétrot (S. et M.), Guidez (Dx-Sèvres) travaillent principalement sur la physique et les techniques. Dechambe (Hte-Vienne) et Leroy (Aisne) se spécialisent dans les travaux et traditions populaires. Mais, devant l'impossibilité de transformer ce chapitre en annuaire, il est injuste de ne pouvoir citer les innombrables participants de cette œuvre collective.
 
La dualité fiches documentaires et brochures
 
On a vu précédemment les difficultés de commercialisation du fichier scolaire coopératif (le FSC). Malgré ces difficultés, Freinet tient à en poursuivre l'édition après la guerre, d'une part dans chaque n° de L'Educateur, d'autre part en souscription sous forme de séries cartonnées. L'intérêt pédagogique de ces fiches est leur souplesse d'utilisation immédiate. A propos d'un texte sur un nid d'oiseau, il est rare qu'on dispose d'un nombre suffisant de brochures ou de livres pour satisfaire rapidement cette demande. Par contre, il est possible de distribuer aux enfants qui le désirent des fiches sur différents types de nids et divers oiseaux. Les enfants peuvent les échanger entre eux après lecture.  
Mais le problème commercial reste insoluble, il est impossible de tenir à jour la collection du FSC. Freinet s'acharne néanmoins et poursuit l'édition, jusqu'à ce que la BT ne s'impose comme unique support documentaire. Comme le FSC est un gouffre financier, il décide en 53 de faire un tri pour le ramener à 700 fiches, puis envisage sa suppression. Certains enseignants veulent bénéficier malgré tout de la souplesse des fiches, aussi souscrivent-ils plusieurs abonnements pour découper l'un des exemplaires en feuilles séparées, mais le texte de la brochure ne se prête pas toujours à cet éclatement.
 
Avantages et limites d'une documentation modulaire
 
Le fait de pouvoir proposer à l'enfant le document (fiche ou brochure) qui correspond à son questionnement est un atout très important. Freinet répète souvent: Le jour où nous disposerons d'un document répondant à chaque demande d'un enfant, la façon de travailler en classe sera totalement transformée.
Néanmoins, on doit se rendre compte que l'empilement de documents monographiques qui constituent la plus grande partie de la collection BT, ne répond pas à tous les besoins, car cela se limiterait à une vision mosaïque des problèmes. C'est ainsi que la lecture de plusieurs BT sur le champagne, un vignoble bordelais ou angevin, ne suffit pas pour comprendre les problèmes de la vinification, de la production et du marché vinicole.
Dès le début, on recherche des outils documentaires donnant une vision plus large, tels les atlas botaniques et outils de détermination des champignons, des fossiles, des oiseaux, des insectes. De même, les BT Histoire de... dépassent le point de vue ponctuel. Ce besoin d'un regard transversal des sujets ne cesse de se poser.
 
L'obligation réglementaire du magazine
 
L'administration continue de pourchasser les périodiques qui n'en sont pas vraiment. On a vu les mises en question injustifiables concernant les bulletins pédagogiques et les journaux scolaires. Dans le cas de la BT, malgré le caractère périodique de la parution, on ne peut contester qu'à l'époque, il ne s'agit pas d'une revue mais d'une brochure à sujet unique, considéré comme un objet de librairie et soumis au tarif postal nettement plus coûteux des imprimés.
Devant l'exigence administrative, Freinet répond d'abord en consacrant trois des pages de couverture à des petits textes censés donner à la brochure un caractère de magazine. Puis des pages complémentaires enroberont le texte de la brochure. Mais, progressivement les exigences se feront plus grandes et la part du reportage principal sera limitée en pourcentage de surface, obligeant à compléter celui-ci par des articles différents dont certains devront être signalés en couverture.
 
Une tentative périlleuse d'élargissement de la diffusion
 
Après avoir longtemps cherché en vain une ouverture du côté de SUDEL (la maison d'édition du Syndicat National des Instituteurs), Freinet décide en 56 de se rapprocher des éditions Rossignol à Montmorillon (Vienne) et de leur confier l'édition de la BT. L'augmentation espérée du nombre d'abonnés permet de publier des illustrations en couleur. Les premiers numéros parus sont un peu décevants car les couleurs sont criardes, mais il sera toujours possible d'améliorer le résultat.
Après 6 numéros, c'est le drame: l'éditeur a pris en même temps d'autres risques et se trouve soudain en graves difficultés financières. Les abonnés de la BT risquent de ne plus recevoir leur revue, ce qui serait catastrophique pour l'avenir. Freinet doit rapatrier à l'édition à Cannes. Il lance un appel à ses militants pour qu'ils prêtent l'argent nécessaire à la continuité de la revue.  Grâce à l'influence de son directeur, Louis Cros, l'IPN achète un certain nombre de BT pour les diffuser gratuitement dans les classes. Finalement le pire a été évité.
 
Un supplément pour la BT
 
Le volume restreint de la brochure BT ne permet pas d'inclure de nombreux textes d'auteurs, des conseils de travaux pratiques (expériences, maquettes, etc.). En 57, est lancé un supplément qui s'appellera SBT apportant tous ces documents qui ne pouvaient trouver place dans la BT. Certains n° sont consacrés à l'étude systématique de périodes historiques et porteront le nom de Cours d'Histoire de l'Ecole Moderne.
 
La documentation pour les petits
 
Au début, on a pensé surtout aux besoins des plus grands (Cours Moyen et Fin d'études) , mais il existe une forte demande pour les plus jeunes lecteurs, notamment dans les classes uniques où ils cohabitent avec leurs aînés. On résoud un moment le problème avec quelques numéros annuels réservés au Cours Elémentaire. Il s'agit surtout de vies d'enfants dans divers milieux. Mais cela n'est qu'une demi-solution car, si les grands peuvent lire les BT pour petits, ils ne les apprécient pas toujours.
Des tentatives diverses sont faites, tel un prototype de mini-BT sur les cigognes. On publie en décembre 56, deux brochures intitulées Bibliothèque enfantine qui tiennent plus du texte de lecture que du reportage documentaire (le titre de collection sera réutilisé plus tard pour des brochures de lecture pour le Cours Préparatoire). De 63 à 65, lors du réaménagement de La nouvelle Gerbe, certains numéros thématiques (oiseaux, insectes, Afrique du Nord) sont de petites BT, mais la solution n'est pas jugée viable. La seule réponse au problème serait la création d'une collection documentaire pour petits qui soit l'équivalent de la BT.
En 65, l'étape décisive est franchie avec le lancement de BT Junior qu'on appellera aussitôt BTJ. Par manque de projets suffisants, certains des premiers numéros sont l'adaptation pour le CE de sujets édités dans la collection BT. C'est ainsi que Patrick, enfant d'Irlande, Les guêpes et d'autres BT connaîtront deux versions. Mais rapidement, la perspective d'une collection continue alimente en projets nouveaux et BTJ ne publiera désormais que des sujets originaux.
 
D'autres extensions
 
Nous parlons ailleurs de la BT Sonore, création originale de la commission Techniques Sonores en 1960. A cet époque, commence à se poser le même problème de niveau pour l'enseignement secondaire. Si les classes de 6e et 5e peuvent sans problème utiliser les BT correspondant à leurs besoins, il n'existe rien d'équivalent pour leurs aînés. Ce n'est qu'après la mort de Freinet, en 68, qu'une collaboration avec les CRAP permettra la création de BT2.
A partir de là, une redistribution des territoires s'effectuera : BT aura tendance à s'orienter plus particulièrement vers le collège, BT2 vers le lycée, alors que BTJ sera l'outil documentaire de l'école primaire. Pour répondre aux besoins des lecteurs débutants seront créés plus tard J Magazine  puis Grand J.
 

 
 
Les secrets d'une œuvre audiovisuelle
 
Nous avons vu, dans les années 20 et 30, l'intérêt porté par Freinet et ses compagnons aux techniques audiovisuelles (cinéma, radio, disques). Après la guerre, le problème du film de petit format est bouleversé par la disparition du 9,5 auquel Freinet et les anciens utilisateurs du Pathé-Baby sont restés attachés. Le format 8 mm va s'imposer. Freinet voudrait que l'on recherche un projecteur qui rappelle les qualités du Pathé-Baby; Couespel et Bernardin étudient le problème. Fonvieille propose de s'en tenir aux appareils du marché, à grande diffusion, mais Freinet lui objecte (CP 9, 22-11-52) qu'il faut obtenir avant tout: facilité de manoeuvre par les enfants, indéréglabilité, solidité à toute épreuve, qualité de projection, autant que possible bon marché mais pas au détriment des autres conditions.
En attendant, on se tourne vers la projection d'images fixes en noir et blanc sur film de 35 mm qui se répandent alors dans les écoles. Certains films fixes sont publicitaires (des firmes commerciales proposent gratuitement des sujets liés à leurs produits: par ex. les dents par une marque de dentifice, la vue et la lumière par un fabricant d'ampoules électriques) ou classiquement pédagogiques (un film fixe sur la Loire ou Napoléon).
Freinet tient à ce que le film fixe ne soit pas un ridide cours magistral en images, aussi recommande-t-il des bandes courtes d'une douzaine d'images. Mais avec l'amorce de début et de fin, le prix de revient est trop coûteux, en comparaison des productions commerciales de 36 vues. Après quelques prototypes (le pin maritime, les maisons africaines, l'enfant vietnamien), le projet est abandonné. La souplesse des documents projetables ne sera apportée par la suite que par les diapositives.
L'édition de disques continue (en 78 tours, puis en 45 tours), notamment des chants et des danses folkloriques, ainsi que quelques chants spontanés et musiques d'enfants.
 
Le soutien officiel aux techniques audiovisuelles
 
A partir de 1950, des structures officielles sont créées pour le développement des techniques audiovisuelles dans l'enseignement au sein du Centre National de Documentation Pédagogique, avec la Radio-Télévision Scolaire (RTS) et le Centre Audiovisuel de Saint-Cloud. Ce serait l'occasion dutiliser l'expérience et le dynamisme des enseignants de l'ICEM. C'est faire peu de cas du caractère stérilisant des hiérarchies de l'Education Nationale. On y proclame haut et fort que la révolution pédagogique du second demi-siècle sera fondée sur l'audiovisuel, mais on évite strictement toute remise en question de la pédagogie dogmatique traditionnelle. Dans cette perspective, les techniques audiovisuelles sont considérées uniquement comme des moyens de démultiplication du schéma pédagogique ancien: documents visuels ou sonores appuyant le cours magistral, voire une nouvelle distribution de cours magistraux par le biais de la radio ou de la télévision. Cette erreur fondamentale de stratégie explique qu'il reste aujourd'hui si peu de résultats des expériences officielles des trois premières décennies d'après-guerre.
 
Les limites de l'audiovisuel de consommation
 
Cela ne signifie pas que les militants de l'ICEM aient rejeté ce qui leur était proposé. Les classes pratiquant la pédagogie Freinet ont souvent été les principales utilisatrices régulières des documents disponibles (diapositives, disques, films) prêtés par les Centres Régionaux ou Départementaux de Documentation Pédagogique. Quelques personnes (comme Perriot, Bélis) se trouvent un moment à l'intersection de la structure audiovisuelle officielle et du mouvement, mais cela ne résoud pas le problème de fond.
Les productions proposées relèvent du schéma classique: des auditeurs ou téléspectateurs passifs sont soumis à un flux que seul peut contrôler l'enseignant. Ce n'est même pas le cas pour la RTS qu'il faut prendre ou laisser à l'heure imposée par les programmes, à  une époque où l'on ne peut même pas programmer l'enregistrement automatique en vue d'une utilisation ultérieure. Ce problème n'est toujours pas résolu en 1995 avec la 5, compte tenu de l'interdiction de diffusion publique des programmes enregistrés.
De plus, les problèmes d'installation matérielle, d'obscurcissement, d'acoustique obligent à toute une préparation préalable, avec tous les aléas de disponibilité des appareils, de bon fonctionnement des prises, etc. On organise l'audiovisuel comme on prépare un spectacle, ce qui explique l'échec quasi-complet de cette stratégie.
Les enseignants les plus traditionnels ont essentiellement confiance en l'efficacité de l'explication orale magistrale et refusent de perdre du temps avec le fonctionnement parfois aléatoire des équipements collectifs. Ils peuvent faire vertu de leur conservatisme en affirmant que les enfants passent déjà trop d'heures devant les images (fixes des bandes dessinées ou animées de la télévision) ou sous le flot de la radio ou du tourne-disques, symboles du moindre effort. C'est hélas! peu contestable, mais mériterait une autre remise en question de la passivité: celle engendrée par le système scolaire.
 
Le choix fondamental de l'échange
 
A l'intersection de la diffusion audiovisuelle et de l'échange, signalons la présence, non exclusive, de militants du mouvement dans des ciné-clubs de jeunes ou des télé-clubs en milieu rural, à l'époque où les téléviseurs sont encore trop chers pour les familles modestes. A noter également, dès les années 50, des tentatives très intéressantes de radio en circuit fermé dans un établissement (par ex. Pierre Guérin à l'aérium de Chanteloup), prémonition des certaines radios associatives de la bande FM, trente ans plus tard.
Le choix déterminant est celui de l'échange avec des correspondants lointains qui avait commencé avec les imprimés, les lettres et les voyages-échanges. Lorsque Raymond Dufour (Oise) annonce en séance de congrès qu'on échangera bientôt des messages sonores, comme on envoie des imprimés et des lettres, certains de ses amis pensent peut-être qu'il a trop d'imagination, mais Freinet est certain que l'avenir lui donnera raison. Et les tentatives se multiplient sur disque de cire (1949), sur magnétophone à fil (1950) et enfin sur bande magnétique (1952). Mais au début, le matériel est trop coûteux et surtout trop délicat pour être mis dans les mains des enfants (et bien souvent de leurs instituteurs).
 
La rencontre déterminante d'un éducateur et d'un technicien
 
Ce qui provoque rapidement une mutation du problème est la rencontre, à Sainte-Savine (Aube) où ils habitent tous deux, de Pierre Guérin, l'un des animateurs de la commission "Radio-Magnétophone", avec Gilbert Paris, artisan radio-électricien qui conçoit et fabrique des magnétophones. Le premier pose les problèmes des classes et le second s'efforce avec beaucoup d'ingéniosité de leur trouver une solution. La collaboration commence avec la conception d'un robuste électrophone permettant de sonoriser correctement aussi bien une classe qu'une salle des fêtes de village. Cet appareil est diffusé par la CEL.
En 1953, c'est la création du magnétophone-électrophone Parisonor permettant à la fois de passer des disques, d'enregistrer ou d'écouter des bandes magnétiques. C'est astucieux mais un peu encombrant. La réussite définitive sera la sortie, en 1955, d'un magnétophone robuste de qualité indéniable qui permet le montage des bandes magnétiques. De plus, il est capable de lire et d'enregistrer facilement dans les différents standards, ce qui est la condition essentielle pour l'échange, à cause de la diversité des normes internationales précisant le positionnement des pistes sur la bande. Ce multistandard CEL équipera des centaines de classes et sera diffusé jusqu'en 1970.
Cette collaboration serait déjà très riche, mais elle s'accompagne d'une action conjointe de formation des enseignants (12 à 14 jours pendant les vacances d'été). La rigueur pédagogique de Guérin se renforce de la rigueur technique de Paris. Ce dernier montre que dans une chaîne d'enregistrement ou de reproduction, le résultat final correspond au maillon le plus faible (micro, prise de son, enregistrement, amplification, hauts parleurs) et qu'en conséquence la qualité de chaque chaînon doit être choisie avec soin.
En assistant à un stage audiovisuel dont tous deux assurent l'animation, on ne sait plus lequel est le pédagogue ou le technicien, tellement leurs exigences mutuelles se conjuguent et s'imbriquent. Assez rapidement, sous l'effet de cette formation efficace, c'est tout un groupe de camarades compétents qui dirigent les animations des stages, les prises de son et les montages, une équipe soudée qui œuvrera pendant 40 ans. Il faut souligner que près de la moitié sont des femmes de tous âges, ce qui prouve que, contrairement aux idées reçues, celles-ci n'ont aucune prévention contre les matériels techniques si on leur propose la formation nécessaire pour les maîtriser.
Dans de nombreuses classes, on se met donc à enregistrer dans de bonnes conditions des instantanés sonores, des débats, des enquêtes sur le terrain, des souvenirs d'autrefois, des rêves d'avenir et l'on échange tout cela avec les correspondants.
Subsiste le problème de l'enregistrement à l'extérieur pour lequel n'existait que la Nagra des professionnels. Il sera résolu par G. Paris en améliorant nettement les performances d'un type de  minicassette et en conseillant l'utilisation d'un micro extérieur de qualité, adapté aux conditions de prise de son mobile et réalisé par un constructeur spécialisé.
L'existence d'un matériel satisfaisant pour un prix raisonnable permet alors la réalisation d'un rêve des enseignants: permettre aux jeunes de "lire et écrire" l'audiovisuel et les formes orales, comme on leur apprend à pratiquer et à analyser la langue écrite. Comme le dit P. Guérin: La pratique d'une technique de communication permet de la démystifier, de la démythifier, de la maîtriser avec lucidité, pour s'exprimer et décoder correctement les messages des autres.
Au cours des stages, des ateliers Photo initient également les enseignants à la prise de vue, au développement des diapositives noir et blanc et couleur. Ils peuvent ainsi maîtriser tous les éléments permettant aux enfants d'utiliser l'audiovisuel en situation authentique de communication.
 
La rencontre des professionnels de la radio
 
Autre chance qui n'est pas due au hasard, la rencontre de Jean Thévenot, journaliste, producteur d'émissions culturelles sur la deuxième chaîne de la "Radio-Télévision Française". Celui-ci se passionne pour les initiatives des amateurs qu'il appelle Chasseurs de Sons  dont il diffuse les meilleures réussites dans ses émissions Aux quatre vents de la radio nationale. Il témoigne, devant les "tranches de vie" saisies par les enfants, un enthousiasme rappelant l'intérêt de Barbusse et Romain Rolland pour les premiers textes libres de la classe de Freinet. Il en montre l'importance humaine, sociologique et rapidement historique.
Il rappelle l'exigence des gens de radio qui ne se contentent pas d'un document bien enregistré, mais le structurent par montage pour le rendre communicable, en éliminant les répétitions, les détails inutiles, tout en respectant scrupuleusement la pensée qui s'est exprimée.
On apprend donc à faire du montage, à couper de la bande pour aboutir au message épuré et percutant. Les classes et les enseignants participent aux concours des Chasseurs de Sons, dont les prix fournissent du matériel et des bandes magnétiques, ce qui sont les bienvenus. Et surtout, quelle valorisation que d'entendre sur une chaîne nationale et même dans toute la communauté radiophonique de langue française, ce qui n'était jusque là diffusé qu'aux correspondants!
Il faut insister sur la mutation des statuts dans la situation d'interview. La petite fille qui interroge sa grand-mère sur la façon dont elle élève ses oies et fabrique sa charcuterie, change instantanément de statut: elle n'est plus tellement sa petite fille que l'intercesseur entre la grand-mère et le public, celui de la classe d'abord, des correspondants plus ou moins nombreux ensuite et, parfois, de tous les auditeurs de la radio. La grand-mère, de son côté, accéde au rang de spécialiste appelé à témoigner, ce qui est un signe évident de reconnaissance sociale.
Au delà des tranches de vie quotidienne, les enfants enregistrent des témoignages de spécialistes divers (rémouleur, garde-chasse, marinier, maréchal-ferrant), de personnes ayant connu une époque révolue (Paris en 1900) ou un événement (la guerre de 14). Cela forme un capital de documents sonores utilisés dans les classes au même titre que les livres, les fiches documentaires et les brochures de la BT.
 
Des multiplex radiophoniques internationaux
 
A l'occasion d'une rencontre, Paul Gilson, alors directeur de la Radio, demande à Jean Thévenot et à P. Guérin d'étudier la possibilité d'une émission  d'une heure d'échanges en direct entre des enfants et adolescents qui correspondent habituellement à travers le monde par bandes magnétiques.
C'est réalisable grâce au réseau international de la commission audiovisuelle. A deux reprises, en 1960 et 1961, sur des thèmes ("Si tous les gars du monde" et "Un jour de notre vie") se répondent des jeunes de Kobé, Varsovie, Moscou, Montréal, Danville (Ohio, USA), St-Denis de la Réunion, Mexico, puis Skopje, Tunis, Beyrouth et, par l'intermédiaire de bandes reçues, de Curaçao, Bora Bora, Ouagadougou, Hobart (Tasmanie) et même des Eskimos de Godthâb (Groenland) et des Touaregs de Tamanrassett.
En pleine guerre froide, des jeunes Russes et Américains échangent sur l'enseignement de la musique dans leurs établissements respectifs, sur Zola et le Naturalisme, etc. A la même heure GMT, tous les auditeurs prennent conscience avec les enfants que chacun vit localement à une heure différente de la journée (certains sont déjà demain!), que les saisons ne sont pas les mêmes selon les continents et les latitudes.
En 1962, c'est une série de duplex, en démonstration devant le public du salon de la Radio (Paris-Montréal, Paris-Tunis, Paris-Beyrouth, etc.)
Une telle pratique paraît banale aujourd'hui, à l'heure des satellites de télécommunication. Elle était naguère une "première", un tour de force destiné à montrer l'avenir des échanges audiovisuels.
 
De la sonothèque à la BT sonore
 
Toutes les réalisations des classes sont centralisées à Ste-Savine, au laboratoire "Son" du mouvement. C'est le lieu de préparation des émissions pour la RTF où, une fois par mois, le samedi à 14 H, l'émission des Chasseurs de son est consacrée à l'expression des enfants et aux documents qu'ils ont recueillis autour d'eux. Pendant une demi-heure, la France entière peut écouter des extraits des journaux sonores.
René Papot prend en charge l'organisation et la gestion d'une sonothèque coopérative qui prête, à la demande, un ou plusieurs des 350 titres du catalogue. Cette initiative obtient un succès aussi vif que l'ancienne cinémathèque CEL d'avant-guerre.
Malheureusement, seules les écoles équipées d'un magnétophone peuvent utiliser la sonothèque. Dès 1958, un nombre significatif de collègues demandent la création d'une collection de disques documentaires. Mais, pour lancer une nouvelle collection, il faut investir et c'est une aventure financière que la CEL hésite à tenter.
En 1960, la commission décide de réaliser à ses frais un prototype: A Kobé,  la vie quotidienne de notre amie Kazuko, enregistrement illustré par 12 diapositives. Après la présentation publique au congrès d'Avignon, la centaine d'exemplaires est épuisée en deux jours. L'édition répond à un réel besoin. Voyant cela, Freinet oublie toute hésitation et propose de lancer une souscription. La BT sonore  est née.
Progressivement, on ajoute un livret d'accompagnement de plus en plus copieux. Certains documents ne nécessitant pas d'illustrations seront publiés dans une seconde collection, les Documents sonores de la BT (DSBT). On y inclura aussi des chants, musiques, expressions spontanées.
Par la suite, le disque sera remplacé par une cassette audio et, finalement, le tout deviendra "livre-cassette".
 
 A la rencontre de grands témoins
 
Grâce aux encouragements des enseignants de divers niveaux, des gens de radio, de la critique (plusieurs "Grands Prix du disque documentaire", décernés par l'Académie Charles Cros et, plus tard, des prix "Loisirs-Jeunes") BT Sonore déborde rapidement du cadre des témoins de proximité. Des jeunes rencontrent des témoins exceptionnels qui s'appellent Paul-Emile Victor, Haroun Tazieff, Jean Rostand.
Ces collaborations prestigieuses et la qualité du résultat incitera une multitude d'autres grands témoins à accepter de participer à l'aventure de la BT Sonore. Le principe est dans la continuité des premiers enregistrements: les enfants ont réfléchi par avance à des questions possibles, mais leur interlocuteur n'est pas prévenu de ces questions, afin de conserver à l'échange toute sa spontanéité. On retrouve, après un montage rigoureux, la même authenticité qu'en direct. Les questions parfois naïves des enfants n'offusquent pas les spécialistes qui savent qu'elles recèlent souvent les problèmes les plus profonds. Et les enfants ne sont arrêtés par aucune pudeur dans leur questionnement. Quel adulte aurait osé demander comme cette fillette à Jean Rostand vieillard: Avez-vous peur de la mort?  Ce dernier ne s'attendait certes pas à cette question mais, après un court moment d'arrêt révélant sa surprise, il y répond avec une sincérité d'émotion qui en fait un grand moment de communication.
Les limites de ce livre ne permettent pas d'en dire davantage, d'autant que Freinet n'intervient qu'à titre de témoin et de soutien chaleureux. Un autre livre reste à écrire dont j'espère qu'il retracera en détail cette inoubliable aventure.

 
La percée vers le secondaire
 
D'abord par le primaire supérieur
 
Dès les années 30, Freinet s'efforce de montrer, témoignages à l'appui, que la démarche éducative qu'il préconise est applicable à des adolescents. La contamination pédagogique du second degré est d'abord l'œuvre d'instituteurs primaires, sollicités pour enseigner en Cours Complémentaire (CC) et transposant les techniques dont ils ont pu apprécier l'efficacité (expression libre, correspondance, journal scolaire, travail individualisé, recherche libre en math ou en science, exposés, plan de travail, organisation coopérative).
Il faut se rappeler que, pendant très longtemps, deux circuits scolaires sont totalement étanches, ceux que Baudelot et Establet ont appelés: Primaire-Professionnel et Secondaire-Supérieur. Les élèves des Cours Complémentaires ont pour seule perspective l'entrée au travail, certains en passant par l'enseignement technique. Quelques-uns ont la chance d'être admis sur concours à l'école normale pour devenir instituteurs ou, s'ils sont exceptionnellement brillants, de continuer leurs études dans les écoles normales supérieures de St-Cloud et Fontenay (totalement séparées de celles de la rue d'Ulm et de Sèvres dont elles ne partagent que le nom) afin de devenir professeurs d'école normale et peut-être un jour inspecteurs primaires. Seuls les établissements secondaires (qui possèdent aussi leurs classes primaires) mènent au baccalauréat et permettent l'entrée aux universités d'où proviennent directement leurs professeurs.
 
L'espoir des classes nouvelles du Second Degré
 
En janvier 46, Freinet publie une BENP (n° 19) intitulée Par delà le premier degré. Il espère un moment que la création des classes nouvelles du second degré va permettre une jonction pédagogique. Mais le cloisonnement est encore trop fort. Certes, d'excellents contacts se nouent au plan local ou individuel, mais cela ne débouche pas encore sur une action conjointe. D'ailleurs, l'expérience des classes nouvelles est très vite marginalisée et stoppée. Les professeurs qui refusent la normalisation s'organisent en mouvement: les Cercles de Recherche et d'Action Pédagogiques (CRAP) et s'expriment dans les Cahiers Pédagogiques, avec l'appui des Inspecteurs Généraux les moins conservateurs et le soutien du Centre International d'Etudes Pédagogiques de Sèvres. Le caractère para-officiel de la revue ne facilite pas les échanges au début, mais les convergences croissantes porteront leurs fruits dans les années 60, puisque la création de BT2 a été facilitée par la collaboration avec l'ancienne équipe CRAP de Textes et Documents, dont Geneviève Legrand assurait le lien avec la CEL.
 
 Une commission active du second degré
 
Après la seconde guerre mondiale, les cloisons entre les filières Primaire et Secondaire sont devenues moins étanches. Des élèves de CC continuent plus nombreux en seconde, des contacts se nouent plus facilement entre enseignants dépendant toujours d'autorités administratives différentes. Dans les stages d'été de l'ICEM, se côtoient des enseignants de tous niveaux (de la maternelle à la 3e, puis à la Terminale). Certains professeurs diront ensuite que ce brassage les a sortis de leur enfermement de spécialiste, en les amenant à se poser les problèmes généraux de l'éducation.
En 58 est lancée une Gerbe inter C.C. dont le titre indique que les Cours Complémentaires sont encore majoritaires. La prolongation de la scolarité jusqu'à 16 ans provoque la transformation des CC en Collèges d'Enseignement Général (CEG) et  la création d'une filière particulière (classes de transition et pratiques) pour les élèves qui restaient auparavant dans le primaire. C'est l'occasion d'un brassage renforcé entre leurs enseignants, venus des classes primaires, et les autres.
En 1961, est créé le premier stage Second Degré qui sera suivi de nombreux autres. Et comme il faut tenir compte des diverses disciplines, la commission se subdivise en sous-commissions par spécialité (Lettres, Math, Sciences, Histoire-Géo). En 1963, Freinet crée un Educateur Second Degré avec des numéros communs avec le Premier Degré. Il faut reconnaître que le mouvement ne cessera changer de position sur ce plan, avec des phases de revue unique avec dossiers différents, ou de revues différenciées. Le souci d'unité pédagogique, d'efficacité devant tenir compte aussi de l'équilibre financier.
Quoi qu'il en soit, à partir des années 60, l'ICEM cesse d'être un mouvement pédagogique primaire.
 
Les entraves à la percée au second degré
 
Compte tenu du nombre d'enseignants des différents cycles, cette percée reste trop limitée et cela tient essentiellement à l'absence de travail d'équipe des enseignants.
Même dans les écoles de villes, le développement de la pédagogie Freinet bute sur le manque d'équipes pédagogiques cohérentes, mais il n'est pas impossible pour un enseignant isolé au milieu de collègues plus traditionalistes de transformer ses pratiques, en tenant compte du fait que ses élèves devront peut-être revenir l'année suivante à une autre pédagogie. Comme l'écrit Freinet: La nuit viendra toujours trop tôt (DdM p. 166;  II, p. 201).
Au second degré, l'alternance peut se produire quotidiennement d'une heure à l'autre, selon l'attitude de chaque professeur. Le changement de salle plusieurs fois par jour oblige l'enseignant à se déplacer avec sa mallette pédagogique, s'il veut échapper à la logique des manuels scolaires. R. Favry ne cesse d'affirmer que, sans le limographe qui ne le quittait jamais, il n'aurait jamais pu dynamiser sa pédagogie au rythme attendu par les adolescents. Là, plus qu'ailleurs, l'isolement de l'enseignant doit être surmonté autrement que par les concertations administratives. Les avancées principales se sont faites là où de petites équipes de professeurs, parfois informelles, se sont constituées, permettant aux jeunes d'éviter la douche écossaise pédagogique. 


 
La formation des enseignants
 
Les stages
 
Comme les locaux de l'école Freinet s'avèrent trop petits pour accueillir suffisamment de stagiaires, les premiers stages nationaux d'été d'après-guerre se passent à Cannes en utilisant plusieurs écoles pour l'hébergement et le travail. Quelques enfants du l'école viennent pour les démonstrations pratiques et le groupe des stagiaires fait en général le voyage de Vence pour découvrir l'école Freinet; un détour par Saint-Paul permet de se remémorer "l'affaire" de 1933.
Très vite, les militants les plus chevronnés animent à leur tour des stages régionaux ou départementaux. C'est ainsi que certains étés voient se dérouler une quarantaine de stages, accueillant plus d'un millier de nouveaux venus. Mais en une semaine ou moins, il est difficile d'assurer davantage qu'une sensibilisation.  D'où la nécessité d'assurer une sorte de service après-vente.
 
Les visites de classes
 
En cours d'année scolaire, sont organisées le jeudi (alors jour de congé), plusieurs fois par trimestre, des matinées à thème dans une classe avec les enfants. L'après-midi se complète souvent par des discussions ou d'autres travaux. Il existe, plus rarement, des rencontres d'enfants à thème où chaque participant amène deux ou trois de ses élèves qui auront des activités communes (artistiques ou d'étude du milieu, par exemple) avec les conseils d'un collègue plus spécialiste. Au retour dans chaque classe, les enfants participants feront le relais, avec l'aide de leur enseignant, auprès de leurs camarades.
Devant la difficulté d'obtenir de s'absenter pour voir un collègue fonctionner, de nombreux militants se rendent visite après la classe ou un jour de congé. Il faut souligner également l'importance de la correspondance interscolaire où les échanges de travaux et les lettres entre éducateurs sont un puissant moyen de formation et de stimulation.
 
Les cahiers de roulement
 
A l'issue des stages ou sur proposition du groupe départemental  ou d'une commission du congrès, on lance parfois un cahier de roulement. Un cahier vierge, portant seulement la liste des participants et quelques questions de départ. On demande à chaque participant d'écrire sans tarder sa contribution, puis d'envoyer au suivant de la liste. En fin de circuit, le cahier refait un tour pour que chaque membre puisse lire l'ensemble et ajouter de nouvelles réactions. Il arrive que le cahier fasse un troisième tour. Quelquefois on en tire une synthèse pour le bulletin ou un dossier spécial.
 
Les congrès
 
Chaque année à Pâques, se tient le congrès de l'Ecole Moderne dans une région différente. Il est ouvert à tous les volontaires, y compris des nouveaux venus. En plus des commissions qui concernent surtout les militants engagés toute l'année dans des travaux, les débats réunissent une grande partie des congressistes, sinon la totalité. Les motions finales parlent de "mille participants"; en réalité, ce nombre ne sera atteint exceptionnellement que plus tard. Les plénières sont l'occasion pour les militants de mesurer la force et la diversité du mouvement.
On organise aussi des démonstrations avec des groupes d'enfants de la région. Les expositions artistiques ou technologiques, les discussions avec les jeunes enseignants servent également à la formation.
 
Le cours par correspondance de Freinet
 
En 1964, Freinet prend l'initiative d'un cours par correspondance dont les participants devront rédiger des devoirs sur des thèmes qu'il propose, auxquels il apportera ses réactions. Certains affirment que c'est parce qu'il est frustré de ne plus recevoir autant de courrier que naguère. Il est certain qu'en dehors de quelques correspondants familiers, une grande partie du courrier courant parvient directement à la CEL dont il n'assume plus alors la direction.
Mais je crois que Freinet est animé par un besoin plus profond que le plaisir de recevoir du courrier. Tout d'abord, sa réflexion personnelle s'appuie sur les réalités, il veut rester en prise sur les problèmes actuels.
Il se rend compte également du tarissement progressif de l'échange par écrit au profit du contact direct ou téléphonique. Quand on regarde rétrospectivement le mouvement jusqu'aux années 50, on est frappé par l'abondance de la communication écrite. Non seulement en provenance de quelques leaders, mais d'un très grand nombre de simples militants. On dispose encore peu de voiture personnelle, ce qui limite les rencontres; le téléphone est rare et coûteux, réservé aux messages rapides. La plupart des échanges circulent sous forme de lettres, de comptes rendus ou d'articles sans prétention. On peut affirmer sans exagération que Freinet a institué dans son mouvement une culture de l'écrit.
Avec les années 60, le téléphone s'est démocratisé et on l'a considéré comme un moyen d'échange, alors qu'il n'est souvent qu'un moyen de contact. On s'est mis aussi à attacher davantage d'importance aux rencontres directes qui ne sont pourtant réussies que si elles sont l'aboutissement d'une préparation et si on les exploite ensuite par écrit. Même la télématique ne remplace pas la réflexion, stylo en main. On tape et c'est parti! Au contraire, combien de lettres n'avons-nous pas retouchées ou carrément refaites, après relecture le lendemain matin, la nuit ayant porté conseil? Freinet ne serait pas Freinet s'il n'avait utilisé que l'oral; sa pensée a mûri par l'écriture. Je crois très profondément que le message de son cours par correspondance était de rappeler l'importance de la réflexion écrite et d'assumer le rôle de formation de cadres dont il ressentait le besoin.
 
Les journées de Vence
 
La formation des responsables ou futurs animateurs du mouvement s'est faite peut-être surtout, chaque fin d'été, par les journées de Vence, où le petit nombre de participants favorise un contact direct, presque intime avec Freinet. D'ailleurs, les arrivées échelonnées des militants quittant à peine leur lieu de vacances permet des conversations individuelles ou en très petits groupes.
Le comportement de Freinet est d'ailleurs typique de son tâtonnement. Il commence par écouter l'arrivant puis lui exprime sa préoccupation principale du moment, souvent évoquée par écrit au début de l'été. Et il est attentif aux réactions de son interlocuteur. A mesure que les participants arrivent, on l'entend revenir sur le même thème, sans pourtant répéter la même chose. Si l'on se trouve à ses côtés depuis le début, on assiste à l'enrichissement, à l'approfondissement progressif des idées; il infléchit, renforce, répond aux objections. Seul l'auditeur peu attentif pourrait juger qu'il rabâche; Freinet persévère sans se laisser distraire de son sujet, mais il a mieux à faire que de se répéter.
Notamment dans les dernières années, des personnalités extérieures sont également invitées, venues surtout pour dialoguer personnellement avec Freinet mais qui apportent aux participants un autre regard.
 
Les publications pédagogiques
 
Les Brochures d'Education Nouvelle Populaire
 
On se souvient qu'une quinzaine de ces petits dossiers avaient paru avant la guerre. Freinet fait rééditer, en les réactualisant, les n° épuisés et poursuit la publication, d'abord sous forme de tiré à part d'un n° spécial de L'Educateur, comme naguère, puis en souscription séparée. En 7 ans, près d'une soixantaine de sujets divers sont abordés. L'absence d'un nom d'auteur indique que Freinet est le principal rédacteur.
En 46-47: n° 18, Pour la sauvegarde des enfants de France  (dans les Centres scolaires); 19, Par delà le 1er degré; 20, L'Histoire vivante (Fontanier); 21, Les mouvements d'Education Nouvelle (Husson); 22, La coopération à l'Ecole Moderne ; 23, Théoriciens et Pionniers de l'Education Nouvelle (Husson); 24, Le milieu local ; 25, Le texte libre ; 26, L'éducation Decroly (Husson); 27, Le vivarium (Guillard et Faure); 28, La météorologie (Guillard); 29, L'aquarium (Guillard et Faure); 30, Méthode naturelle de lecture.
En 47-48: n° 31, Le limographe ; 32, Correspondances interscolaires (Alziary et Freinet) 33, Bakulé (Husson); 34, Le théâtre libre (E. Freinet); 35, Le musée scolaire (Guillard et Faure); 36, L'expérience tâtonnée ; 37, Les marionnettes (Brossard); 38, Nos moissons (fac-similés de pages de journaux scolaires); 39, Les fêtes scolaires (E. Freinet).
En 48-49: n° 40, Plans de travail ; 41, Problèmes de l'inspection primaire (Belaubre); 42, Brevets et chefs d'œuvre ; 43, La pyrogravure (collectif); 44, Paul Robin (Husson); 45, Techniques d'illustration ; 47, Les Dits de Mathieu.
En 49-50: n° 48, Caravanes d'enfants (collectif); 6 (remplaçant un ancien n°), Pages des parents ; 14 (id.), La reliure (Meunier); 49, Ecoles de villes (M. Cassy); 50, Commentaires de disques (Camatte); 51, La géographie vivante (Faure); 52, Bilan d'une expérience (Monborgne); 53-54, Les oiseaux (Bouche et Gourdeau);
En 50-51: n° 55, Echanges d'élèves (Bertrand et Guilbaud); 56, Le filicoupeur CEL (Massé et Buquet); 57-58, L'enseignement du français en pays bilingues (S. Daviault); 59, La part du maître (E. Freinet); 60, Voyage échange international (Denjean et Guérin); 61-62, Naturalisations d'animaux (Fève); 63, Onze classes, modernisation d'une école de ville (Le Baleur); 64, Fiches d'observation d'animaux (collectif).
En 51-52: n° 65, Si la grammaire était inutile ; 66-67, Initiation vivante au calcul (L. Mawet); 68, L'exploitation pédagogique du journal d'information (Moralès); 69, Classes uniques (collectif); 70-71-72 Les techniques Freinet en classe unique (collectif); 73, Les Dits de Mathieu II; 74, Le folklore (Leroy).
En 52-53: n° 75, La méthode naturelle de lecture en ville (M. Beauvalot); 76, Pour l'officialisation des voyages échanges; 77, La connaissance de l'enfant (C.F. et Cabanes); 13 (en remplacement de l'ancien n°), Le disque à l'école moderne (A. Lhuillery); 78, Plans annuels de travail ; 79, La genèse de l'homme (dans les dessins des enfants); 80, Les techniques Freinet ; 81, Avec les parents (H. Chaillot); 82, Le profil vital (C.F. et Cabanes); 83, Le magnétophone à l'école (Guérin, Dufour et Beaufort).
 
Revues et bulletins
 
L'Educateur joue un rôle déterminant dans la formation par les multiples rubriques qu'il contient. En plus de nombreuses informations techniques sur tel ou tel aspect de la pratique, des textes de Freinet approfondissent l'esprit de sa pédagogie, notamment le Dit de Mathieu de la quinzaine, l'édito quand il n'est pas consacré uniquement aux problèmes d'animation ou de gestion. Il ne faut pas négliger le courrier des lecteurs et les notes de lecture. A signaler également la rubrique d'Elise: Quelle est la part du maître ? Quelle est la part de l'enfant ?
La nécessité de réaliser une revue peu coûteuse, fournissant le maximum d'information utiles, amène à modifier fréquemment le type de présentation, le format et parfois la dénomination, au grand désarroi des archivistes et documentalistes qui ne savent pas s'il s'agit de la même revue, ni comment classer tous ces éléments disparates. C'est ainsi qu'en 54, des n° sont publiés en format 21x27, en grande partie ronéotés ou tirés sur petite offset. Certains n° sont baptisés Educateur culturel  et d'autres Educateur technologique ; sans parler de la double version en octobre 63: Premier degré (à couverture rose) et Second degré (couleur crème). Plus tard, il y a alternance de n° généraux et de n° différenciés. En 64, le titre devient L'Educateur magazine.
Il est quasiment impossible de recenser tous les bulletins publiés au sein de l'ICEM. Beaucoup de commissions finissent par avoir le leur, notamment l'étude du milieu, les techniques audiovisuelles, l'éducation spécialisée, les maternelles. Les bulletins départementaux sont plus épisodiques que ceux qui couvrent l'ensemble d'une région. L'actuel Chantiers Pédagogiques de l'Est, en Alsace et Franche-Comté, témoigne de la plus belle continuité.
 
Les dossiers pédagogiques de L'Educateur
 
Depuis 53, on avait cessé de publier de nouvelles BENP et diffusé les n° restants. Mais le besoin se fait sentir de petites brochures faciles à proposer aux nouveaux venus et c'est, 10 ans plus tard, la renaissance des dossiers. Jusqu'en 66, vingt n° sont publiés. Quand il n'en est pas l'auteur, le nom est précisé.
1, Les boîtes enseignantes ; 2, Références aux Instructions Ministérielles ; 3, Classes de Transition et terminales (appelées Pratiques par la suite); 4, L'écriture (Le Gal et J. Martinoli-Debiève); 5, L'organisation de la classe ; 6, Bandes enseignantes ; 7, Plus de manuels scolaires, plus de leçons ; 8, L'imprimerie à l'école et les techniques annexes ; 9, L'exploitation pédagogique des complexes d'intérêt ; 10, L'éducation musicale (C. F. et Delbasty); 11, Naissance et évolution du journal scolaire au second degré (J. Lèmery); 12-13, L'enseignement des sciences au second degré (Poitrenaud, Berteloot et E. Lèmery); 14, Brevets et chefs d'œuvre (C.F. et Petitcolas); 15-16, L'enseignement des mathématiques au second degré (Poitrenaud et E. Lèmery); 18, Enquêtes et conférences au second degré (J. Lèmery); 19, Mémento de l'Ecole Moderne ; 20, Apprentissage de l'expression écrite et orale de 6 à 15 ans. Cette publication se prolongera bien plus tard, avec parfois changement de forme.
 
La Bibliothèque de l'Ecole Moderne (BEM)
 
Avant la reprise des dossiers, Freinet avait senti le besoin de petits fascicules au véritable format de poche (11x15) faisant le point sur certains problèmes. Plutôt que de leur donner une périodicité, il propose une souscription annuelle qui permettra de recevoir ces petits opuscules à mesure de leur parution. Bien entendu, ils seront également disponibles au n°.
L'intégration, dans cette collection, de livres (signalés d'une *) de format différent, en n° quadruple, viendra un peu en altérer l'unité et le caractère. Voici les titres publiés du vivant de Freinet (le dernier, achevé par lui, ne paraît qu'après sa mort). Il est l'auteur principal quand aucun nom n'est précisé.
1, La formation de l'enfance et de la jeunesse ; 2, Classes de neige (E. Freinet et C. Pons); Le texte libre ; 4, Moderniser l'école (C.F. et Salengros); 5, Education morale et civique ; 6, La santé mentale des enfants ; 7, La lecture par l'imprimerie à l'école (L. Balesse et C. F.); 8-9, Méthode naturelle de lecture ; 10, Milieu local et géographie vivante (Faure); 11-12, Enseignement des sciences ; 13-14, L'enseignement du calcul (C.F. et Beaugrand); 15, Les plans de travail ; 16, Dessins et peintures d'enfants (E. F.); 17, Méthode naturelle de grammaire ; 18-19, Les techniques audiovisuelles (C.F. et Guérin); 20-23 *, Naissance d'une Pédagogie Populaire I (E.F.); 24, La part du maître (E. F.); 25, Les invariants pédagogiques ; 27-28, Les techniques Freinet à l'école maternelle (M. Porquet); 29-32 *, Bandes enseignantes ; 33-34, Le fichier scolaire documentaire (Belperron); 35-38 *, Naissance d'une Pédagogie Populaire II (E. F.); L'expression libre en classe de perfectionnement (G. Gaudin); 40-41, Huit jours de classe, la part du maître (E. F.); 42-45 *, Travail individualisé et programmation (C. F. et Berteloot).
 
Une tentative d'ouverture: Techniques de Vie
 
En 1959, Paul Le Bohec se livre à un échange épistolaire avec Freinet sur la nécessité de déborder des seuls problèmes scolaires et de réfléchir sur ce que peut apporter l'attitude éducative dans le comportement même de l'homme et du citoyen. De là naît l'idée d'une revue qui s'appellera Techniques de vie avec en sur-titre: Les fondements philosophiques des techniques Freinet. Elle démarre en octobre 59.
Adolphe Ferrière qui a accepté de parrainer la revue, démythifie le mot "philosophie" en rappelant qu'il existe à Genève un "boulevard des philosophes" et un "boulevard des petits philosophes". Et cette philosophie quotidienne, on la trouve dans les Dits de Mathieu. Outre Ferrière, le comité de patronage comprend une douzaine de personnalités universitaires, dont R. Dottrens et L. Cros, directeur de l'Institut Pédagogique National.
Le comité de rédaction est constitué autour du couple Freinet par M. Porquet, C. Combet, G. Jaegly, J. Vuillet, P. Le Bohec, M.-E. Bertrand et P. Delbasty.
Trois ans plus tard, Freinet met un terme à une expérience qu'il croyait prometteuse. L'audience d'une revue théorique auprès des militants n'a pas correspondu aux attentes et aux besoins de rentabilité. D'autre part, si en 62 le comité de patronage ne comprend pas moins d'une trentaine de personnalités d'une dizaine de pays, le dialogue ne s'est pas établi autant qu'il l'aurait voulu entre praticiens et chercheurs. La plupart des collaborateurs sont des militants de l'ICEM et, sauf avec Louis Legrand (futur responsable de la Recherche Pédagogique), s'instaure rarement un véritable dialogue, les universitaires  (M.-A. Bloch, J. Chateau, R. Mucchielli) envoyant simplement à Freinet un article ou quelques notes, ayant parfois très peu de liens avec les questions débattues.
Ce qui est le plus significatif se trouve, une fois de plus, dans les notes de lectures. Freinet analyse les écrits de Teilhard de Chardin (TdV 1, p. 42; 2, p. 55). Certains ont cru pouvoir rapprocher la pédagogie Freinet de celle de Steiner, pourtant la critique des Bases spirituelles de l'éducation (TdV 3, p. 46) trace clairement la distance qui les sépare.
Après la suppression de la revue, Freinet en conserve néanmoins le titre pour le bulletin où l'on débattra, comme auparavant dans Coopération pédagogique , des problèmes internes du mouvement.

Les deux pôles de la pédagogie Freinet

 
Je prends consciemment le risque de chagriner ceux qui préfèreraient conserver une image mythique du couple Freinet, comme les Philémon et Baucis de la pédagogie. Je ne mets certes pas en question l'amour qu'ils pouvaient se porter mais les ayant, comme bien d'autres, connu de près, j'ai toujours été frappé par leurs différences qui se révélaient parfois comme de véritables divergences. Ce qui aurait pu être affrontement stérile se révèle avoir été une passionnante et féconde dialectique.
Encore faut-il percevoir clairement les termes de la dialectique et ne pas croire que la pensée d'Elise se superpose comme un calque sur celle de Freinet et surtout ne pas critiquer la cohérence de l'un par des citations de l'autre, comme je l'ai vu faire parfois. C'est pourquoi je vais tenter de montrer leurs différences et, de ce fait, rendre à Elise sa véritable identité, autrement que comme compagne de Freinet.
 
L'intervention auprès des enfants
 
Quand Freinet répète que ses techniques ne s'adressent pas aux "as", aux artistes de la pédagogie qui savent se tirer seuls de toutes les situations, c'est d'abord à Elise qu'il pense.
J'ai souvent vu Freinet animer la classe plusieurs heures durant. Par contre, j'ai surtout assisté à des ateliers artistiques animés par Elise. Elle posséde assurément un don lui permettant de faire sentir à chaque enfant comment il pourrait prolonger ou amplifier ce qu'il vient de réaliser, n'hésitant pas parfois à joindre le geste à la parole. Il s'agit essentiellement de dialogues successifs avec chaque membre du groupe.
Pour Freinet, le même type d'intervention, pour la mise au point d'un texte libre, par exemple, se traduit toujours par un échange collectif, l'adulte n'apportant son point de vue que dans un second temps.
Cette différence explique que Freinet n'intervienne généralement qu'en groupe (sauf en cas de problème sérieux nécessitant une conversation à l'écart), alors qu'Elise fait parfois monter chez elle, à "l'Auberge", un enfant, deux au maximum, pour y travailler. N'assistant pas aux tête-à-tête, je peux seulement analyser les réactions des enfants à leur retour: je les sens valorisés, mais également un peu subjugués par leur préceptrice d'un moment. Je ne suis pas certain qu'ils ressentent leurs réussites comme leur appartenant totalement.
Freinet, face au groupe, semble retenir son influence, préférant souvent apparaître comme celui qui ne sait pas grand chose et serait heureux d'apprendre. Autant je l'ai vu capable d'utiliser la séduction verbale devant un groupe d'adultes, autant il semble l'éviter avec les enfants. Non pas qu'il pratique la non-directivité (avant que ce ne soit la mode), car il n'hésite pas à s'impliquer, à donner son point de vue, mais toujours de plain-pied au sein du groupe, sans réagir le premier et en veillant surtout à ce que chacun s'exprime personnellement, notamment les plus inhibés.
En dehors de la classe, il lui arrive souvent d'emmener quelques enfants dans sa voiture pour aller faire une course à Vence ou à Nice. C'est une façon de rompre l'ambiance collective permanente de l'internat, en redonnant une dimension plus familiale aux échanges pendant le trajet. Mais, sauf exception motivée, il n'emmène jamais un enfant isolément et, sans que s'organise un roulement formalisé, veille au renouvellement de ses petits compagnons de déplacement. Il m'arrive de faire partie du voyage lorsque les enfants ne peuvent l'accompagner pendant qu'il se rend seul à un rendez-vous. C'est ainsi que nous allons visiter le port de Nice ou les arènes de Cimiez et il nous y rejoint ensuite.
 
La mise en vedette de certains enfants
 
C'est une pratique très rare chez Freinet pour qui chacun doit pouvoir prendre à tout moment la tête du peloton, quand il se sent sur son terrain favorable. Seule exception, d'autant plus voyante qu'exceptionnelle, dans les années 50: devant un visiteur, il appelle volontiers Antonio, un enfant noir de Guinée, confié à l'école Freinet par son père. L'enfant est arrivé vers 9 ans, à l'état presque sauvage, avec une vive répulsion pour toute contrainte, y compris celle des vêtements et surtout des chaussures. Progressivement, il apprend à s'intégrer dans tous les apprentissages sociaux et scolaires. Freinet n'exhibe pas son "bon sauvage" à la Rousseau, mais ne dédaigne pas de montrer que l'on peut éduquer un enfant sans gommer ses particularités d'origine. Bien entendu, Antonio sait, comme tout gamin, tirer parti de cette attention privilégiée et, dès que Freinet se trouve dans les parages, va graviter autour de lui chaque fois qu'il veut échapper à une tâche qui lui déplaît.
Elise pratique volontiers la mise en vedette de tel ou tel enfant ou adolescent (de l'école Freinet ou d'ailleurs), parfois face au mouvement tout entier. L'exemple le plus spectaculaire est celui d'Alain Gérard qui aura droit à des publications entières (E.déc.55, E.déc.56, AE déc.69), mais il ne s'agit pas d'un cas exceptionnel. On m'objectera sans doute que ces mises en vedette s'accompagnent parfois d'un texte de présentation signé: C. et E. Freinet. Il faut pourtant se rappeler qu'Elise ne contresigne jamais sans avoir largement corédigé (et c'est tout à son honneur). Chaque fois qu'un texte porte la double signature du couple, Elise en est souvent l'instigatrice et parfois la principale rédactrice, comme le savent ceux qui ont lu les manuscrits et comme le confirmerait une étude stylistique approfondie.
Lorsque Freinet confie à un enfant une page régulière de La Gerbe  pour un feuilleton en bande dessinée, c'est sans esprit de vedettariat, simplement parce qu'il est certain de la fécondité du jeune auteur. Celui qui a reçu le plus souvent cette marque de confiance est le fils d'un instituteur de Pont-de-Beauvoisin (Isère), le jeune Pierre Fournier (qu'on retrouvera dessinateur de Hara-Kiri, puis fondateur de la première revue écologiste La Gueule Ouverte  que les post-soixante-huitards n'ont pas oubliée).
 
Deux tendances pédagogiques différentes
 
Celui qui aurait peine à admettre qu'il existe une pédagogie Freinet et une pédagogie Elise, non incompatibles certes mais largement différentes, n'a qu'à lire d'abord L'Ecole Moderne Française  et deux brochures : Le Texte libre (BENP n°25, janv. 47 ou BEM n°3, nov. 60) et Brevets et Chefs-d'œuvre (BENP n°42, janv. 49), puis les deux brochures d'Elise: Quelle est la part du maître ? (BEM n°24, 1963) et Huit jours de classe (BEM n°40-41, janv. 66). On se trouve dans deux ambiances de classe différentes et certains mots (brevets, chefs-d'œuvre) n'ont pas du tout la même signification sous la plume de l'un ou de l'autre. Pour Freinet, le matérialisme est une démarche, pour Elise la traduction (péjorative ou favorable) des conditions matérielles. Bien que Freinet reconnaisse la part du maître dans la classe, il faut remarquer que ce domaine appartient en quasi exclusivité à Elise.
 
Le comportement naturiste
 
Le naturisme de Freinet est pragmatique. Il a trouvé le mode de vie qui lui assure la meilleure forme et son exemple est assez convaincant. Quand il a travaillé un moment au jardin, torse nu, avec les enfants, il procède à des ablutions de la poitrine avant de remettre la chemise pour passer à table, tout cela sans ostentation, comme un paysan provençal. Son repas frugal est végétarien. Seule entorse: chez lui, un verre de vin dont il connaît le petit producteur (il ajoute avec humour que la qualité de l'eau devient souvent plus incertaine que celle d'un vin connu).
Parce qu'il croit à son régime, il l'a introduit dans son école. Choc froid chaque matin, mais depuis qu'il ne dirige plus lui-même la sudation hebdomadaire, il a préféré la supprimer. Lorsque les enfants demandent pourquoi certains adultes de la maison ne pratiquent pas le choc froid, il se contente de répondre: "Je suis sûr que cela leur ferait du bien" mais n'exerce aucune pression. Lorsque ces adultes réclament un adoucissement du régime végétarien, il propose que les compléments soient pris le soir, après le coucher des enfants.
C'est Elise qui est responsable en titre des problèmes d'alimentation et de santé, à l'école Freinet comme dans L'Educateur. C'est elle qui répand parmi de nombreux militants l'utilisation de l'argile et du magnésium. Son approche est nettement plus dogmatique, notamment vis-à-vis des vaccinations qu'elle rejette radicalement. Néanmoins, la plupart des heurts avec elle viennent plutôt d'ultra-orthodoxes naturistes, scandalisés que l'école Freinet ne mange pas tout-biologique, à une époque où ces produits sont peu répandus et coûtent très cher, si bien qu'on y consomme généralement du pain ordinaire et du sucre blanc.
Sur le plan sanitaire, il faut reconnaître que le régime spartiate de l'école semble protéger la santé des enfants. Néanmoins, prétendre qu'il n'y a jamais aucun malade, c'est oublier qu'en cas d'alerte, certains parents préfèrent reprendre leur progéniture pour assurer eux-mêmes les soins.
 
L'engagement dans les tâches quotidiennes
 
Ceux qui n'ont rencontré Elise Freinet que dans les rares manifestations publiques auxquelles elle ait participé, risquent de n'avoir connu que la "grande dame", souvent un peu distante parce que n'appréciant pas les bains de foule (sa principale différence avec Freinet). Il faut l'avoir côtoyée dans le quotidien pour comprendre sa capacité, quasi illimitée, à accomplir, quand il le faut, les besognes les moins gratifiantes et les plus rebutantes. Encore aurait-il fallu la connaître dans les années 35 à 40 où elle avait dû faire face aux situations les plus difficiles. C'est probablement parce qu'elle se sait "au-dessus de ça" qu'elle ne croit pas déchoir en exécutant ces tâches.
Freinet, lui non plus, n'hésite jamais à mettre la main à la pâte, mais cela ne va pas sans un certain plaisir, celui peut-être de retrouver les tâches concrètes de sa jeunesse paysanne ou de rompre un moment avec des préoccupations plus vastes dont on évalue mal l'avancement. Les besognes banales appartiennent sans doute à son hygiène morale et physique.
Pour Elise, c'est essentiellement un problème de nécessité et de devoir. Et dans sa vie, le devoir est revenu plus souvent que le plaisir. Pourtant elle accomplit ces tâches avec un tel allant, une telle impétuosité qu'un observateur extérieur pourrait ignorer que le plaisir y tient peu de place, hormis la satisfaction du devoir accompli. En un tournemain, elle organise le travail: à une vitesse record, elle modèle quelques tartelettes à la cuisine de l'école, assemble un fichier autocorrectif à la CEL, puis passe le relais. Il suffit désormais de recommencer cinquante fois. Là, bien sûr, se trouve la difficulté, mais on la sait capable de tenir le rythme s'il le fallait. L'exigence avec laquelle elle se sait capable d'aller jusqu'au bout pour des causes dont elle n'est que rarement l'instigatrice, la rend sévère et parfois injuste envers ceux qui semblent ménager leur dévouement.
Si, avec l'impatience des créateurs, Freinet a tendance à demander toujours davantage à ses militants, il reste conscient que tous leurs efforts relèvent du bénévolat et il ne récrimine pas lorsqu'il n'obtient pas tout ce qu'il demande. Le seul cas où il se montre sévère, c'est devant les engagements non tenus, sans raison majeure.
 
Des réseaux différents de militants
 
Lorsque Freinet prépare sa Méthode naturelle de Dessin (parue en 1951) et qu'Elise cherche à élever la qualité des peintures d'enfants, ils collectionnent tous deux des essais spontanés envoyés par des militants du mouvement. Je croyais naïvement que leur réseau était commun, l'un conservant les graphismes et l'autre les peintures. Or il n'en est rien, à part quelques rares intersections. En observant l'origine des documents, on s'aperçoit que les interlocuteurs de Freinet sont majoritairement des parents de très jeunes enfants et des instituteurs de CE-CM, tandis que ceux d'Elise animent surtout des classes maternelles ou d'adolescents, majoritairement des filles (Fin d'Etudes et, plus tard, Cours complémentaires). A la réflexion, cela s'explique par les recherches de Freinet sur la genèse du graphisme et celles d'Elise plus sensible au lyrisme des moins de 6 ans et au romantisme des plus de 13 ans.
Leur différence de tempérament éclate dans l'appréciation des qualités militantes. Selon la métaphore du verre à moitié plein ou à moitié vide, Freinet se réjouit de compter dans son mouvement un grand nombre de verres presque pleins, tandis qu'Elise perçoit de son point de vue une majorité de verres plutôt vides.
Lorsqu'elle détaille les principaux militants du mouvement, c'est déprimant car elle analyse d'emblée leurs limites (le pire, c'est qu'on ne peut prétendre que ses critiques soient vraiment fausses). Simplement, Freinet sait que, dans la dynamique d'un travail d'équipe, les insuffisances peuvent se compenser et les défauts se neutraliser. Dans l'élan de l'action et sous l'effet de la confiance, il amène la plupart à se transcender. Son optimisme n'est pas un aveuglement: les verres ne cessent effectivement de se remplir.
 
La relation au mouvement
 
Pour Elise, il s'agit essentiellement de la superposition de relations interpersonnelles, souvent très fortes, parfois tumultueuses. Comme elle se sent mal à l'aise au milieu de la foule, elle assiste rarement aux manifestations du mouvement. Pour beaucoup de militants, elle est un peu comme l'Arlésienne, omniprésente dans les esprits sans qu'on la voie. Pour la rencontrer, hors de certains stages où elle anime les ateliers artistiques, il faut venir à Vence ou à Cannes. Dans la plupart des congrès, elle communique avec l'ensemble des militants par des messages écrits qu'elle fait lire par la personne de confiance du moment.
Beaucoup plus que Freinet, Elise porte parfois un individu au pinacle, mais pour elle la Roche Tarpéienne est très proche du Capitole, car son regard critique a tôt fait de débusquer les inévitables faiblesses et son jugement devient vite impitoyable. Le héros qui a déçu peut devenir bon à jeter aux orties.
Freinet tisse également des relations interpersonnelles chaleureuses avec de nombreux militants, mais il est avant tout un animateur de mouvement, un orateur qui mobilise. Il aime la foule et se sent plus à l'aise dans une plénière de congrès que devant son conseil d'administration qu'il n'est pas toujours sûr de convaincre du bien-fondé de ses demandes.
Autant la conception pluraliste de Freinet le rend attentif à ceux qui ne partagent pas tous ses choix, autant Elise se montre pointilleuse sur "la ligne", allant parfois jusqu'au sectarisme. Cette différence de tempérament l'amène à se charger parfois des mesures cassantes. Dans certains cas, elle écrit en son propre nom, mais il arrive assez souvent qu'elle durcisse ou rédige même entièrement une lettre brutale de mise au point. Le destinataire, qui n'a pas lu le manuscrit du texte dactylographié qu'il reçoit, est persuadé que l'auteur est Freinet, le signataire en titre.
Précisons pourtant bien les choses, il ne s'agit pas de diaboliser Elise en lui attribuant la responsabilité des heurts et des conflits au sein du mouvement. Les tensions existaient généralement avant son intervention, néanmoins elle se donne rarement pour tâche de les atténuer et il lui arrive de les amplifier. Sachant que les liens affectifs de Freinet l'empêcheront d'être aussi tranchant que l'exigerait, d'après elle, la situation, elle estime, en affirmant s'embarrasser peu d'affectivité dans le militantisme, que son devoir est de l'aider à tailler dans le vif, sans état d'âme au nom de la "bonne cause". Il faudrait pourtant mal connaître Freinet pour le croire capable de signer une lettre dont il désapprouverait vraiment le contenu.
 
Deux schémas relationnels différents
 
Décrivant leurs comportements comparés, je me rends compte qu'aussi bien avec les enfants qu'avec les adultes, ils sont animés par deux démarches différentes. Le schéma relationnel d'Elise est très proche de celui de l'enseignement classique: un discours public et un empilement de relations duelles, avec des élèves ou des disciples privilégiés par leur réussite. Nul doute qu'elle manie tout cela avec talent, mais je trouve Freinet trop conciliant quand il déclare s'adresser à ceux qui ne sont pas capables de cette virtuosité. En fait, il se situe volontairement dans une autre logique.
Avec lui, le groupe possède une existence propre à laquelle il participe, autrement qu'en tenant les rènes de chaque participant. Il favorise la constitution de sous-groupes et développe au maximum l'initiative et l'autonomie personnelles, notamment par le travail diversifié qu'exècre Elise. La percée d'un individu à l'avant du peloton ne crée, à ses yeux, aucune hiérarchie, car les relais en tête se feront naturellement. Par contre, aucun égalitarisme ne doit empêcher les échappées.
 
Une tension créatrice
 
Je ne cherche pas à cacher que je me sens beaucoup plus proche de Freinet que d'Elise. Néanmoins, j'ai peine à imaginer ce que chacun des deux aurait pu devenir sans l'autre. Le bon sens pragmatique de Freinet aurait-il su prendre la hauteur nécessaire sans les coups de boutoir d'Elise qui lui reprochait sans cesse de rester trop primaire? En 1965, il nous disait encore, avec un sourire montrant que cela ne le traumatisait pas: "Elise dit toujours que je n'ai pas de culture ". Elle-même ne manquait certes pas de cette culture académique que nous ne recherchions pas du tout chez Freinet, porteur à nos yeux d'un élan beaucoup plus fondamental.
Freinet soumettait à Elise la plupart de ses articles qui lui revenaient annotés comme une copie de collégien. S'il tenait à cette critique sans complaisance, il n'en tenait pas toujours compte. Parfois, une discussion se poursuivait, Freinet affûtait ses arguments, puis nuançait ou complétait son texte. Mais lorsque son opinion était définitivement arrêtée, il savait rompre la discussion qui alors ne lui apportait plus rien.
Sans Freinet, Elise se serait peut-être égarée dans un élitisme non dénué de prétention. A cause de lui, elle a dépassé un splendide isolement pour aider à décoller du terre-à-terre un grand nombre de militants. Tout en trouvant que Freinet gaspillait trop de temps avec son mouvement et avec la CEL (mais comment  aurait-il pu se passer de ce bouillonnement et de ce moyen d'action?), elle prenait courageusement une part de la charge et elle en avait plus de mérite que son compagnon dont c'était l'œuvre.
Curieusement, lorsqu'on observe le mouvement qu'ils ont tous deux impulsé, on aperçoit en chaque militant, comme dans toute famille, des traits de caractère ou de comportement appartenant, tantôt de manière dominante ou récessive, à l'un ou à l'autre des parents. D'un côté, le rapport au concret, la référence au simple bon sens, la méfiance vis-à-vis des grands mots et des idées reçues, l'attention aux autres, l'intérêt passionné pour les différences et les diversités, la chaleur du partage avec tous. Ou alors, la confiance dans le talent individuel, un certain souci de paraître et d'être reconnu, le respect de certaines hiérarchies et le désir de hausser les autres vers l'exigence la plus élevée, la conscience d'appartenir à une élite et, à la limite, la tentation de rester entre membres de cette élite. Comme dans le brassage chromosomique, c'est sans doute cette tension de tendances différentes et même antagonistes qui a développé une dynamique tumultueuse (parfois fatigante, toujours passionnante), plutôt que le conformisme tiède d'adeptes trop semblables, sortes de clones d'un unique leader.

 
Les relations extérieures
 
Le difficile dialogue avec le Syndicat national des Instituteurs
 
Après la guerre, Freinet avait espéré une meilleure collaboration: la participation des militants ICEM aux commissions pédagogiques du SNI et surtout un accord avec SUDEL (la maison d'édition du syndicat) pour assurer la diffusion du matériel CEL et des éditions pédagogiques. Dans certains départements, le dialogue parvient à s'établir, mais pratiquement pas au plan national.
On peut comprendre qu'un syndicat de masse ne veuille pas sembler privilégier une tendance pédagogique minoritaire. La position devient moins défendable avec SUDEL qui, par exemple, préfère proposer à ses clients désirant imprimer une presse concurrente moins fonctionnelle que celle de la CEL. Malgré toutes les tentatives de dialogue, toutes les propositions de diffusion d'outils à large audience comme les fichiers autocorrectifs ou les BT, ce sera toujours l'échec.
 
Un projet d'Etats Généraux de l'Education Nouvelle
 
Après l'échec de l'Union Pédagogique, les relations entre mouvements étaient relativement réduites et limitées au dialogue avec un seul interlocuteur à la fois, le plus souvent l'OCCE.
En août 1965, Gisèle de Failly, fondatrice et directrice des CEMEA, ayant apprécié ma participation au congrès de son mouvement où je milite aussi pour tous les problèmes de vacances, tient à me parler du projet d'Etats généraux de l'Education Nouvelle, lancé par le Dr André Berge et Gaston Miallaret, président du GFEN depuis la mort de Wallon. Elle connait mes liens avec Freinet et souhaiterait que je serve d'intermédiaire avec lui. En effet, il se montre très réticent à cause du rôle moteur du GFEN dans cette initiative mais, selon l'avis des autres mouvements, celle-ci n'a de sens que si l'ICEM en fait partie. G. de Failly me propose, pour me faire une idée, de l'accompagner à la prochaine réunion du comité de liaison début octobre. Ce que j'accepte. Je me rends compte que le point de vue des CEMEA est largement partagé. Mme Hattingais a même fait dire qu'elle ne donnera l'accord du Centre International d'Etudes Pédagogiques de Sèvres que si Freinet participe au projet. Je fais part de tout cela à Freinet, tout en me demandant s'il ne jugera pas mon initiative intempestive.
Celui-ci ne me critique pas du tout mais me réaffirme sa méfiance vis-à-vis du GFEN, à cause de son contentieux avec Mme Seclet-Riou, toujours secrétaire générale en titre, bien qu'elle semble maintenant hors course. Comme le PC continue à l'attaquer à toute occasion dans L'Ecole et la Nation, Freinet se demande dans quelle mesure le GFEN ne cherche pas, tout en continuant à le combattre, à utiliser les troupes de l'ICEM comme force d'appoint pour une opération spectaculaire. Sans pouvoir lui garantir la sincérité de Miallaret que je connais encore peu, celle des autres interlocuteurs ne fait pour moi aucun doute. Freinet est-il convaincu par mes arguments? En tout cas, il me propose de continuer à participer aux réunions en liaison avec lui. J'accepte par avance qu'il me désavoue s'il sent qu'on cherche à le piéger.
 Comme nous devons, en comité restreint auquel on me propose de participer, rédiger une déclaration commune sur l'éducation nouvelle, je demande à Freinet sur quels points il désire insister. Il se montre très conciliant, me laissant une large marge d'initiative. Je dois dire que je fais le maximum pour être l'interprète de sa pensée que je connais assez bien et mes propositions sont écoutées et prises en compte par mes interlocuteurs, notamment Miallaret. La déclaration commune sera menée à bien. Renonçant à une manifestation parisienne, les mouvements décideront de continuer la concertation dans le cadre d'un Comité de Liaison pour l'Education Nouvelle (CLEN). Ce travail commun se poursuivra pendant une dizaine d'années.
 
Négociations sur les classes de transition
 
La création des classes de Transition pour accueillir, dans les collèges, des élèves qui seraient auparavant restés à l'école primaire jusqu'à 14 ans, a été accompagnée de nouvelles directives pédagogiques relativement favorables à la pédagogie Freinet, mais aucune formation n'a été prévue pour les enseignants de ces classes, généralement des collègues issus du primaire.
Quand l'administration se rend compte de la nécessité de recycler ces enseignants, alors qu'aucune structure n'est encore organisée au sein des écoles normales, elle confie aux CEMEA qui avaient déjà été chargés de stages courts pour les surveillants, la responsabilité de quelques stages de formation pour classes de transition. Du fait que l'OCCE est présidé par un Inspecteur Général (M. Prévôt auquel succédera R. Toraille), il s'est vu confier également la responsabilité de quelques stages. Freinet me charge en 1966 d'une partie des négociations avec les deux mouvements pour que l'ICEM soit associé de plein droit à ces actions de formation. Du côté CEMEA, je connais bien mes interlocuteurs. Pour ce qui est de l'OCCE, des relations de sympathie s'établissent facilement avec R. Méric (Toulouse) et J. de Saint-Aubert (Nord). L'alliance des trois mouvements qu'aurait souhaité Freinet ne se réalisera pas vraiment, mais des liens de collaboration deux à deux se développeront sur des objectifs précis dans les années suivantes.
 

 
Le mouvement international:
la FIMEM
 
L'éducation n'a pas de frontières
 
On l'a vu précédemment, Freinet s'est toujours intéressé à ce qui se faisait hors de France, d'abord grâce à Ferrière et à la Ligue Internationale d'Education Nouvelle, mais aussi par contacts directs. En plus du constat de l'universalité des principes de base de l'éducation, les échanges avec d'autres pays ont plusieurs fonctions: faire découvrir de nouvelles initiatives; montrer que certains blocages n'existent qu'à l'intérieur des frontières et qu'ils ne sont donc pas insurmontables; permettre un appui sur les avancées des autres (comme pour le Plan belge et celui de Catalogne, avant la guerre); soutenir les tentatives, parfois isolées, d'éducateurs étrangers en leur permettant de se fédérer.
 
Le respect des caractéristiques locales
 
Si les principes sont universels, les réalisations pratiques ne peuvent faire abstraction des conditions locales de vie, de travail et d'organisation (développement économique et social, système politique). Sur le plan administratif, l'organisation de l'école ne se règle pas toujours à l'échelon national, et peut être différente selon la Région, la Province ou le Canton. En tenir compte n'est pas du particularisme mais respect des diversités.
 
Des groupes nationaux ou régionaux
 
Dès le début, il y a eu un groupe belge francophone qui devient L'Education Populaire. Après la guerre, se développe un groupe vaudois, puis dans d'autres cantons suisses. Au cours des années 60, le Québec prend conscience de son retard pédagogique et les contacts se multiplient alors avec l'ICEM. La décolonisation de l'Algérie ne rompt pas, bien au contraire, les liens entre enseignants des deux bords de la Méditerranée. Il en est de même en Tunisie et au Liban. Des contacts sont maintenus avec les pays d'Afrique francophone. 
Le groupe espagnol a été décimé par le franquisme, mais il ne meurt pas pour autant. D'abord en essaimant en Amérique latine: au Mexique où Redondo fonde une école Freinet, à Cuba où Almendros parviendra à diffuser la pédagogie Freinet dans l'élan de la révolution castriste (mais des communistes français iront au nom du marxisme condamner cette évolution). On constatera aussi des noyaux en Argentine, en Colombie et surtout au Venezuela. Après la disparition du franquisme, le mouvement espagnol prouvera par son dynamisme qu'il n'avait jamais disparu. Il existe des groupes au Portugal et dans plusieurs états du Brésil.
En Allemagne, les contacts avaient été brisés par le nazisme, mais se renouent très vite dans l'après-guerre, autour de Sarrebrück, puis Heidelberg et Brème. Aux Pays-Bas, se constitue un, puis plusieurs groupes; de même en Belgique flamande. Même quand il ne s'agit pas forcément de mouvements constitués, on observe des traductions d'écrits de Freinet en danois, suédois, norvégien, finnois.
L'Italie possède un mouvement d'Ecole Moderne très actif qui a la sympathie du Parti Communiste Italien, à la différence de l'ICEM avec le PCF (mais ce n'est pas le seul point sur lequel divergent les deux partis "frères"). Le mouvement polonais est soutenu par la recherche pédagogique de son pays. Des contacts s'établissent avec la Tchécoslovaquie, notamment autour de l'enseignement artistique. Des traductions de Freinet se diffusent également en Grèce, Roumanie, Hongrie.
Les contacts avec le Japon ont commencé par des échanges en espéranto pour aboutir à l'existence d'un mouvement significatif. Le Viet-Nam a publié des textes de Freinet. Tout récemment, on voit ressurgir un intérêt chez certains enseignants russes qui renouent avec les préoccupations de certains de leurs collègues des années 20.
On observera que le monde anglo-saxon est curieusement absent de cette énumération, malgré l'action déterminée de quelques personnalités. Le fait que la pédagogie de ces pays n'ait pas eu le caractère rigide que combattait Freinet, a-t-il fait croire qu'ils n'avaient rien à tirer de son œuvre?
 
Comment expliquer une telle diversité?
 
On peut être surpris de voir des éducateurs s'intéresser à la pédagogie Freinet pour éduquer les enfants de bidonvilles d'Amérique latine tout autant que ceux des quartiers modernes de Kobé ou de Montréal. Le fait que cette pédagogie ne propose pas une méthode rigide, mais s'enracine puissamment dans le milieu, permet d'affirmer aussi bien qu'il s'agit d'une pédagogie du Tiers-Monde, que s'adressant aux pays les plus développés.
La survie sous les régimes totalitaires surprend davantage. En Espagne, après la 2e guerre mondiale, s'était retissé un réseau autour des universités d'été, alors qu'au Portugal de Salazar, c'est dans le domaine de l'enseignement spécialisé qu'il parvenait à travailler. Dans les années 60-70, un éditeur catalan, Laïa, publiait la traduction des principaux textes de Freinet en castillan et en catalan. Comme je m'étonnais que cela soit toléré par le régime, le courageux responsable me dit que la censure est plus bête qu'on ne l'imagine et qu'il faut toujours en profiter (ce qui ne l'avait pourtant pas empêché d'être inquiété et parfois interdit).
Une anecdote montre l'ambiguïté et le danger de la situation: une enseignante portugaise séjournant en France avait demandé à participer aux journées d'été à Vence. Elle fut accueillie chaleureusement par les militants français comme une évidente opposante au fascisme. Elle disparut au bout de deux jours et le consulat du Portugal à Marseille nous téléphona pour s'inquiéter de ce qui avait pu tant choquer cette demoiselle. Se croyant dans son pays, elle était allée tout bonnement nous dénoncer aux autorités. Renseignement pris auprès de nos militants, aucun n'avait été en mesure de donner à cette personne des noms ou des adresses de camarades portugais, sinon ces derniers couraient le risque d'une arrestation.
 
Des manifestations internationales
 
Le congrès de l'ICEM n'hésite pas à se dénommer "Congrès international de l'Ecole Moderne", même si 90% de ses participants sont français. Il n'en reste pas moins que le nombre d'enseignants hors-frontières est significatif et diversifié.
En 51, les Pays-Bas organisent un congrès d'été de l'Ecole Moderne, puis les Italiens à Pise en 52; un certain nombre de Français y participent. Se constituent également des stages franco-italiens au Val d'Aoste, des stages méditerranéens réunissant Français et Maghrebins. Plus tard, s'instaurera une tradition de Rencontres Internationales d'Educateurs Freinet (RIDEF) qui changent chaque fois de pays d'accueil et même de continent.
 
L'officialisation d'une fédération internationale
 
L'important pour Freinet, c'est que les choses existent et fonctionnent. S'il officialise en 57, au congrès de Nantes, une Fédération Internationale des Mouvements de l'Ecole Moderne (FIMEM), c'est qu'il espère que la reconnaissance par l'UNESCO de cette organisation donnera plus de poids à chacun des mouvements auprès de son propre gouvernement. Et c'est vrai pour la France où son poids personnel auprès de l'administration n'a aucune commune mesure avec le rayonnement international de son œuvre. Il est significatif qu'on voie alors le Quai d'Orsay accorder des bourses de voyages à des enseignants étrangers participant à un congrès de l'ICEM que l'Education Nationale ne reconnaît que du bout des lèvres, sans jamais le subventionner.
 
Un plan d'alphabétisation pour le Tiers-Monde
 
Alors que se multiplient des opérations d'alphabétisation dont les résultats s'avèrent très faibles si un réseau éducatif n'assure pas la continuité, Freinet propose une démarche calquée sur sa pratique scolaire: expression et échange. Il suggère que dans chaque village, sous la conduite d'un moniteur alphabétisé, les habitants apprennent à mettre noir sur blanc ce qu'ils pourront reproduire par duplication et échanger, par messagers s'il manque un réseau postal, avec les villages environnants. Un ou des responsables itinérants aideraient à approfondir ces éléments en proposant des lectures, des documents. Cette démarche ressemble à la pratique de Paulo Freire au Brésil, quelques années plus tard, pratique applaudie par certains qui, comme Garaudy, avaient vilipendé Freinet, pédagogue antiprogressiste.
En tout cas, les propositions de Freinet resteront enfouies dans des tiroirs. Comment accepter que des populations soient appelées à s'exprimer et peut-être à prendre conscience de leur exploitation par des potentats locaux ou les multinationales du néocolonialisme?
 
 
 

 
Des mois jalonnés de déchirures
 
Rupture à la CEL
 
Claude Pons, instituteur du Lot-et-Garonne venu enseigner plusieurs années à l'école Freinet, a été appelé par Freinet pour prendre sa place à la direction de la CEL et lui permettre de se consacrer uniquement à la pédagogie. Pons se montre compétent et dynamique, fait des tournées appréciées dans certains groupes départementaux. Il ne se contente pas d'être gestionnaire de la coopérative, mais voudrait donner plus d'efficacité aux chantiers d'éditions pédagogiques en constituant des équipes qui se réunissent parfois à Cannes, alors que Freinet regroupe les siennes à Vence. Cela montre la difficulté de disjoindre, comme on avait cru pouvoir le faire en 1945, l'animation pédagogique et la diffusion.
A la fin de 1964, le climat se dégrade avec Freinet qui exige du CA CEL le départ de Pons, remplacé d'urgence par son adjoint Robert Poitrenaud. A l'ordre du jour de l'assemblée générale de la CEL du congrès de Brest (Pâques 65), le premier point est d'entériner le renvoi de Pons. Freinet annonce qu'il n'assistera pas à la discussion et au vote sur ce sujet; on viendra le rechercher pour la suite de l'AG. C'est un moyen de pression sur l'assemblée: si celle-ci n'entérine pas la décision prise, il ne reviendra pas en séance. Pour condamner cette manœuvre, plusieurs anciens dont Alziary et Gouzil sortent également, après avoir dit que les faits reprochés à Pons étaient des pratiques courantes de Freinet quand il gérait la coopérative. D'autres anciens, dont Faure, tentent d'expliquer qu'il est nécessaire de nettoyer la plaie. Aux questions sur les reproches précis formulés contre Pons, ne sont fournies que des réponses ambigües sur le danger de révéler publiquement des faits pouvant provoquer des mesures administratives contre la CEL. Dans les travées, quelques initiés parlent à demi-mot d'une caisse noire de ventes au comptant, ayant servi à payer certaines primes ou heures supplémentaires (Elise allant même jusqu'à insinuer que Pons aurait puisé personnellement dans cette caisse). Quand on sait que l'essentiel des ventes de la CEL se fait par correspondance avec facture, ce reproche semble un faux prétexte.
Cette volonté de nous faire voter, sans dire clairement pour ou contre quoi, semble inacceptable à certains d'entre nous. Notre confiance en Freinet n'efface pas celle que nous témoignons aussi aux anciens qui sont sortis après lui. Un certain nombre de camarades et moi refusons de prendre parti sur des faits que nous ignorons. En définitive, malgré ces refus de vote, la décision est entérinée. Freinet revient en séance, apparemment satisfait. Ce que l'on appelle "l'affaire Pons" n'est pourtant pas réglée. Un militant corrézien, Bourdarias, ayant lancé une souscription pour venir financièrement en aide à Pons, écarté brutalement de sa responsabilité, Freinet entre en fureur et menace de rompre avec tous ceux qui auront souscrit.
Les raisons avancées ne sont que des prétextes. Freinet me confirmera que son principal reproche à Pons, c'est d'avoir voulu l'évincer: "Tu te rends compte que, sans m'en parler, il avait vidé de ses meubles mon bureau de la CEL pour en disposer à d'autres usages." Personnellement, je crois plutôt à de la maladresse qu'à la volonté d'évincer Freinet. En réalité, ce dernier supportait mal de se sentir hors des circuits dont il avait été le centre pendant si longtemps. Par souci d'efficacité, l'ancien disciple attentionné avait sans doute tendance à laisser à l'écart le vétéran qui lui avait tout appris. Douloureux drame d'un transfert de responsabilités.
 
Conflit à l'école Freinet
 
Quelque temps après le congrès et sans attendre la fin de l'année scolaire, Bombonnelle, instituteur à l'école Freinet, est renvoyé pour "incompétence", publiquement dénoncée (sans toutefois citer son nom) par Elise Freinet dans une brochure sur la part du maître (BEM n° 40-41, Huit jours de classe ). Les rapports amicaux entre Bombonelle, Pons et sa compagne Malou (qui était institutrice à l'école Freinet) sont sûrement un facteur aggravant du conflit. Dès que je l'avais appris, j'avais écrit à Freinet pour lui rappeler les difficultés spécifiques de tout enseignant à l'école Freinet. J'espèrais calmer un peu sa véhémence, mais il était trop tard.
 
Tête à tête à Cannes et Vence
 
Début décembre 65, je reçois, comme quelques militants, la proposition de participer à Cannes, entre Noël et le Jour de l'An, au Festival du Film des Jeunes. Freinet annonce que l'ICEM remboursera voyage et hébergement collectif aux responsables qui y participeraient et pourraient se réunir avec lui en marge du festival. Personnellement, je n'accepte jamais d'engagement militant à cette période de fêtes familiales, mais quand, pour la deuxième fois, Freinet ajoute un mot personnel pour demander si je viendrai, je comprends que c'est un appel et ma femme elle-même estime que je dois me rendre à Cannes.
En plus de M.E. Bertrand, nous ne sommes que trois de l'ICEM à ce festival: le couple Etienne, militants varois, et moi (P. Guérin, responsable de la commission audiovisuelle, nous rejoint pour une journée, afin de rencontrer aussi Freinet). A plusieurs reprises, Freinet me parle longuement en tête-à-tête des négociations avec les autres mouvements et de l'avenir de l'ICEM. Cela concerne en partie mon rôle de négociateur, mais je crois qu'il veut surtout sentir s'il peut encore compter sur ma fidélité. Celle-ci ne fait aucun doute: je n'ai jamais hésité à lui faire part de mes divergences de pensée et, de ce fait, il n'existe entre nous aucun non-dit et je me sens indéfectiblement à ses côtés dans cette période difficile. Je suis frappé par le sentiment de fatigue et peut-être de solitude qui émane parfois de lui. Il se sent mal compris depuis qu'il a vu certains amis proches réagir négativement aux bandes enseignantes dans lesquelles il fonde tant d'espoir. Il regrette sans doute que nous ne soyons pas plus nombreux à être venus discuter avec lui, ces jours-ci.
Il reste pourtant plein d'idées et de projets, notamment en direction des parents. Il voudrait que l'Association pour la Modernisation de l'Enseignement (AME) devienne une grande association populaire. Il renoue une nouvelle fois avec son espoir d'un Front de l'Enfance, trente ans plus tôt.
Il est persuadé que la pédagogie Freinet représente l'alternative de masse, à condition de ne pas la présenter d'emblée comme un bouleversement des habitudes et de montrer que l'on peut pratiquer une transformation progressive, d'autant plus irréversible qu'elle ne sera pas trop insécurisante. Cette attitude n'est certes pas nouvelle chez lui, mais le fait qu'il y insiste tant au début de sa 70e année en fait presque un testament pédagogique.
Quelques semaines plus tard, il développera ce thème dans le Mémento de l'Ecole Moderne (DP 19) et le résumera, pour la préparation du prochain congrès à Perpignan, en 14 points dont je ne reproduis que les têtes de paragraphes (E 9, fév. 66, p.3):
1 - La condition préalable pour aborder nos techniques et notre pédagogie, c'est d'en sentir intensément l'urgente nécessité.
2 - Si vous êtes persuadé qu'il faut que cela change, vous allez vous engager tout de suite dans la voie nouvelle.
3 - Une forme nouvelle de travail suppose d'autres outils et d'autres techniques.
4 - Pendant longtemps iront de pair dans votre classe des pratiques traditionnelles et des pratiques nouvelles. Pour éviter de plafonner à un niveau très insuffisant, il faut absolument vous pénétrer de l'esprit de cette nouvelle pédagogie qui permettra de vous orienter dans le dédale de votre comportement scolaire.
5 - Commencez par le texte libre, mais il faut, pour le motiver, l'édition d'un journal et la pratique de la correspondance.
6 - Si vous le jugez nécessaire, conservez le manuel de lecture jusqu'à ce qu'il s'élimine lui-même comme superflu.
7 - Attention à la tendance qui s'établit d'utiliser tout simplement le texte libre pour remplacer le texte d'auteur comme base des exercices courants de grammaire et d'orthographe. Les enfants risquent de se dégoûter d'un texte libre ainsi scolarisé.
8 - C'est vers de nouveaux rapports élèves-élèves et élèves-maître qu'il faut vous orienter. C'est à même le travail bien compris que s'instituera un maximum de liberté. Le passage d'une forme de discipline à l'autre se fera ainsi insensiblement sans hiatus dangereux.
9 - Vous organiserez le plus tôt possible la coopérative scolaire. Mais ne prétendez pas lui laisser très vite le soin de régler tous les rapports. La coopérative telle que nous l'entendons n'est qu'une forme d'organisation du travail.Votre autorité ira diminuant au fur et à mesure que s'organise le travail. Cette évolution peut demander plusieurs mois. Ne vous en étonnez pas et ayez confiance.
10 - Vous organiserez le plus vite possible le travail individualisé des enfants qui le préfèrent au travail collectif sous le contrôle du maître. Au début, ce travail individuel peut être prévu dans le cadre de votre travail traditionnel.
11 -  Vous tenez  aux notes et aux classements? Ma foi, ne les supprimez pas d'autorité: attendez de les avoir remplacés par une autre organisation (plan de travail, autoévaluation, graphique des résultats, brevets).
12 - Ne supprimez pas radicalement les leçons magistrales, mais remplacez-les par des leçons a posteriori. Après le travail de base de recherche et d'expérimentation par les enfants, vous faites la synthèse qui vous permet aussi de combler les trous constatés dans les acquisitions.
13 - Faites faire des conférences à vos enfants. Ils y excellent et tout votre enseignement en bénéficiera.
14 - Peu à peu, selon vos possibilités,vous transformerez votre classe en classe-atelier.
L'Ecole Moderne est l'école de la loyauté. N'essayez plus de faire prendre à vos enfants des vessies pour des lanternes. Expliquer-leur loyalement les raisons et le pourquoi de vos faits et gestes (y compris le bachotage pendant quelques semaines avant les examens).
C'est en généralisant le plus vite possible ce dialogue de travail avec nos enfants, c'est en faisant confiance à leur bon sens et à leur naturel désir d'efficience et de travail que nous surmontons radicalement tous les traquenards de la scolastique. Les chemins vous sont ouverts. Ne vous y engagez pas en regardant en arrière, ce qui n'est jamais recommandé. Faites confiance à la vie.
A l'issue de nos échanges, Freinet m'invite à venir déjeuner chez lui à Vence avant mon départ. C'est l'occasion de retrouver Elise que je n'avais pas vue depuis longtemps. Celle-ci nous amène à reparler de Pons et de Bombonnelle. Freinet ne veut pas que je pense que les torts puissent être de son côté. Sensibilité exagérée de vieux leader ou maladresse de Pons, il s'est senti éliminé de cette CEL qu'il avait portée à bout de bras depuis si longtemps.
Elise est la plus intraitable, elle voudrait même que Freinet quitte tout et se retire avec elle à Vallouise pour écrire. Mais comment pourrait-il abandonner le contact avec les enfants et le mouvement?  L'attitude d'Elise est peu cohérente: elle prétend protéger Freinet en estimant qu'il perd son temps avec le mouvement et le poids de son école, mais elle combat tous ceux qui pourraient prendre une relève, en leur reprochant de faire de l'ombre au maître.
Peut-être parce qu'il sait qu'il n'y eut jamais en moi d'obéissance inconditionnelle, Freinet semble sensible à ma fidélité et à mon affection. Une fidélité et une affection largement répandues parmi les militants, mais qu'il a sans doute du mal à percevoir dès lors que ce mouvement qu'il a impulsé de son inlassable énergie semble parfois lui échapper ou du moins ne plus réagir au premier appel.
 
Une tentative de déstabilisation
 
En février 66, je me trouve soudain confronté à une situation délicate. Tous les responsables des mouvements d'éducation nouvelle que je rencontre pour la déclaration commune, ont reçu une brochure intitulée Contribution à l'histoire du mouvement Freinet, signée de Faligand (responsable du groupe parisien, en conflit ouvert avec Freinet depuis l'été précédent), Bombonnelle  et Gilbert-Collet. Une brochure diffusée surtout hors du mouvement (écoles normales, centres de formation, mouvements d'éducation) dans le but évident de déstabiliser Freinet. Mlle Valloton, animatrice de l'école Decroly, m'accueille ainsi : "Eh bien! il s'en passe de belles dans votre mouvement!" Il s'agit en effet d'une violente diatribe contre "l'autocratie" de Freinet. Je suis le seul de l'assemblée à n'avoir pas reçu la brochure et Gisèle de Failly doit me prêter son exemplaire pour que je dispose par la suite de la même information que mes interlocuteurs.
Même en admettant l'exactitude de quelques faits cités, le procédé est tellement odieux qu'il suscite plutôt le mépris des responsables des autres mouvements d'éducation nouvelle, selon le principe : "On doit laver son linge sale en famille". En revanche, il est facile de deviner l'impact dans des lieux où Freinet n'est déjà pas en odeur de sainteté.
 Le groupe parisien fait scission pour la deuxième fois en 5 ans. En fait, très peu de militants de la région soutiennent Faligand qui avait contribué à la rupture avec Fonvieille et Oury. Les plus nombreux, écœurés par son attitude manœuvrière, ne participant plus aux réunions du groupe, il obtient ainsi une majorité à l'AG de rupture avec Freinet et avec l'ICEM. Il conserve, de ce fait, le titre d'IPEM (Institut Parisien de l'Ecole Moderne) ainsi que le matériel et la caisse du groupe. Les autres militants, en réalité majoritaires, reconstitueront aussitôt non plus un seul groupe parisien, mais un groupe dans chacun des récents départements d'Ile-de-France.
 
Le premier congrès sans Freinet
 
Peu de temps après cette nouvelle "affaire" qui n'est que le prolongement des deux autres, une circulaire confidentielle apprend aux principaux responsables du mouvement que Freinet vient d'avoir une attaque et ne participera pas au congrès de Perpignan (Pâques 66). Avec quatre autres camarades, je suis désigné pour animer et coordonner le congrès en son absence, une absence que les congressistes n'apprendront qu'à leur arrivée sur place.
Notre première préoccupation est d'empêcher l'éclatement de l'ICEM. Heureusement, la diffusion de la brochure en priorité vers l'extérieur a provoqué un véritable électrochoc et un réflexe de solidarité au sein du mouvement. Les militants, même contestataires, rejettent fermement un tel comportement. Les amis de Pons, à sa demande, désirent mettre un terme au conflit qui pourrait compromettre l'avenir. Une quasi unanimité se constitue pour exclure de la CEL (il n'y a pas d'adhésion ICEM) les trois signataires de la brochure, dont seul Bombonnelle a le courage d'assister personnellement à l'AG. Peut-être vient-il de comprendre qu'il a été utilisé par Faligand dans une machination, il est malheureusement trop tard. On pouvait comprendre son indignation en se voyant publiquement mis au pilori, notamment par Elise Freinet, mais comment l'absoudre de s'être associé à une dangereuse tentative de déstabilisation du mouvement.
Une intervention enregistrée de Freinet vient clore ce premier congrès sans sa présence. P. Guérin qui l'a réalisée nous explique en privé qu'il a fallu s'y reprendre à plusieurs fois pour l'enregistrer et donner par le montage l'impression de continuité de l'expression de cet homme épuisé.
Finalement le congrès s'est bien déroulé grâce à la mobilisation générale de tous les militants. Freinet, sans doute rassuré sur la réalité de son mouvement, reprend vigueur, nous remercie chaleureusement et refait des projets. C'est bon signe.
Aux journées de Vence, en août 66, nous le retrouvons, assez fatigué mais confiant. L'épreuve semble surmontée. Nous voyons à nouveau l'avenir avec optimisme.
 
Epilogue
 
Le 8 octobre 66, un ami me téléphone pour m'avertir que la radio vient d'annoncer la mort de Freinet. Peu de temps après, je reçois un télégramme de Cannes annonçant ses obsèques. Entre amis rouennais et parisiens, nous partageons les banquettes du même compartiment du train de nuit, car nous n'avons pu retenir de couchettes. Dès notre arrivée à Cannes, nous nous rendons à la CEL où Bertrand demande aux membres des CA de signer une décision transférant la gérance des revues sur Elise Freinet, afin d'assurer dans l'immédiat la continuité des éditions. Des camarades venus en voiture nous conduisent à Vence où doit se faire la levée du corps, avant le départ pour Gars où Freinet a demandé d'être inhumé.
Nous en apprenons plus sur ses dernières heures: victime d'un malaise, il est tombé lourdement et s'est gravement blessé. Certains estiment qu'un appel immédiat au service médical d'urgence aurait peut-être pu le sauver. J'ignore si cela aurait pu éviter la mort, mais le vrai problème est de savoir de quelle façon Freinet aurait survécu. S'il avait dû se sentir très diminué après cette nouvelle défaillance, l'épreuve aurait été trop douloureuse. Mieux vaut alors pour lui qu'il n'en ait pas réchappé et que nous gardions tous l'image du militant qui jusqu'au bout tint sa place.
A Vence, nous attendons tous sur le chemin, au bas de l'Auberge. Elise, entourée de sa famille, refuse toute visite et ne fera pas le voyage de Gars. Le long convoi funèbre se met en marche. La route sinueuse et accidentée semble interminable. Aucun de nous ne connaissait Gars autrement que de nom. Nous devons quitter les voitures avant l'entrée du village. Des habitants, âgés pour la plupart, accueillent le retour au pays de leur ancien compagnon de jeux ou de classe. Nous nous sentons soudain hors du temps, dans ce milieu qui a si fortement marqué le petit Célestin, soixante-dix ans plus tôt. Aucune cérémonie particulière, aucun discours, la simple inhumation silencieuse qui symbolise que la boucle vient de se refermer. Moment d'intense émotion.
Au retour de Gars, des amis me déposent à l'aéroport de Nice, car je dois reprendre la classe à Rouen demain matin. Chez moi, je trouve au courrier une lettre de Freinet, l'une des dernières qu'il ait envoyées, elle a été dactylographiée à Cannes. Il m'y parle des discussions en cours avec l'OCCE et, à propos de la déclaration commune des mouvements d'éducation nouvelle, il semble un peu agacé par mon insistance à vouloir qu'on publie l'intégralité du texte et non des extraits comme il voudrait le faire. C'est le drame de la mort que de rompre soudain le dialogue sans permettre de dissiper un malentendu, si léger soit-il.
Désormais, nous devrons prouver que Freinet nous a rendus autonomes, capables, certes, de continuer seuls, mais tristes de ne plus pouvoir bénéficier du dialogue avec lui pour affûter notre pensée et approfondir nos actes.
 
Alors qu'il avait refusé tout discours autour de sa tombe, je pense qu'il aurait accepté que l'on rappelle, comme seule parole d'adieu, la version originelle du Dit de Mathieu: Nous avons posé notre pierre
Je me suis baissé en passant. J'ai courbé une branche qui n'encombrera plus le chemin. J'ai posé une pierre comme un repère et un signal; j'ai, de mon couteau, creusé une gouttière qui recueille l'eau de la source et à laquelle viendront boire les enfants et les brebis.
Vous direz que c'est peu de choses en regard de ce qui pourrait être fait pour simplifier et humaniser la vie du berger.  Mais si chaque berger faisait chaque jour cette part d'œuvre pratique au service de la communauté, notre métier en serait, dès à présent enrichi et facilité.
Que m'importent la pensée et l'esprit de tous les bergers qui sont passés avant moi sur la montagne, si aucun d'eux n'a posé sa marque ni sur le sentier qui monte, ni dans les habitudes des brebis qui s'en vont à travers les drailles.
La fumée monte aussi en volutes bleutées entre les toits des maisons et les arbres de la colline. Et les nuages, dans le ciel, semblent inscrire des hiéroglyphes qui nourrissent le rêve des enfants désœuvrés.
Que m'importent les théoriciens qui ont bâti, en volutes de fumée, des systèmes que le vent balaie comme il désagrège les nuages chimériques. D'autres, avant eux, avaient parlé avec intelligence et autorité. Mais ils n'avaient pas, de leur pied obstiné, marqué la trace du sentier; ils n'avaient pas posé la pierre directement, ni creusé la gouttière. Ce sont en définitive les imprimeurs de livres, les inventeurs de plumes, les fabricants de machines à écrire et d'imprimerie, les animateurs du cinéma et de la radio qui jalonnent, marche à marche, le lent progrès de la pédagogie.
Pendant trop longtemps, les uns ont parlé sans œuvrer, les autres œuvré sans avoir le droit de parler, comme des travailleurs qui ne se rencontreront jamais dans le tunnel où ils se sont engagés.
Nous avons posé notre pierre. Nous savons qu'elle aidera et guidera ceux qui viendront après nous pour continuer la route.
                                                 C. Freinet (DdM, p. 167; II, p. 201)

 
Pour conclure
 
Nous voici arrivés au terme de ce livre. Certains auraient peut-être préféré l'image sans faille d'un héros de légende. Notre siècle a montré, plus qu'aucun autre, que le culte des héros est souvent une imposture et que, dans les meilleurs cas, il déresponsabilise les admirateurs, appelés simplement à imiter de loin leur modèle hors de portée. Nul doute que le créateur de la pédagogie Freinet eût détesté cela. Son mérite principal est de nous avoir communiqué le courage et l'enthousiasme de continuer après lui, sans répéter servilement ce qu'il disait et faisait.
Si j'ai sous-titré: "un éducateur pour notre temps", c'est que sa façon de poser les problèmes me semble de plus en plus nécessaire aujourd'hui et demain.
 
Des principes qui assurent la modernité de l'œuvre de  Freinet
 
- Une logique du vivant face aux problèmes humains, ce qui implique le respect de la globalité complexe, de la continuité, en refusant les tronçonnages arbitraires, les rigidités dogmatiques.
- La prise en compte du caractère unique de chaque être, rencontre exceptionnelle de gènes et d'événements, ce qui exige non seulement la tolérance des diversités mais leur exaltation, avec la certitude que l'unité fondamentale de l'espèce est trop forte pour être rompue par les différences.
- Une dialectique de la personne individuelle et de la collectivité qui se renforcent l'une par l'autre, dans un perpétuel va-et-vient.
- Une dynamique de l'échange, comme principal moyen d'enrichissement, d'approfondissement et de régulation, ce qui exige le refus des systèmes cloisonnés, des ghettos, des hiérachies définitives.
- Le refus de la hantise de la pureté culturelle, version intellectuelle de la pureté ethnique, ce qui implique aussi bien le respect de toutes les diversités originelles que leur brassage et leur métissage dans la fraternité.
- Le réalisme qui se méfie des proclamations et ne s'intéresse qu'à la possibilité d'entreprendre sans retard les actions dont on se sent capable.
- La prise de responsabilité prenant le pas sur l'obéissance passive qui justifie tous les abandons, toutes les dérives.
- L'inventivité, la création préférées à la reproduction de schémas appris dont on s'aperçoit toujours trop tard qu'ils mènent à des impasses.
- L'émulation qui stimule prenant toujours le pas sur la compétition qui exclut les perdants.
- L'ambition éducative s'appuyant non sur un volontarisme borné mais sur la modestie du pouvoir de l'éducateur, voué essentiellement à une meilleure organisation du milieu de vie des enfants, notamment l'école.
- La rupture de l'isolement des éducateurs, pas seulement pour la mobilisation revendicative, mais par la mise en chantier immédiate de solutions alternatives.
- Un courage indéracinable, ancré dans la conviction sans cesse affûtée qu'il n'est pas nécessaire d'être un héros pour commencer la transformation du monde.
Ce programme d'action et de pensée, plus urgent que jamais, on le trouve dans l'œuvre de Freinet, pas seulement inscrit dans des paroles, traduit dans des actes quotidiens. Mais le chapitre le plus important d'une œuvre, c'est celui que le lecteur inassouvi aura envie d'inventer à partir du point final. A votre tour, maintenant.

 
 
Glossaire
 
Art enfantin (AE): revue dirigée par Elise Freinet à parir de 1959
Bande enseignante: séquence programmée autocorrective, imprimée sur une bande de papier; on la déroule dans une boîte enseignante
Bibliothèque de l'Ecole Moderne (BEM): collection de petites brochures pédagogiques publiée à partir de 1960
Bibliothèque de Travail (BT): revue documentaire "pour le travail libre des enfants", créée en 1932
BT junior (BTJ): revue créée en 1965 pour les petits
BT sonore (BT son): reportages documentaires sonores publiés à partir de 1960
Brochures d'Education Nouvelle Populaire (BENP): collection de brochures pédagogiques créée en 1937
Coopérative de l'Enseignement Laïc (CEL): coopérative d'édition et de diffusion du mouvement
Conseils aux Parents (CaP): ouvrage de Freinet publié pour la première fois en quatre parties dans la revue belge Service social  en 1943
Dits de Mathieu (DdM): billets de Freinet, regroupés en brochures puis en livre
Dossiers pédagogiques (DP): brochures du même esprit que les BENP
L'école Freinet, réserve d'enfants (EFRE): livre d'Elise Freinet publié en 1974
L'Educateur (E): titre donné  à partir de 1939 à la revue dirigée par Freinet
L'Educateur Prolétarien (EP): revue pédagogique dirigée par Freinet entre 1932 et 1939
L'Education du Travail (EdT): ouvrage publié par Freinet en 1949
L'enfant artiste : ouvrage d'Elise Freinet publié en 1963
Enfantines : collection de brochures précédemment appelées Extraits de la Gerbe
Essai de Psychologie Sensible (EPS): ouvrage de Freinet publié en1950
Fichier Scolaire Coopératif (FSC): fichier documentaire créé en 1929
Gerbe : revue de textes d'enfants destinée aux enfants, créée en 1927
Groupe Français d'Education Nouvelle (GFEN): section française de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle; Freinet y milite activement à partir de 1936, puis s'en éloigne en 1946
Naissance d'une Pédagogie Populaire (NPP): ouvrage d'Elise Freinet sur les débuts du mouvement, publié en 1949
Pionniers : titre du journal de l'école Freinet depuis 1935
Plan de travail: prévision par l'enfant de son travail individuel de la semaine; un graphique évalue ensuite le travail accompli
Profil vital: graphique proposé par Freinet pour visualiser les caractéristiques personnelles d'un enfant
Société anonyme Techniques Freinet (SATF): société commerciale constituée par un remboursement, sous forme de matériel, de la dette de la CEL envers le famille Freinet
Supplément BT (SBT): supplément documentaire constitué de travaux pratiques et de textes, complétant les BT
Techniques de Vie (TV): revue sur les "fondements philosophiques de la pédagogie Freinet", publiée entre 1959 et 1962; deviendra ensuite le bulletin interne de l'ICEM
L'Union (U): bulletin du Comité departemental de Libération des Hautes-Alpes à Gap, en 1944-45
 

 
 
Repères chronologiques
 
Juillet 1936 :         Insurrection militaire du général Franco
Septembre 1936 :    Constitution des Brigades internationales pour aider                             les   Républicains espagnols
Octobre 1936 :               Rapprochement des groupes CEL avec le GFEN
Octobre 1937 :               Freinet demande la suppression, puis la réforme du Certificat                                       d'Etudes Primaires
Janvier 1937 :               Départ aux Brigades de Frédéric Ursfeld, éducateur à l'école                                       Freinet
Février 1937 :               Arrivée à l'école Freinet des premiers enfants espagnols
Pâques 1937 :                Congrès CEL à Nice
Eté 1937 :              Chute de Bilbao et Santander
                             Afflux croissant de petits réfugiés espagnols
Septembre 1937 :           Création des Brochures d'Education Nouvelle Populaire
Pâques 1938 :                Congrès CEL à Orléans
Septembre 1938 :    Daladier et Chamberlain cèdent à Hitler à         Munich
Octobre 1938 :               Certains militants contestent la rubrique L'Histoire qui se fait,                                       coupable de ne pas applaudir aux accords de Munich
                                      Freinet salue les nouvelles Instructions Officielles
Janvier 1939 :        Chute de Barcelone
                                      Arrivée massive de réfugiés
Mars 1939 :            Ecrasement des forces républicaines espagnoles
Pâques 1939 :                Congrès CEL à Grenoble
Août 1939 :            Signature du Pacte germano-soviétique
Septembre 1939 :    Déclaration de guerre des franco-anglais contre                              l'Allemagne
                             Dissolution du Parti Communiste Français
Octobre 1939 :               L'Educateur perd son adjectif Prolétarien. Malgré cela, la revue sera souvent censurée
Novembre 1939 :       Le journal Pionniers est interdit de publication
20 mars 1940 :              Arrestation et internement de Freinet à St-Maximin
Avril-août 1940 :          L'administration s'acharne à la fermeture de l'école Freinet
22 juin 1940 :        Pétain signe l'armistice avec l'Allemagne, puis abolit la Troisième République
Février 1941 :               Freinet est transféré au camp de St-Sulpice (Tarn)
Avril 1941 :                  Elise quitte Vence pour Vallouise
Juin 1941 :            L'Allemagne attaque l'URSS
29 octobre 1941 :          Freinet est libéré du camp et rejoint Elise à Vallouise
                                      Il écrit ses principaux ouvrages publiés après la guerre
Mai-décembre 1942:      Freinet publie Conseils aux parents dans la revue belge    Service social
6 juin 1944                    Freinet prend des responsabilités au maquis FTP de Béassac,                                       près de Vallouise
Eté 1944 :                      Freinet entre au Comité Départemental de Libération à Gap
Décembre 1944 :            Envoi d'une première circulaire aux militants
                                      Freinet adresse à la commission Langevin un texte sur la                                       Formation de la jeunesse française
Février 1945 :               Freinet prend la direction du centre scolaire de Gap
                                      Envoi du premier n° d'après guerre de L'Educateur
Avril 1945 :                  Publication de L'Ecole Moderne Française (éd. Ophrys)
Juin 1945 :                    Les groupes CEL sont invités à rejoindre le GFEN
Juillet 1945 :                Tentative d'Union Pédagogique regroupant mouvements éducatifs                                       et syndicats enseignants
Décembre 1946 :            AG de la CEL à Deuil (S. et O.) où est transférée la coopérative                                       sous la direction commerciale de Pagès
Février 1946 :               Du fait de nombreux blocages locaux, Freinet prend distance                                       avec le GFEN
                                      Freinet lance le projet de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne
Avril 1946 :                  Rupture avec Pagès qui fonde sa propre entreprise commerciale;                                       la CEL revient à Vence, puis à Cannes
                                      Publication de La santé de l'enfant d'Elise Freinet (éd. Ophrys)
Juin 1946 :                    Freinet publie ses projets de brevets pour l'école primaire
Avril 1947 :                  Congrès de Dijon, l'ICEM est officiellement créé
Juillet 1947 :                Premier voyage-échange entre classes correspondantes
Décembre 1947 :     Scission de la CGT entre communistes et non                              communistes
Mars 1948 :                   Premiers chefs d'œuvre complétant les brevets
Pâques 1948 :                Congrès de Toulouse
                                      Publication de Conseils aux parents (éd. Ophrys)
Début 1949 :                  Publication de L'Education du Travail (éd. Ophrys)
Pâques 1949 :                Congrès d'Angers, projection de L'Ecole Buissonnière
Mai 1949 :                     Publication de Naissance d'une Péédagogie Populaire (éd. Ecole                                       Moderne)
Pâques 1950 :                Congrès de Nancy, charte de l'Ecole Moderne
                                      Publication de l'Essai de psychologie sensible (éd. Ecole Mod.)
Avril 1950 :                  Premier article contre Freinet dans La Nouvelle Critique
Pâques 1951 :                Congrès de Montpellier
Mai-décembre 1951 :     Tournage à Vence des films CEL
                                      Construction des nouveaux locaux de la CEL
Pâques 1952 :                Congrès de La Rochelle, discussions autour des films CEL
Pâques 1953 :                Congrès de Rouen, suivi d'attaques dansL'Ecole et la Nation
Septembre 1953 :           Attaques de la section locale du PC contre Freinet patron
Pâques 1954 :                Congrès de Châlon-sur-Saône
Pâques 1955 :                Congrès d'Aix-en-Provence, campagne 25 élèves par classe
Pâques 1956 :                Congrès de Bordeaux
                                      Publication de Les méthodes naturelles dans la pédagogie                                       moderne
Pâques 1957 :                Congrès de Nantes, création de la FIMEM
Pâques 1958 :                Congrès de Paris
Pâques 1959 :                Congrès de Mulhouse
Pâques 1960 :                Congrès d'Avignon
Pâques 1961 :                Congrès de Saint-Etienne (rupture avec Fonvieille et Oury)
Pâques 1962 :                Congrès de Caen, insistance sur l'enseignement du calcul et des                                       sciences
Février 1963:                Freinet lance les bandes enseignantes
Pâques 1963 :                Congrès de Niort
Pâques 1964 :                Congrès d'Annecy
Septembre 1964:            Publication de Bandes enseignantes et programmation
Fin 1964 :                      Rupture de Freinet avec Pons, directeur de la CEL
Pâques 1965 :                Congrès de Brest
Février 1966 :               Diffusion hors du mouvement de la brochure de Faligand
Mars 1966 :                   Freinet tombe sérieusement malade
Pâques 1966 :                Congrès de Perpignan, le premier sans Freinet
8 octobre 1966 :            Mort de Freinet qui est inhumé dans son village natal
 
 
                                     
 
 

Repères chronologiques des techniques Freinet

 
L'imprimerie à l'école
 
Antériorité : Au début du siècle, certains établissements d'éducation possédaient, parmi leurs ateliers manuels, une imprimerie de type  professionnel artisanal. L'école du Dr Decroly à Uccle (Belgique) imprimait sa revue : "Le Courrier de l'Ecole".  Par ailleurs, l'inspecteur Cousinet publiait "L'Oiseau bleu",  recueil de textes d'enfants imprimé par un professionnel. Ces antécédents sont cités par Freinet dans son premier livre "L'imprimerie à l'école"  en 1926.
Objectif : Afin de supprimer le carcan des manuels scolaires et rompre le monopole du texte imprimé détenu par une minorité d'adultes, il faut permettre aux enfants de tous âges d'imprimer quotidiennement leurs propres textes.
Evolution de la technique : Après bien des recherches, Freinet découvre le matériel CINUP fabriqué par Ferrary à Boulogne (Seine). Il s'agit d'une petite presse en bois conçue pour permettre aux commerçants et artisans l'impression de leurs prospectus et étiquettes. Les composteurs, rassemblant chacun une ligne de caractères en plomb, sont fixés sur le volet que l'on rabat sur le socle où l'on a placé la feuille à imprimer, d'où une difficulté et une fatigue supplémentaires.
A partir d'octobre 1924, Freinet fait imprimer les enfants dans sa classe de petits à Bar-sur-Loup. L'année scolaire 1925-26, échanges d'imprimés avec une classe de Villeurbanne. D'octobre 26 à octobre 27, le nombre de classes imprimant passe de 6 à 40.
En 1927, avec la nouvelle presse Freinet, toujours en bois, les caractères sont désormais posés sur le socle (les plans sont donnés pour que les bricoleurs puissent la fabriquer eux-mêmes). En 29, un levier métallique renforce la pression du volet. En 31, début de la presse entièrement en fer. Une presse moulée en fonte d'aluminium sera diffusée après la guerre. Il existe aussi des presses à rouleau presseur et des presses semi-automatiques
Appellation : L'expression Imprimerie à l'école  désigne d'abord la technique. C'est le titre du bulletin des adhérents, de 1926 à 1932, ainsi que celui du premier livre de Freinet, édité par Ferrary, le fabricant des presses CINUP. Pendant un bon nombre d'années, c'est aussi le nom du mouvement pédagogique (on dit : "Congrès de l'Imprimerie à l'Ecole"; plus tard, on dira le congrès de la C.E.L. et, après la guerre, le congrès de l'Ecole Moderne). Désormais la technique sera dénommée simplement l'imprimerie.
  
Le texte libre
 
Antériorité : On dit que Tolstoï le faisait pratiquer, mais Freinet semble avoir puisé chez Ferrière l'incitation à faire écrire sans sujet imposé.
Objectif : Fonder l'apprentissage de la langue et de l'écriture sur le besoin d'expression des enfants.
Evolution : Freinet ne différencie pas les récits collectifs de sorties dans le milieu des textes personnels des enfants (tranches de vie, contes populaires, petits poèmes). Il introduit ensuite une page hebdomadaire: "Notre vie" qui est un message collectif. Bien qu'il utilise la mise au point du texte élu pour faire prendre conscience du vocabulaire, de l'orthographe et de la grammaire, il s'insurgera dans les années 60 contre une "scolastisation" du texte libre, certains s'en servant essentiellement comme base d'exercices de français au même titre que les phrases d'auteurs des manuels.
Appellation : Alors que certains de ses compagnons utilisent rapidement l'expression "texte libre", Freinet n'abandonnera qu'en 1946 celle de "rédaction libre", lorsqu'il s'apercevra qu'il y a confusion avec la rédaction obligatoire à sujet libre.
 
Le journal scolaire
 
Antériorité : Parmi les revues imprimées dans certaines écoles nouvelles privées, Freinet cite Le courrier de l'Ecole Decroly .
Motivation : Permettre l'échange fréquent entre classes à un tarif modique (2 centimes, au lieu de 15 pour les imprimés et 25 pour les lettres)
Evolution : Au début, c'est la notion de livre imprimé dans la classe qui s'oppose à celle du manuel. Chaque enfant possède un recueil des textes imprimés et Freinet l'appelle Livre de Vie  par analogie avec le cahier de vie  conseillé par Ferrière pour rassembler les textes personnels de chaque enfant. Quand les premiers échanges commencent, chaque enfant possède un double livre de vie, celui de sa classe et celui des correspondants. Les envois de paquets d'imprimés sont presque quotidiens.
Au début, les PTT acceptaient ces envois fréquents au tarif Périodiques, mais plusieurs collègues de grandes villes jettent l'alarme: on leur applique le tarif Imprimés, beaucoup plus élevé, et même parfois avec une surtaxe.
En février 1927, Freinet propose donc la solution de faire une déclaration officielle au Parquet local comme journal périodique. Il propose la périodicité bimensuelle et incite chacun à se choisir un titre. Pour les correspondants réguliers, il préconise de maintenir les envois plus fréquents en glissant une trentaine d'imprimés semblables sous une couverture du journal, au tarif Périodiques si c'est accepté par les postiers (sinon en appliquant le tarif Imprimés).
Cette notion de journal amène une évolution de la technique avec l'ajout d'illustrations et parfois de petits jeux, charades, etc.
C'est donc une nécessité économique qui introduit dans des échanges quasi quotidiens la notion de journal. Ajoutons que le problème n'est pas résolu définitivement. A la Libération, est constituée une Commission Paritaire des Publications de Presse qui épure la presse de l'occupation et attribue des autorisations aux nouvelles publications. En 1951, de nombreux journaux scolaires se voient contester le droit de circuler comme Périodiques. Il faudra une véhémente campagne soutenue d'interventions parlementaires pour aboutir en 1954 à une solution définitive. Afin d'éviter à la commission nationale d'être débordée de demandes (la création de nouveaux organes de presse professionnelle étant relativement limitée), l'ICEM est chargé de regrouper les demandes d'inscription de nouveaux journaux scolaires.
Evolution de l'appellation : Bien que l'on déclare comme journal ce que l'on imprime dans la classe, les enfants continuent longtemps à parler de leurs "petits livres" et Freinet insiste surtout sur le rôle du "livre de vie". C'est à partir de la réédition en 1935 du livre "L'Imprimerie à l'Ecole " que Freinet utilise l'expression "journal scolaire". Il publie un petit livre portant ce titre en 1957 (Rossignol éd.)
 
Les échanges interscolaires
 
Antériorité :  A partir de 1919, le Musée Pédagogique favorise la correspondance franco-américaine entre classes, élargie ensuite à l'Angleterre, l'Italie et d'autres pays "alliés", créant en 1923 un Office de Correspondance Scolaire Internationale. Il est probable que Freinet ignorait l'existence de cet office dont le caractère non progressiste sera critiqué par les espérantistes du mouvement en 1931.
Objectif : Ouvrir le cadre restreint de la classe et du milieu local et stimuler à la fois l'échange entre groupes d'enfants et la constitution de liens amicaux extérieurs.
Evolution de la technique : En 1925-26, Freinet échange des imprimés avec une classe de Villeurbanne. En octobre 26, début de la première correspondance interscolaire entre Bar-sur-Loup et Trégunc (Finistère): envoi régulier d'imprimés, échange de cartes postales et de productions caractéristiques de chaque région. Au début, les lettres collectives aux correspondants sont imprimées et bientôt des lettres personnelles sont envoyées à des enfants, notamment en écho à certains textes. En janvier 27, chaque enfant d'une classe se voit attribuer un correspondant précis dans l'autre, pratique généralisée ensuite.
A partir de la fin de 1926, les classes pratiquant la correspondance se multiplient au même rythme que celles qui impriment. En plus du jumelage des classes deux à deux, chacun envoie ses imprimés à toutes les autres. Quand le nombre dépasse largement la vingtaine, on devra abandonner cette pratique. En décembre 1927, un service d'échanges est créé qui, pour l'échange d'imprimés, constitue des équipes de 12 classes au sein desquelles pourront s'opérer librement les jumelages.
En mai 1929, Rousson (Gard) et Garnier (Isère) lancent l'idée de prolonger la correspondance pendant les vacances d'été en accueillant les correspondants dans les familles pendant une semaine. Pourtant, le voyage-échange le plus ancien dont un compte rendu ait été publié a lieu en 1947 entre les classes de R. Denjean (S. Mme) et P. Guérin (Aube), pratique qui se répand rapidement par la suite.
Evolution de l'appellation : En 1926, Freinet parle d'échanges interscolaires et n'utilise le mot correspondance que pour désigner les lettres manuscrites des enfants, ce qui ne représente à ses yeux qu'une partie (limitée pour des raisons financières) des échanges.
Les espérantistes du mouvement utilisent les premiers en octobre 29, l'appellation Correspondance interscolaire internationale. En 1930, on parle désormais de correspondance interscolaire  pour désigner les échanges entre les classes. Le voyage chez les correspondants est appelé voyage-échange .
 
Les illustrations du journal scolaire
 
Antériorité : Aucune relevée
Objectif : A la fois rendre la page imprimée moins austère et élargir le registre de l'expression.
Evolution : Les premiers temps, on cherche d'abord à maîtriser l'impression des textes. Dans son premier livre "L'Imprimerie à l'Ecole ", Freinet ne parle pas d'illustrations. Celles-ci apparaissent en 1927 dans les premières Gerbes  (1927) puis dans le deuxième livre "Plus de manuels scolaires " (1928). Il s'agit de clichés en carton découpé, collé sur un fond de carton.
D'autres militants recommandent le contreplaqué découpé et la plaque de zinc gravée à la pointe dure, techniques peu utilisables avant l'adolescence. La gravure sur bois ne semble utilisée que par des adultes, dont Elise Freinet et H. Bourguignon.
La polycopie, sur pierre humide ou gélatine, qui était utilisée par certains avant l'imprimerie, sert à reproduire des illustrations, souvent pâlotes.
En décembre 28, un camarade portugais conseille ce qu'il appelle "la linéogravure". A la rentrée 29, le CEL vend des plaques de lino à graver au canif. Il faudra attendre 1931 pour voir diffuser des plumes spéciales en V. Des linogravures d'enfants en une ou deux couleurs seront utilisées pour illustrer La Gerbe  lorsqu'elle doit être imprimée par un imprimeur professionnel à partir d'octobre 31.
En février 29, Leroux conseille de fabriquer soi-même un limographe à stencils. Ce type de duplicateur, constitué d'un cadre où est tendue une soie et d'un socle plat, était diffusé depuis le début du siècle, à l'intention des curés pour le tirage de leur bulletin, par la Maison de la Bonne Presse. Le limographe, bricolé ou fabriqué par la CEL, deviendra vite le complément indispensable de l'imprimerie, pas seulement pour illustrer mais aussi pour reproduire les textes dactylographiés ou gravés sur stencil (dessin ou écriture). Le mot "limographe" s'explique par la nécessité de graver le stencil sur une lime (fine plaque métallique au début, puis en celluloïd).
A signaler l'utilisation, à cette époque, du Nardigraphe, vitre dépolie sur laquelle on a dessiné avec une encre spéciale ou reporté un texte écrit sur papier avec cette encre. Le tirage ressemble un peu à celui de la litho et demande un soin particulier qui fera abandonner cette technique dans les classes. Freinet le cite néanmoins parmi les outils conseillés dans la première édition du livre "L'Ecole Moderne Française " en 1945. D'autres essais similaires sont repris en 1950 sous le nom d'aluminocopie. Les résultats décevants avec les enfants la font abandonner. Il faut mentionner également les clichés dessinés à la colle et le pochoir, plus exceptionnellement la gravure sur métal à l'eau forte.
Ces techniques d'illustration restent la base essentielle de la plupart des classes. Seul le graveur électronique vient apporter des possibilités nouvelles. La sérigraphie est expérimentée par quelques classes vers 1970.
Dans les années 60, la commission Education Spécialisée, désireuse de renouveler et de diversifier les illustrations du journal, publie plusieurs dossiers techniques sur ce problème. Quelques années plus tard, le groupe de l'Oise crée un fichier regroupant diverses techniques d'illustration, il sera republié par la CEL.
 
 
Dessin et peinture libres
 
Antériorité : Si le dessin spontané est pratiqué depuis toujours par les enfants, il ne semble pas y avoir eu d'utilisation pédagogique délibérée.
Objectif : Ne pas dissocier la découverte des techniques d'expression graphique du besoin spontané des enfants de s'exprimer par le dessin.
Evolution : Il est probable que, dans le climat de liberté d'expression  des classes, les enfants dessinaient librement mais, pendant des années, on n'en trouve pas d'autre trace que les illustrations des textes.
En novembre 1929, Marie-Louise Lagier-Bruno, sœur d'Elise Freinet, raconte comment ses enfants de maternelle illustrent les textes en papier découpé (elle utilise des chutes de papier peint). Il s'agit encore d'illustrer mais en exemplaire unique.
A partir de janvier 1931, Elise Freinet publie, sous son nom de jeune fille et d'artiste graveur dont elle signera jusqu'en 1935, un longue série d'articles  "Le dessin, première activité libre des enfants ". Elle devient en fait le promoteur, au sein du mouvement, du dessin et de la peinture libres. Elle montre dans les stages comment dépasser l'étape du premier jet et faire évoluer la création.
En mars 33, R. Lallemand préconise la "peinture en grand" grâce aux poudres de couleurs des droguistes diluées par de la colle à papier peint.
C'est après la guerre que se développe l'action systématique de formation des militants en matière de dessin. Freinet, dans La méthode naturelle de dessin (1951) et dans les différentes genèses qu'il publie, veut rassurer les enseignants sur l'évolution naturelle du dessin des enfants. Certains psychologues l'ont montré par ailleurs et se servent même du dessin spontané pour tester l'évolution mentale des jeunes enfants.
 Elise Freinet veut lutter contre le mauvais goût (le "pompier") dû à l'absence ou aux erreurs de formation. Elle insiste sur l'harmonie de la palette de couleurs donnée aux enfants, veut libérer le geste et l'imagination et, pour cela, cherche à développer la peinture en divers grands formats, le modelage et la céramique, la tapisserie brodée ou en tissu découpé. Cela implique aussi des recherches sur les matériaux : poudres de couleur encollées, marqueurs rechargeables, etc.
A partir de 1947, se multiplient stages, expositions, circuits itinérants de dessins, concours où l'on gagne des sachets de gouaches en poudre. Aux grandes expositions des congrès ICEM, s'ajoute à partir de 1951 la Maison de l'Enfant , dont toute la décoration est réalisée par des classes.
En 1959 est créée la revue L'Art Enfantin, avec les encouragements de Jean Cocteau et de Jean Lurçat. En 1963, Elise Freinet publie son livre L'enfant artiste.
Appellation : Dès 1932, Elise utilise l'expression "dessin libre", Freinet ne semble l'employer systématiquement qu'après la guerre mais il est évident qu'il n'envisage le dessin que comme les textes d'enfants, sans sujet imposé.
 
Le travail individualisé
 
Antériorité : L'éducation nouvelle cherche à diversifier les activités autour du thème étudié. Maria Montessori a conçu un matériel d'expérimentation individuelle pour l'école maternelle, surtout au niveau sensoriel. Aux Etats-Unis, le plan Dalton et la méthode de Winnetka tentent de découper les programmes en modules étudiés individuellement par chaque élève.
Objectif : Permettre le travail libre de chaque enfant, non seulement pour respecter les rythmes d'apprentissage mais aussi pour favoriser les intérêts personnels, d'où la double préoccupation sur le plan des apprentissages et de la documentation.
Evolution : Bien qu'il soit très critique à l'égard du "taylorisme pédagogique" américain qui privilégie la rentabilité par un travail en miettes, au détriment de la formation globale, Freinet se procure les fichiers autocorrectifs d'opérations de Washburne, responsable des écoles de Winnetka (USA) et propose de les adapter aux besoins des programmes français. Les premiers fichiers aucorrectifs de problèmes paraissent en octobre 1931. Ils seront suivis de fichiers d'opérations inspirés de ceux de Washburne. Par ailleurs sont publiées dans les revues, des fiches documentaires contenant des données chiffrées et des propositions de calcul sur divers sujets.
Après la guerre, les fichiers autocorrectifs sont renouvelés et diversifiés pour tous les niveaux. Au calcul, s'ajoute la grammaire et la conjugaison. Le Fichier Scolaire Coopératif  continue de proposer des pistes de travail. Vers 1957, pour faciliter l'individualisation dans les classes pléthoriques, sont publiés des cahiers autocorrectifs d'opérations.
En 1962, attentif à ce qu'on dit de l'enseignement programmé et des machines américaines à enseigner, Freinet, malgré ses réticences sur le dressage impliqué dans les théories de Skinner, conçoit une boîte enseignante  où se déroule une bande de papier, partagée en une suite de courtes séquences de demandes et de réponses. Il ne s'agit pas pour lui de renoncer à la démarche naturelle globale mais de renforcer les apprentissages. Il sera loin d'obtenir l'unanimité de ses militants sur cette double démarche. Il publie deux livres Bandes enseignantes et Programmation (1964) puis Travail individualisé et Programmation  (1966) et fait mettre en chantier un grand nombre de bandes dans les diverses disciplines. A partir de 1967, on décide de remettre en question certaines bandes publiées un peu hâtivement quelques années auparavant.
Compte tenu du prix de revient incompressible des bandes enseignantes et des problèmes de rangement des boîtes dans certaines classes, il est décidé, après expérimentation, d'éditer les nouvelles productions sous forme soit de livrets programmés, soit de cahiers autocorrectifs, soit de fiches. Certaines séries de bandes seront rééditées, tel l'atelier de calcul pour l'expérimentation des mesures.
Au cours des années 70, est créé un Fichier de Travail Coopératif  pour inciter à la recherche individuelle dans tous les domaines.
Plus récemment, des logiciels sont diffusés par la commission Informaticem.
 
Documentation
 
Antériorité : A part les manuels scolaires, les enfants n'ont accès à aucune source documentaire, hormis quelques ouvrages de la fin du siècle précédent et l'encyclopédie par l'image, publiée par Hachette.
Objectif : Permettre à chaque enfant d'approfondir ses intérêts et ses questionnements personnels par des éléments documentaires souples et diversifiés.
Evolution : Dès 1929, est entrepris un Fichier Scolaire Coopératif  dont les fiches sont publiées dans le bulletin puis rééditées sur carton en souscription. Cette publication se poursuivra jusqu'aux années 50.
Par ailleurs, Freinet préconise la création dans chaque classe d'une bibliothèque de travail (pour différencier des bibliothèques littéraires existant déjà) et d'un fichier documentaire regroupant toutes sortes de documents (cartes postales, extraits de journaux et revues, étiquettes d'emballages, brochures diverses). A cette époque, commence une réflexion sur le classement qui aboutira quelques années plus tard au plan de classification Pour tout classer.
En 1930, un archiviste dessinateur Carlier propose son aide pour des documents d'histoire. Une série de fiches est publiée sur l'histoire du pain.
On s'aperçoit que des documents homogènes mériteraient d'être regroupés dans une même brochure. On décide donc de créer une revue pour compléter le fichier et de lui donner le nom de Bibliothèque de Travail.  Les premiers numéros, conçus par Carlier, paraissent en 1932. Ils seront réédités pendant cinquante ans. Un certain nombre d'autres sont conçus dans des classes. Tous les projets sont expérimentés avant édition. Les brochures se popularisent sous le sigle BT.
Après la guerre, l'édition prend un rythme accéléré (jusqu'à 30 n° par an) et les sujets se diversifient.
En 1957, s'ajoute un supplément (SBT ) qui accueille des projets de maquettes, des travaux pratiques, des recueils de textes.
En 1960, est créée la BT sonore proposant un enregistrement, des diapositives et un livret de travail. Depuis 88, les diapositives ont été supprimées et le livret est plus étoffé et mieux illustré.
Comme la BT avait été conçue au départ pour les cours moyens-fin d'études, restait posé le problème des plus jeunes. Après diverses tentatives, on lance en 1965 la BT Junior, appelée aussitôt BTJ.
Le même problème se posait pour les plus de 15 ans et, en 1968, est créée la BT2, celle du second cycle secondaire.
Après avoir réédité certains reportages BT sous forme d'albums, est décidée en 1983 la création d'une collection d'albums originaux du niveau BT, intitulée Périscope. En 93, naît une collection de niveau BTJ, appelée Bonjour la Terre.
 
Organisation coopérative
 
Antécédents : Barthélémy Profit, inspecteur à St-Jean d'Angély, lance en 1919 la notion de Coopérative scolaire , à visée essentiellement mutualiste (l'aide aux enfants et aux écoles déshérités) et permettant d'augmenter par des ressources nouvelles (travaux, récoltes des enfants) les moyens financiers de l'école. Très vite s'y ajoute l'idée d'associer les enfants à la direction et à la gestion de ces activités et de leurs résultats. Freinet et ses premiers compagnons, eux-mêmes militants de coopératives adultes, s'associent aussitôt à cette démarche, en veillant toutefois à ne pas substituer la coopérative scolaire aux responsabilités financières des communes et de l'Etat.
Objectif : Permettre le maximum d'initiative individuelle avec la richesse de la vie du groupe, le sens des responsabilités et l'efficacité des apprentissages.
Evolution : Sous l'impulsion de la Fédération des coopératives adultes, est constitué en 1928 l'Office Central de la Coopération à l'Ecole . Malgré les réticences de Profit qui craint une dérive de la coopération scolaire, Freinet qui milite aussi dans des coopératives d'adultes s'y rallie. En 1928, dans sa classe de Saint-Paul, est nommé un bureau de coopérative avec président, secrétaire et trésorier.
En 1935, Freinet accueille dans son école de Vence qui vient d'ouvrir des enfants de la banlieue parisienne qu'on pourrait qualifier de "cas sociaux". Pour éviter que la liberté ne dégénère en incohérence et pour résoudre les conflits, il institue la réunion hebdomadaire de coopérative  qui organise la vie du groupe, dresse le plan de travail général de la semaine, tranche certains problèmes inscrits sur le journal mural . Pour cela, il a repris en l'adaptant une pratique observée en URSS en 25. Trois colonnes permettent aux enfants d'inscrire leurs propositions, leurs critiques et leurs félicitations. Cela permet d'exprimer immédiatement un conflit qui ne sera débattu qu'en séance de coopé. En 1937, le plan de travail devient individuel, avec les rubriques qu'il comporte encore.
Au cours des années 60, Fernand Oury, ancien militant de l'ICEM, lié par son frère aux groupes de thérapie institutionnelle, développe dans deux livres écrits avec A. Vasquez la notion de pédagogie institutionnelle (Maspéro) en systématisant certaines institutions coopératives (conseil, entretien, ceintures de comportement et même argent intérieur). Le groupe Genèse de la Coopé  s'efforce de faire la synthèse de tous ces apports.