les
Amis de Freinet
le mouvement Freinet au quotidien
des praticiens témoignent
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Souvenirs
J’ai rencontré Célestin Freinet à Vence, au cours
des étés 1958 et 1959, où j’étais venu
passer des vacances en famille. J’étais alors inspecteur
départemental de l’enseignement élémentaire,
«inspecteur primaire» comme on disait alors. J’ai
participé à ce moment-là au travail de volontaires
qui s’affairaient à la fabrication de «boîtes
enseignantes». C’était le moment où l’enseignement
programmé envahissait les médias et Freinet, toujours
sensible aux nouveautés, avait cherché à
accommoder l’enseignement programmé à sa
pédagogie.
Mais je n’étais pas monté par hasard à
l’école Freinet. Avant de rencontrer l’homme et de sympathiser
avec lui, j’avais rencontré la pédagogie dans les classes
sundgauviennes au sud de l’Alsace, où j’avais été
nommé inspecteur en 1951.
Je viens en effet de l’enseignement de la philosophie, par mes
études universitaires et mes premiers pas dans l’enseignement.
Et c’est plus précisément la psychologie, celle de Piaget
et ses applications possibles à l’enseignement, qui m’avait
conduit à préparer le concours de l’Inspection
élémentaire. Étaient venus, dans la foulée,
Claparède, Ferrière, Bovet, Dottrens, Roller et autres
Suisses et Français comme Roger Gal et Gaston Mialaret,
rencontrés dans l’Association de Pédagogie
Expérimentale de Langue Française.
Ma nomination comme Inspecteur de l’enseignement «primaire»
va me plonger dans la pédagogie concrète. Venant de ma
classe de philosophie du Lycée de Vesoul, j’ai passé deux
ans à observer les classes de la circonscription d’Altkirch qui
m’avait été confiée. Cette observation prudente et
féconde m’avait paru indispensable avant d’être plus
actif. Bien m’en a pris. Il me souvient d’un sujet de conférence
pédagogique que j’eus à traiter tout au début de
mes fonctions inspectorales: il s’agissait de l’enseignement de la
rédaction! Les maîtres assemblés par une belle
journée d’automne à Ferrette, m’attendaient «au
virage»! «Que pensez-vous du texte libre? Faut-il
préparer la rédaction par une lecture? Faut-il donner un
canevas etc... Ma sympathie allait théoriquement à
l’expression libre. Mais je ne l’avais pas vu fonctionner. Par
ailleurs, inspecteur dans une circonscription alsacienne rurale, je
rencontrais dans les classes des élèves enseignés
en français, mais qui ne parlaient chez eux que le dialecte
alémanique. Mes réponses furent prudentes: ma doctrine
n’était pas faite... que chacun essaye pour le mieux... les
conseils viendront plus tard... Cette confession d’incompétence
en surprit plus d’un habitués à plus de directivisme
venant de la hiérarchie. Je l’ai su par la suite.
Les années qui suivirent furent fécondes. J’ai eu la
chance de rencontrer, dans cette circonscription rurale où
j’avais le temps de «faire de la pédagogie», une
vingtaine de maîtres appartenant au mouvement Freinet ou, tout
simplement, s’essayant à sa pédagogie. Le Haut-Rhin, dans
les années cinquante, était un département
favorisé sur ce point par un inspecteur d’Académie
exceptionnel, Joseph Storck, qui avait créé
officiellement une «École Freinet» dans les Mines de
Potasse de la région de Mulhouse. Par ailleurs, des
maîtres chevronnés de ma circonscription avaient
été formés avant la guerre de 39-45 par un
directeur de l’école normale de Colmar féru de
méthodes actives, M. Antraigue.
C’est pourquoi je fus à bonne école. J’observais et
j’admirais dans un certain nombre de classes de ma circonscription une
«méthode Freinet» de grande qualité.
L’organisation de la classe coopérative était
«alsacienne», c’est-à-dire, ne manquait pas de
rigueur. Ce qui ne nuisait pas, au contraire, à l’autonomie
d’écoliers attentifs, usant des fichiers et des B.T., manipulant
le «Debrie» pour des projections cinématographiques,
imprimant, vendant le journal scolaire dans le village,
expédiant leur production, étudiant le milieu, apportant
en classe des trouvailles exceptionnelles dont le maître
avisé faisait le point de départ d’une enquête. Il
me souvient d’avoir assisté à cette exploitation en plein
hiver, alors que tout était blanc et glacé, au fond du
Sundgau. Un élève avait apporté un corbeau mort et
gelé. Je me souviens encore avec émerveillement de
l’astuce qui conduisait ce maître à exploiter l’incident
en mettant son monde au travail-textes et dessin pour les
correspondants, mise en route d’une enquête sur les corbeaux et
les oiseaux migrateurs, recherche de documents dans le fichier etc...
Précisons qu’il s’agissait d’une école à deux
classes et de petits paysans d’un calme «archaïque»!
Autre souvenir inoubliable. J’arrive dans une classe à
l’improviste, comme il était de coutume à cette
époque. Tout le monde est au travail, ici sur un fichier,
là à l’imprimerie, etc... Mais de maître, point!
«Où est M....? Monsieur l’Inspecteur, il est malade, il a
la grippe. Je monte à l’étage et je suis reçu par
Mme... «Mon mari est au lit... ce n’est pas grave. Une lettre de
demande d’absence est partie ce matin»... Ici, l’autonomie des
écoliers n’était pas un thème de
littérature.
Ainsi formé, j’étais mûr pour lire plus avant,
assister aux congrès, rencontrer Freinet lui-même à
Vence. Le cadre méditerranéen de Vence ne ressemblait
certes pas à «mes» écoles alsaciennes. Mais
la confiance attentive aux élèves était la
même. Le calme et la maîtrise de l’enseignant, sa
capacité d’écoute, son sens de l’organisation tranquille,
tout se ressemblait et, faut-il le dire, étonnait le prof de
philo que j’avais été, exposant plus souvent qu’il
faisait travailler.
De ces rencontres fécondes sont issues des productions
universitaires qui, par la suite, m’ont fait connaître. Mon
premier livre, «L’enseignement du français à
l’école élémentaire» et mon second,
«Pour une pédagogie de l’étonnement»
m’apparaissent aujourd’hui comme des synthèses de ma culture
philosophique et de mon admiration pour les méthodes
«Freinet». Quelques articles publiés à la
demande de Freinet dans l’éphémère revue qu’il
avait créée pour ces rencontres, «Techniques de
vie», avaient fait la transition. Et je suis fier, aujourd’hui,
d’avoir été appelé à présider le
comité du centenaire.
Louis Legrand
La première fois que j’ai rencontré Freinet, c’est en la
personne de Bernard Blier dans le film «L’École
buissonnière». C’était à sa sortie sur les
écrans, en 1949. J’avais quatorze ans. La guerre à peine
éloignée de nous, sa cruauté et ses privations,
l’après-guerre avec les révélations des horreurs
du nazisme, l’injustice sociale vécue par le fils de manoeuvre
que j’étais, tout cela nourrissait en moi une révolte
d’adolescent qui restait sans réponses.
Ce film m’apportait une image de générosité,
d’enthousiasme et d’espoir, de lutte aussi, à laquelle
j’adhérais profondément et qui m’ouvrait un horizon
possible.
La deuxième fois que je rencontrai Freinet, ce fut, cinq ans
plus tard par trois numéros de «L’Éducateur».
J’étais en classe de formation professionnelle à
l’École Normale de Grenoble, et nous avions fait moisson de
catalogues et de spécimens au cours d’une journée
d’information proposée par les éditeurs scolaires. Ces
trois revues furent tout ce que je gardais de la pile de papier
ramenée à l’E.N. et je les ai encore. Je les ai lues
après avoir feuilleté et mis tout le reste à la
poubelle parce que c’étaient les seules qui parlaient vrai,
d’une école non séparée du reste de la vie,
d’enfants en chair et en os et non de joyeux bambins, qui donnaient
à entendre que faire la classe cela pouvait être davantage
que donner leçons et exercices.
L’émotion vécue à la projection de
«L’École Buissonnière» trouvait son
prolongement au moment où j’étais à quelques mois
de ma première rentrée d’instituteur.
Enfin, la vraie rencontre de Freinet et d'Élise, je devais la
faire au Congrès de Nantes, aux vacances de Pâques en
1957. Mais déjà, entre le film, les trois revues à
couverture rose et le courrier, le chemin s’était élargi:
après une première année de classe en poste
double, un abonnement à «L’Éducateur» dont la
couverture était devenue beige, un journal scolaire tiré
à la pierre humide puis au limographe, nous avions maintenant
l’imprimerie, des correspondants, des fichiers et ce premier
congrès allait nous permettre de donner des visages aux noms qui
signaient les articles et les outils.
Aller tout simplement dire bonjour et serrer la main à Freinet
et Élise fut une démarche qui nous sembla évidente
et facile. Leur demander s’il serait possible de venir à
l’École Freinet pendant l’été ne posa aucun
problème. Ce qui s’impose à mon souvenir de ce premier
contact, c’est la simplicité et l’authenticité, la
chaleur sobre et vraie de l’accueil que donnaient ces personnes
déjà célèbres aux instituteurs balbutiants
que nous étions.
S’imposent en même temps tous les visages alors associés
à des noms, qui étaient là, avec le projet de
vivre la classe autrement, de donner, ensemble, davantage de
réalité à des rêves qui, avait-on appris
dans nos livres, remontaient à Socrate ou Montaigne, à
Rousseau et qui encore...?
Spontanément, en laissant venir de ma mémoire les mots de
ce témoignage, il me semble que j’ai évoqué les
trois aspects de ce qui me lie à Freinet, de ce que je lui dois
et qui a structuré ma vie d’instituteur et de citoyen: un
idéal, des outils et des techniques de travail pour l’approcher
et des hommes, des collègues, des camarades pour inventer,
construire, perfectionner cette approche.
Un idéal: j’ai peu de compétences pour philosopher et
disserter de pédagogie. Et puis il est devenu difficile
aujourd’hui de parler de l’École avec les mots qu’elle inscrit
parfois à son fronton: Liberté, Égalité,
Fraternité... tant la démagogie a investi l’espace
politique. Alors, cet idéal, je le dirai seulement à
travers cette citation par laquelle Freinet termine le «Dits de
Mathieu» qu’il intitule «Les Faux-monnayeurs de
l’Esprit»: «Dans un monde qui impose ses pratiques d’ersatz
et de contrefaçon, saurons-nous être assez logiquement
humains pour redonner leur primauté à ces actes
fonctionnels que la scolastique a compliqués et
dévalués, et qui s’appellent: sentir, créer,
comprendre, se socialiser, vivre et aimer?»
Il ne dit pas: nous saurons, nous vaincrons... mais seulement:
saurons-nous...? Il ne dit pas: saurai-je? mais: saurons-nous...? Il ne
parle pas d’avoir ; il parle d’être. Il associe ces mots si
souvent contradictoires: logiquement, humains ; il associe autant de
coeur que de raison.
Il dit enfin que cela, nous aurons à le vivre non pas dans un
contexte choisi, mais dans ce monde mercantile, d’ersatz et de
contrefaçon, ici et maintenant.
Bien sûr, il faudrait ajouter que la scolastique n’est pas la
seule destructrice des valeurs qu’il nous faut reconstruire et Freinet
le savait bien: les structures socio-économiques pèsent
lourd. Mais la scolastique est bien déjà une pratique au
service d’un pouvoir.
Des techniques de travail et des outils: on voit, dans le film
initiateur, cette scène où Blier / Freinet dit, à
peu près, à ses élèves, d’entrée de
jeu: écrivez ce que vous voulez, et n’obtient qu’une
série de répétitions ou de banalités. C’est
à l’École Moderne que j’ai compris qu’il ne suffisait pas
d’avoir en tête beaucoup de belles idées pour changer
quelque chose: on ne pose pas des idées généreuses
sur le coin d’un bureau pour les prendre à pleines mains... Un
fichier autocorrectif, oui ; un matériel d’imprimerie, oui. Et
alors il peut se passer, concrètement, quelque chose de
différent.
Je me souviens que Freinet citait souvent un auteur dont le nom
m’échappe tout de suite: «Les paroles qui ne sont que des
paroles ne sont pas loin d’être des mensonges».
Alors, il a fait de nous des chercheurs: nous avons peiné sur
des fiches de travail, sur des projets de B.T., sur des plans de
maquettes, etc...
Je me souviens avec grande émotion de ce moment où, un
été à l’École de Vence, Freinet vint vers
quelques-uns d’entre nous avec, à la main, une petite
boîte en contreplaqué, faite de deux parties qui
s’emboîtaient et dans lesquelles tournaient deux axes de bois:
c’était le prototype d’une boîte enseignante qu’il venait
de faire fabriquer par le menuisier de la C.E.L. On parlait alors
d’enseignement programmé comme de la nouvelle panacée et
Freinet pensait que cela pouvait nous aider, comme une extension de ce
que nous faisions déjà avec nos fiches-guides pour le
travail individualisé. Alors, il cherchait comment donner forme
à cette idée: avec la petite boîte, l’idée
était devenue outil ; nous allions pouvoir essayer dans nos
classes puisque nous sommes, cet été-là,
quelques-uns à être repartis vers nos écoles avec
une ou deux boîtes prototypes!
Je ne crois pas utile de faire la liste de ces outils et techniques que
nous devons à Freinet et à ses camarades: on en trouve
les descriptions et modes d’emploi en d’autres ouvrages.
Mais Freinet savait aussi que leur mise en oeuvre nécessitait
des conditions de travail, de crédits, d’espace et d’effectifs
hors desquelles on allait à l’échec. L’appel aux 25
élèves par classe du Congrès d’Aix-en-Provence en
avril 1955 en est la preuve. Pourquoi sur cet aspect des choses
avons-nous si peu progressé? Cette question reste entière
pour moi, d’autant plus que Freinet nous avait, par son exemple,
montré qu’il n’avait pas dissocié sa démarche
pédagogique d’une démarche syndicale.
Restent les hommes, les travailleurs, les camarades, les compagnons:
quel mot garder?
Aujourd’hui encore je reviens à Freinet chaque fois que je me
retrouve à écouter des amis qui travaillent encore en
classe, pour le sens de la question qu’ils posent et celui de la
réponse que je pourrais, peut-être, proposer. Et chaque
fois, aussitôt, c’est un nom ou plusieurs qui s’ajoutent: les
noms de ceux et celles, avec qui, dans les chantiers, les rencontres et
les stages, nous avions déjà affronté des
questions de ce type, envisagé des réponses.
Avant d’arriver au Congrès de Nantes en 1957, j’avais
déjà mon histoire, outre les noms de Freinet et
Élise, celui d’Alziary (Vieux Chemin des Sablettes, La
Seyne-sur-mer, Var...) qui nous avait proposé nos
correspondants: Robert et Gisèle Boucherie, à Grateloup,
Lot-et-Garonne. Celui de Roger Lallemand s’associait aux fichiers.
Dans notre département, s’ajoutaient Raoul Faure, Henri
Guillard, Marthe Andrès...
Avec Nantes, la liste devenait impressionnante: les Gouzil, René
Daniel, Madeleine Porquet, Hortense Robic, Michel Bertrand, Raymond
Jardin, Claude Pons et Delbasty, Finelle et Maurice Beaugrand à
qui je dois d’avoir compris le parallèle entre texte libre et
calcul vivant. Et Paul Le Bohec. Mais il écrit encore,
là, en même temps que moi.
A Boulouris, l’été de la même année, au
dernier stage d’initiation où Freinet et Élise
étaient présents, j’ajoutais encore Bernadin, Raymond
Fontvieille, Georges et Jackie Delobbe, Francis Étienne.
Et j’en oublie ; je ne fais que prendre les noms qui reviennent
d’eux-mêmes. Avec un petit effort de mémoire, la liste
s’agrandirait... En y glissant quelques rappels des moments ou des
activités qui nous réunissaient, elle prendrait
facilement autant de place que ce que j’ai déjà
écrit.
Freinet sans Daniel, ce n’est plus Freinet
Freinet et Daniel sans les autres, ç’aurait été
une idée morte dans l’œuf.
Freinet rassembleur d’hommes. Oui.
Merci Freinet!
Car c’est une chance extraordinaire que, depuis une quarantaine
d’années bientôt, j’ai pu, en parcourant la France et
quelques autres pays, associer en tant de régions, des villes et
des villages à des noms, à des travaux partagés.
La richesse des souvenirs ne doit pourtant pas cacher que les neuf ans
de compagnonnage avec Freinet et les vingt-cinq années de vie
à l’École Moderne qui ont suivi sa disparition, furent
aussi traversés de conflits douloureux. Nous n’étions
tous, Freinet compris, que des hommes et des femmes. C’est encore dans
ce grand mouvement que j’ai appris la distance et le recul
nécessaires pour reprendre la lutte, même quand on a
mesuré que la difficulté était encore plus grande
qu’on ne l’avait vue. Même quand la secousse avait laissé
quelque désillusion.
Pourvu que le mouvement continue. Parce que c’est celui de la vie.
Michel Pellissier