les Amis de Freinet
le mouvement Freinet au quotidien
des praticiens témoignent
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État des lieux


Pour bien saisir l’apport de Freinet, il faut avoir présent à l’esprit l’état dans lequel se trouvait l’école à son époque.

Mes élèves ne me donnaient guère de soucis cette année-là. Ils travaillaient correctement, habitués qu’ils étaient à cette belle mécanique à laquelle ils s’exerçaient depuis leur entrée à l’école:
«Debout! Assis! Bras croisés! Taisez-vous! Écoutez la leçon! Écrivez! Répondez à mes questions! C’est bien: dix! zéro! Vous copierez dix fois le résumé! Untel! le verbe «je bavarde en classe»! Rangez vos affaires! Rangez-vous! Silence dans les rangs ou je vous fais rasseoir! Une! Deux! Une! Deux!...»
Et dès la dislocation, le «Ouf!» de soulagement qui sortait de toutes les poitrines. Il n’y a pas à dire, ces trois heures qu’ils venaient de passer dans la cage officielle et vantée ne faisaient pas partie de leur vie! Imposée, ils la subissaient, se sachant incapables de secouer ce joug, étrangers tout à fait à ces activités anti-naturelles, l’acceptant puisqu’ils y retrouvaient des enfants de leur âge, des compagnons de jeux. Leur propre nature réapparaissait aussitôt que le carcan disparaissait: à la récréation, où forts et faibles se révélaient, à la sortie où la poésie des chemins herbeux ombragés d’arbres les accueillait et leur permettait de flâner, de voir ou d’entendre réellement, bref! de vivre enfin entre l’école et la maison, pour eux-mêmes.
Jules Vandeputte

On voulait une discipline stricte où l’apparence du respect pour le maître, même s’il était souvent réel, comptait plus que la réalité elle-même.
Alors, le temps scolaire se déroulait suivant un rituel parfaitement établi dans la recherche d’une autorité et d’une rigidité extrême par un «Emploi du Temps» organisé et calligraphié par le maître, vérifié et contresigné par l’Inspecteur chargé de le faire respecter.
L’examen n’était d’ailleurs pas une plaisanterie: cinq fautes entières en orthographe, c’était l’élimination sans recours, quel que soit le total obtenu à l’examen.
Quant à la grammaire, on allait chercher tant de finesses que les maîtres et les inspecteurs eux-mêmes tranchaient dans des sens différents et, parfois, contradictoires, suivant les circonscriptions.
Les enseignants en retiraient une certaine philosophie mais, aussi, une certaine organisation de leur travail que refuseraient bien des jeunes aujourd’hui: en plus des études du soir organisées bénévolement pour la préparation de l’examen, le secrétariat de mairie, rétribué, lui, était gardé pour faire le poids face à la concurrence parce qu’on était républicain et qu’il fallait défendre les idées républicaines et les faire avancer.
Certains peuvent en sourire aujourd’hui, mais c’est ainsi que la République et la Démocratie se sont imposées et que l’École Publique a pris sa place, a été reconnue et respectée. On ferait bien d’y réfléchir.
Les instituteurs étaient conscients du rôle qu’ils avaient à jouer au sein de la société. Et ils savaient qu’ils avaient la seule responsabilité des seules études que feraient l’immense majorité de leurs élèves car, seuls, les riches, ou les surdoués, par l’intermédiaire du difficile Concours des Bourses Nationales, pourraient trouver place dans les lycées ou, le plus souvent, dans les Cours Complémentaires ou les Écoles Primaires Supérieures.
L’examen des pourcentages des populations qui continuaient leurs études à cette époque serait significatif: le plus souvent, un ou deux élèves sur les 50 élèves de la classe. Et pas chaque année.
(...) Chaque instituteur travaillait pour soi, à la recherche du petit «truc» pédagogique qui éblouirait l’inspecteur lors de sa visite, au moins le temps de lui attribuer une bonne note, note supérieure à celle des copains afin qu’elle soit suffisante pour décrocher la promotion au choix, seul moyen d’accélérer le déroulement de la carrière ou pour bien se placer dans le barème pour décrocher le poste que l’on convoitait.
On avait la double satisfaction d’être reconnu par l’Administration comme un bon maître et de recevoir une gratification financière, une augmentation de salaire, ce qui n’était pas, non plus, négligeable...
Guy Goupil

(...) Je ne détestais pas ces maîtres. Ils étaient comme ça. On les acceptait. D’ailleurs, il n’y avait que ce seul modèle en circulation. Il faut voir d’où ils venaient. Ils avaient connu la guerre 14-18. C’était des saints laïcs. Ils étaient consciencieux, austères, irréprochables. C’était des hommes de devoir. Jamais on n’avait pu en voir un seul rire, ne serait-ce qu’une seule fois. Ils faisaient tout ce qui se doit pour ne pas faillir à leur tâche d’instructeurs de l’Instruction Publique.
Paul Le Bohec

Il a fallu toute la patience, toute la ténacité de mon directeur d’école pour convaincre mes parents de me laisser poursuivre mes études comme interne à l’École Primaire Supérieure. Comme argument majeur, il leur a dit qu’en travaillant bien, j’avais des chances de voir ma demi-bourse se transformer en bourse entière. Ce qui s’est révélé exact.
(...) Le breton était ma seule langue maternelle. Je ne savais quasiment pas un mot de français à mon arrivée à l’école, à huit ans. Pour mes parents, au terme de chaque année scolaire, je ne devais plus retourner à l’École Primaire Supérieure. A chaque rentrée, il fallait donc que je me «batte» pour obtenir le droit d’y aller. Et cela s’est répété durant cinq années jusqu’à ce que je réussisse à rentrer à l’École Normale.
Pendant douze à quinze ans, je n’ai jamais bénéficié de vacances, ni petites, ni grandes. C’était, du premier au dernier jour, le travail à la ferme pour aider parents, frères et soeurs. Comment ne pas imaginer, dans ces conditions, que j’étais pressé de retourner à l’école et que j’aimais cette école.
(...) Je me souviendrai toujours de cette flagrante injustice de la part d’une enseignante de l’École Normale. Ce serait trop long à expliquer. Mais le fait d’être collé tous les dimanches, pendant quasiment tout le premier trimestre de ma première année d’E.N, m’a profondément marqué car je ne le méritais pas. A partir de ce moment-là, je me suis dit que je n’aurais sûrement jamais une telle attitude envers mes futurs élèves.
(...) Dans mes deux premiers postes, à la campagne, j’ai hérité d’un C. E. 1- C. E.2 - J’évitais donc et le C.P. et la classe des grands, C.M.2 - Fin d’Études - J’y ai certainement travaillé de façon très classique avec préparation de fiches, de leçons traditionnelles... comme j’avais vu faire à l’E.N. Du travail sérieux, je pense... mais à sens unique, tout partant du maître! Les relations avec les enfants restaient cependant bonnes et le fait de parler breton semblait un atout pour moi dans mes contacts avec les parents. Durant cette période de l’occupation, puis de la Résistance, me suis-je demandé si j’étais satisfait ou pas de mon travail de classe? Je ne le crois pas. Mon esprit était ailleurs. Fallait-il changer de méthode de travail? Je n’en connaissais pas d’autre. Et personne pour m’aider. Cela a duré ainsi 5 ou 6 ans avec des interruptions - emprisonnement en 44 par les Allemands ; rappel dans l’armée en 45 -.
Émile Thomas

L’école a été pour moi mon plus grand plaisir. Je travaillais très bien et j’ai porté avec fierté la croix «Au mérite» pour laquelle ma mère se saignait de temps en temps d’un nouveau ruban afin de l’accrocher à mon tablier. C’était pour moi et surtout pour ma mère, la marque extérieure de ma réussite. Je préférais la classe aux vacances qui se passaient à la maison ou chez ma marraine à garder les vaches en compagnie de mon frère.
(...) Après le stage de gymnastique d’un mois, à Dinard, en juillet 45 (mes plus belles vacances!), je me retrouvais donc institutrice, pas vraiment armée pour «affronter «des gamins. Mais j’allais gagner ma vie, soulageant ma mère et mon frère dont la paie d’instituteur depuis 1941 avait fait bouillir la marmite.
Comme j’étais bonne en maths, j’espérais être nommée dans un Cours Complémentaire. Hélas! j’allais me retrouver en classe unique de garçons à Portsall (devenu célèbre en 1978 avec le naufrage de l’Amoco Cadiz et la marée noire du siècle.) J’étais la treizième à remplacer l’instituteur titulaire qui avait été déporté et ne devait pas revenir. Je n’ai pas voulu revendiquer le logement de l’école occupé par sa femme, ses trois enfants et une grand-mère. Parce que je faisais classe à l’école publique, personne n’a voulu me louer une chambre dans le village. J’ai dû me rabattre sur un hôtel.
J’avais seulement quatre élèves dont trois n’étaient plus astreints à venir à l’école, ayant dépassé l’âge de l’obligation scolaire. Le quatrième était l’aîné des deux garçons de l’institutrice des filles qui gardait son plus jeune fils parce qu’elle considérait que j’avais une classe de voyous (elle oubliait que son fils aîné était l’un des quatre voyous). Il est vrai que mon équipe était atypique... A dégoûter le plus coriace des enseignants!
Aucun matériel ; quelques vieux bouquins. Pas de combustible pour le feu, des vitres cassées aux fenêtres, des tables qui disparaissaient mystérieusement (décision du maire pour l’école catholique du bourg). Celui-ci devait considérer qu’une seule table me suffisait ; c’était des tables à quatre places - De la nautique à enseigner (de l’hébreu pour moi!) - Et, pour couronner le tout, les enfants de l’école privée qui comptait plus de cent enfants et qui me criaient: «Skol an diaoul! Skol an diaoul!» (École du diable!).
Je tombais de haut! Où était l’image idyllique que j’avais gardée de mon école primaire. Si j’avais eu de l’argent, je payais mon engagement décennal et adieu la compagnie!
J’ai eu mon C.A.P, sûrement par sympathie de la Commission devant ma situation: mes quatre chenapans ont refusé de chanter et de faire de la gymnastique!
A la rentrée 46-47, je suis nommée dans un hameau du Sud-Finistère. Si j’ai manqué d’élèves la première année, je vais être bien servie pour la deuxième: 68 enfants de 5 et 6 ans! Il est inutile de dire qu’il n’y avait pas assez de bancs pour qu’ils puissent tous s’asseoir. Encore une année où il m’a fallu essayer de «garder la tête hors de l’eau.»
Je n’aurais plus, à la rentrée 47 que 42 élèves dans mon CP.
Mimi Thomas

Dans cette ambiance patoisante, j’eus tôt fait, moi aussi, de comprendre et d’utiliser le patois. Nous étions là pour enseigner le français, mais il faut bien avouer que souvent nous nous régalions d’expressions comme: «une poule qui s’épivardait dans la poussière». Connaissez-vous plus expressif en français? Et quand un petiot, tout joyeux nous annonçait: «C’te nuit y’a un p’tit viau qu’est nessu, l’est to bian, avec une lune su l’nai», c’est dans le même langage, moitié patois, moitié français, que l’entretien continuait.
(...)Après quatre années de guerre pendant lesquelles, dans des conditions difficiles, la pédagogie ne nous avait guère donné de satisfaction, Paul parlait de changer de métier.
Bien qu’à l’E.N. de Nantes, on ne nous ait jamais parlé de Freinet, on nous avait cependant ouvertes sur les pédagogies Decroly, Montessori, les manuels scolaires modernes, les classes maternelles où les petits observaient, s’exprimaient, agissaient. De sorte qu’en arrivant en Indre-et-Loire, en 41, j’avais été très déçue par les méthodes vraiment traditionnelles des jeunes collègues de mon entourage.
Quand, en octobre 45, après notre mutation à St-Epain nous avons découvert chez un camarade de promo de Paul, un début d’organisation coopérative et un «Éducateur», ce fut la brèche qu’il nous fallait.
Denise Poisson

C’était en 1937.
J’étais déjà très républicaine de souche! Papa avait cru en Jaurès ; ma mère, enfant en 1890, avait, avec sa maîtresse, pleuré de sympathie, à voir son École laïque si pauvre, si démunie à côté de l’école privée plus bourgeoise et qui pouvait se payer une belle distribution des prix...
Moi, j’héritais de ce ferment. J’avais pleuré quand ma maîtresse m’avait appris que tous les pays du monde n’étaient pas en république.
(...) Premiers remplacements: ma passion de l’école flambe. Mais on me donne huit jours, tous les trois mois, payés à la journée. Une offre me parvient: être bibliothécaire à l’École Normale.
- «Mais, précise la Directrice, vous assurerez l’internat.»
La mortification subie au Lycée (de bonnes études) mais d’esprit bourgeois me revient à l’esprit. L’année de philo, pour une vétille, excédée par les remarques d’une pionne, j’avais murmuré: «Zut». L’aréopage avait frappé dur sur la valeur de mon travail: privation du prix d’Excellence et du prix spécial de géographie, ma fierté vis-à-vis de mes camarades mieux nantis de bibliothèques et aidés par leurs parents magistrats ou militaires... Et cela au profit d’une camarade même pas nominée, mais fille d’un professeur d’Université.
Même aujourd’hui, je n’ai pas accepté cette injustice, ni l’humiliation de mes parents.
«Pionne!». A la stupéfaction de la Directrice, je m’entends répondre:
- «Madame, j’ai trop souffert de la discipline pour la faire aux autres!»
Paulette Quarante

Dans mon village de Cergy, en Saône-et-Loire, à l’école, j’étais une «bonne élève». Mais je ne supportais pas la discipline imposée par la maîtresse qui ne laissait aucune initiative, aucune liberté. Je travaillais rapidement et, de ce fait, j’étais inoccupée sans même avoir la permission de feuilleter un livre. J’utilisais alors mon temps à faire des bêtises, des farces... La maîtresse m’avait surnommée: «La bête faramineuse.»
(...) Lancée dans l’enseignement en 1933, à dix-neuf ans, sans aucune formation, avec de mauvais souvenirs de ma période scolaire, j’ai miséré pendant cinq années de suppléances en Saône-et-Loire. Je n’avais pas choisi ce métier par vocation étant orpheline de guerre, j’étais obligée de gagner ma vie.
Madeleine Belperron

Au cours de ma scolarité primaire, les humiliations étaient fréquentes: menace de retourner à la maternelle avec les petits, mise «au cachot», mise au piquet avec le bonnet d’âne, exposition qui se doublait du défilé des autres élèves dont le devoir était de lui faire honte, tours de cour infligés aux pauvres victimes dans un accoutrement vestimentaire ridicule sous les quolibets des bons élèves... Je pense, en réfléchissant, que cela a été un élément déterminant de mon choix: «Je dirai non à l’humiliation!»
Je pense aussi à mes deux premières années d’enseignement où, par souci d’efficacité pour la préparation du C.E.P, je pratiquais le bachotage terriblement ennuyeux pour les enfants comme pour moi. Les leçons de vocabulaire, la rédaction, les problèmes, l’histoire, la géographie, les sciences me demandaient des heures de préparation et une dépense d’énergie inversement proportionnelle aux résultats obtenus. Et je me disais: «Si c’est ça l’enseignement?»
Renée Goupil

A ma sortie de l’École Normale, je pratiquais bien évidemment la pédagogie qui m’avait été enseignée. Assez vite, je pris conscience que, ni les enfants, ni moi-même n’étions passionnés par cette pédagogie conventionnelle. C’était surtout flagrant lorsque l’emploi du temps indiquait Rédaction! Le regard des élèves témoignait de leur peu d’intérêt pour le sujet inscrit au tableau, sujet que j’avais pourtant choisi avec soin dans le «Mirande», recueil de sujets proposés au C.E.P, l’année précédente. Le soir, à mon tour, je trouvais long et fastidieux le moment de la correction des quelques pages qu’ils avaient réussi à écrire. Il me fallait changer quelque chose.
Pierre Legot

En 1933, ma mère était signataire avec 500 autres de la protestation enseignante devant la révocation de Freinet... Elle ne m’en a jamais parlé... mais son intérêt sincère, constant pour les enfants - de sa famille ou d’ailleurs - ses classes d’école de campagne pleine d’activité joyeuse - j’y ai vécu deux ans - la liberté étonnante qu’elle sut donner à mon enfance, tout cela révèle que, sans adhérer au mouvement constitué autour de Freinet, elle vivait en elle, à sa façon, certains de ses principes, de ses valeurs.
Maryvonne Conan

J’ai eu la chance... pédagogique de débuter par des suppléances ; souvent par des suppléances de 15 jours, 3 semaines. J’ai donc vu en quatre ans bien des classes et tous les cours. J’avais le Brevet Supérieur, donc une formation uniquement théorique et idéale. Et, dès le début, j’ai ressenti cette inquiétude dont nous a parlé René Daniel. Pourquoi ces enfants que j’observais à la récréation, à la cantine, que j’avais l’occasion d’approcher en dehors de l’école (puisque j’étais souvent logée chez l’habitant) étaient-ils si différents en classe? Pourquoi lisaient-ils si mal pour la plupart, ne comprenant pas ce qu’ils lisaient? Pourquoi des enfants intelligents dans la vie étaient-ils capables de dire ou d’écrire de telles âneries en classe? Pourquoi ces résultats souvent minables, ces gros retards scolaires? Pourquoi cet échec? Pourquoi? Pourquoi?
Ginette Basset

Quand on n’a pas connu le(s) fondateur(s), qu’est-ce qui peut bien amener à fréquenter, puis à s’engager dans le Mouvement Freinet? On y vient d’abord parce qu’on ressent un malaise, une frustration à exercer dans un système qui nous demande d’appliquer ses directives, sans plus d’état d’âme. Pourtant, à voir évoluer les élèves devant soi, à observer leurs réactions face à notre enseignement prétendument neutre, on a bien vu que ça clochait, que ça résistait, que trop souvent, on avait du mal à faire mordre à l’hameçon. Et puis, on en avait marre de cet épuisant et si peu gratifiant régime du bâton et de la carotte. Et, malgré tout, on est passionné par son travail. Passionné et en questionnement. Mais pas sûr qu’à ce régime-là, on le reste indéfiniment.
Pierrick Descottes

Recruté comme instituteur remplaçant, j’avais eu, avant de devenir professeur de collège, un vécu de plusieurs années d’enseignement tout à fait traditionnel, même si très militant par d’autres côtés jusqu’à ce que ma santé ne m’oblige à y mettre un frein: encadrement de colonies de vacances, secrétariat de mairie, création et animation de foyer rural, puis de centre de loisirs, animation de stages Francas... etc. Au plan pédagogique, mon travail me laissait cependant de moins en moins satisfait.
Alex Lafosse

Avoir vingt ans, en 1961, avec la guerre d’Algérie en toile de fond. Être en formation professionnelle sans enthousiasme dans une École Normale où les stages «classiques» d’un mois par trimestre dans des cours uniques en ville se bornent à apprendre à singer de braves maîtres d’application aux méthodes rodées, infaillibles, ronronnantes. A l’horizon, un avenir immédiat peu réjouissant avec en perspective une nomination à la rentrée suivante dans un bled perdu du Morbihan, dans une école à classe unique le plus souvent, et puis, quelques trois mois plus tard, après passage obligé du C.A.P, en route pour la gloire et la pacification dans un autre bled, des Aurès, celui-là.
Premières prises de conscience individuelles et collectives. Premières luttes aussi, syndicales et politiques. On discute beaucoup à vingt ans, et l’on conteste tout ou presque, avec l’irrésistible envie de refaire ce vieux monde, mais on hésite quand même encore à s’engager. C’est le joyeux temps des utopies, des refus et des révoltes ludiques. On écoute et on lit beaucoup aussi, pour se forger des arguments et s’imprégner de certitudes. Et avec, en urgence, toutes ces sollicitations propres à la jeunesse, la passion et l’impatience de vivre qui vous chevillent le corps et le coeur.
Henri Portier

Je ne dis pas la rencontre avec les Freinet, mais avec la pédagogie Freinet puisque j’y suis venu en 68 après la mort de C. Freinet. Je dois dire que le «terrain» était en partie favorable: une ascendance franchement libertaire et anarchisante par mes grands-parents paternels, un vague désir de sortir des sentiers battus sur le plan pédagogique: j’avais mis les élèves de ma petite classe rurale à plusieurs cours en relation avec une école du Jura, à propos de l’horlogerie. Nous avions aussi une amorce de classe coopérative grâce à la vente de produits de cueillette, tilleul de l’école, pissenlits des prés voisins, culture de cactées. Mais tout cela était bien diffus.
Germain Raoux

Après la Résistance que nous avons vécue dans un petit village au pied du Mont Ventoux, comme enseignants et secrétaire de mairie, la Libération est enfin arrivée avec tous les espoirs qu’on pouvait attendre, espoirs formulés dans le Programme du Conseil National de la Résistance.
Nous avons été profondément déçus par la façon dont les responsables politiques et syndicaux que nous avons entendus ont recommencé à intriguer pour s’emparer des leviers de commande de leurs organisations respectives ; les problèmes ne se discutaient pas en Assemblée Générale, mais par des tractations dans les couloirs: de quoi dégoûter les meilleures volontés.
Nommés à Vaison-la-Romaine à la rentrée scolaire de 1945, nous avons été surpris et choqués par l’individualisme des collègues, chacun gardant jalousement ses trucs, ses recettes qui plaisaient à l’inspecteur.
Camille et Yvette Février

Nomination à Sainte-Pazanne, assez gros bourg en pays de Retz. École à classe unique: Grande Section jusqu’au Cours supérieur, 12 ans. Maire: hobereau d’esprit quasi-féodal. Depuis 50 ans, aucun entretien des bâtiments de l’école et de l’habitation. A peu d’exception près, I’École ne saurait être que le symbole insupportable de l’Etat républicain et laïc. Le 14 Juillet? Un jour pareil comme les autres. D’où d’énormes difficultés du point de vue éducatif pour un débutant et relationnel vis-à-vis de l’hostilité de l’environnement social. En revanche, parents d’élèves sympathiques et aidants.
Maurice Pigeon

A cette époque, cela faisait déjà cinq ans que je travaillais dans des écoles publiques. La dictature militaire était en pleine vigueur au Brésil et la crise de l’Éducation aussi. Je suivais mes études à l’Université le matin et je travaillais le soir, de 19 à 22 heures 30, comme professeur de Portugais.
A la fin de ma première année de travail à l’école, en 1.968, j’ai été profondément déçue en constatant que, malgré tous nos efforts, mes élèves, tout en ayant appris par coeur les règles de grammaire, avaient d’énormes difficultés pour exprimer et communiquer leur pensée soit oralement, soit par écrit, ce qui, évidemment, rendait difficile le plein exercice de leur citoyenneté.
Cette constatation m’a poussée à chercher une pratique pédagogique différente de la traditionnelle. Petit à petit, j’ai commencé à faire l’économie des leçons et des exercices de grammaire et à les remplacer par des activités qui créaient dans la salle de classe des situations de communication où mes élèves étaient incités à s’exprimer, oralement et par écrit. Un climat plus vif de travail, un regard plus attentif vers l’étude de la langue maternelle et des rapports interpersonnels plus respectueux et solidaires s’installaient, au fur et à mesure que les activités d’expression et de communication - c’est ainsi que je les appelais à l’époque - s’introduisaient comme pratique dans le groupe.
Maria Lucia Dos Santos (Brésil)

Il m’arriva, après la deuxième guerre mondiale ce qui arriva à Freinet après la première guerre mondiale.
Je m’efforçais de trouver une orientation nouvelle de retour de guerre et de captivité. Là, j’ai dû subir les ruines et les désarrois devant le comportement humain et j’éprouvais une profonde désillusion en constatant que l’on avait, honteusement, abusé de nous, jeunes hommes sans expérience. Avant tout, je me suis décidé à contribuer au fait que la génération montante ne soit plus élevée dans un esprit de soumission, mais au contraire, en personnes libres, conscientes et dans un esprit responsable.
De 1934 à 1940, j’ai été élevé dans un lycée belge et par un oncle, qui à cause de sa lutte contre les nazis fut emporté dans le KZ de Dachau. J’ai été élevé donc dans un esprit où ces bases de l’éducation constituaient les buts suprêmes. Ils y étaient vécus journellement ; c’est pourquoi, après l’effondrement total de mes modèles, je n’ai pas recherché en Amérique, comme la plupart de nos instituteurs et professeurs qui imitaient tout sans exception, avec une repoussante servilité, ce qui pouvait en venir chez nous. Les événements décevants de comportements et d’attitudes orgueilleux, cyniques parfois et souvent inhumains de représentants d’un monde soi-disant libre, où tout se décide selon la devise: «what do you pay?», me choquèrent tellement, que rien ne m’inclinait à espérer une amélioration morale de notre chancelante génération d’après-guerre. Les prétendus idéaux de liberté, de respect de la dignité humaine et de conduite morale étaient souvent si éloignés des comportements réels des représentants de ces idéaux, que je ne pouvais accepter comme but digne d’aspiration d’un travail d’éducation, cet esprit matérialiste et boutiquier.
Même des recherches scientifiques, dans lesquelles n’intervenaient le plus souvent que chiffres et pourcentages, n’apportant que peu ou pas de considérations aux destins particuliers et aux êtres vivants cachés derrière ces statistiques, ne pouvaient servir de ligne de conduite à mes propres décisions. Mon éducation personnelle m’avait donné une autre vision de travail scientifique pour le bien des hommes.
Hans Jorg (Allemagne)

J’ai fait les premiers pas de ma carrière dans une petite école de campagne, école qui offrait l’image de l’abandon et du délabrement, parce que la guerre avait passé dans cette contrée et avait laissé ses traces. Les villageois avaient été évacués, la plupart des enfants avaient été privés de l’instruction pendant plus de quatre mois. Un jour, l’inspecteur d’école est venu. Grosse émotion: la classe, les cahiers, les élèves! L’inspecteur a interrogé, les enfants ont répondu, pleins de bonne volonté. L’inspecteur est parti. Il m’a rassuré: «La vocation n’est pas un avoir, pas un don de fée. C’est le dévouement à une tâche qu’on découvre de jour en jour plus large et plus profonde, c’est un travail ardent. C’est en réalisant sa vocation qu’on la fait naître.» Une semaine après, en quittant la classe, un père m’a attendu au seuil de la porte et m’a dit: «Monsieur, vous voulez trop bien faire, mais en vous évertuant, vous oubliez que les enfants doivent travailler et apprendre. Ayez de la patience!» Je n’ai pas trouvé de réponse, j’ai souri au père et je m’en suis allé... Et, à la maison, ce jour-là, j’ai réfléchi aux paroles de ce père. Est-ce que je connaissais vraiment ceux avec qui je travaillais? Je connaissais les livres, les méthodes, les outils à employer, mais l’enfant lui-même, dans sa complexité et sa simplicité, j’étais loin de le connaître. J’ai voulu que l’enfant assimile une énorme quantité de connaissances, j’ai voulu déverser dans les petites têtes curieuses et remuantes de mes élèves un amas de notions à coups de leçons données du haut de la chaire. C’est pourquoi j’ai parlé, exposé, expliqué. L’enfant a écouté, il s’est efforcé de comprendre, mais au fil du temps, l’attention a diminué. Je me suis rappelé l’expression de Rabelais: «l’enfant n’est pas un vase qu’on emplit, mais un feu qu’on allume».
A partir de ce moment je me suis tourné sans cesse vers l’enfant, pour mieux le comprendre, découvrir ses dons et ses déficiences, connaître la raison profonde de ses actes. J’ai compris qu’il est vain et qu’il est même dangereux de brûler les étapes. J’ai compris aussi que les enfants aiment travailler, manipuler, construire. En un mot, l’enfant veut être actif.
Après la classe, j’ai fait de petites promenades avec les enfants. J’ai fait des observations bien curieuses: René, un enfant timide, qui ne bougeait pas de place et n’ouvrait pas la bouche en classe, avait complètement changé quand il était dehors, dans la nature. Il sautait, courait, posait des questions.
Aloyse Steinmetz (Luxembourg)