les Amis de Freinet
le mouvement Freinet au quotidien
des praticiens témoignent
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Le déclic


Les textes que l’on vient de lire témoignaient de la présence chez certains enseignants d’un malaise, d’un mal-être, d’une déception, d’une frustration. Mais aussi d’une attente secrète, parfois désespérée: tout n’était-il pas définitivement verrouillé? Par quel concours de circonstances, la brèche a-t-elle pu se trouver ouverte?

L’année 1965, la ville de Brest accueillait le XXIème congrès de la pédagogie Freinet. Le Mouvement algérien, structuré dès la première année d’indépendance du pays, était représenté à ce congrès par une forte délégation d’une trentaine d’adeptes conduite par notre regretté ami René Linarès qui vient de nous quitter.
Je faisais partie de cette délégation et c’était la première fois que j’assistais à un congrès international, vrai chantier pédagogique regroupant 1 500 participants: responsables, chercheurs de tous âges, dans une chaude camaraderie d’entraide, de découverte, éclairés par les couleurs de nombreux dessins et peintures qui réjouissent les coeurs. Les frontières qui séparaient toutes ces délégations venues de plusieurs pays n’existaient pas pour moi. Les communions se faisaient avec une humanité plus vaste et plus diverse. J’éprouvais une impression d’élargissement et de liberté dans un mouvement uni composé de groupes riches de vie: une vraie chaleur humaine.
C’est là, à ce congrès de Brest, avec sa parfaite organisation, dont le mérite revient au groupe du Finistère, que j’en ai eu la révélation.
Deux années de pratiques dans ma classe, un stage d’initiation, allais-je apporter une contribution? C’était très peu lors des travaux de commissions. Bien au contraire, une occasion offerte à moi pour apprendre et apprendre beaucoup.
Abdelkader Bakhti (Algérie)

C’est alors que la guerre étant terminée, j’ai adhéré au S.N.I. et qu’aux réunions du groupe des jeunes, j’ai entendu quelques camarades (Saillard - Fragnaud) nous parler des Techniques Freinet avec un tel enthousiasme, une telle chaleur que j’en étais remuée. On sentait que cette pédagogie faisait partie d’eux-mêmes, qu’ils la vivaient. Ce fut une révélation. J’ai demandé l’autorisation de passer une journée dans la classe de Saillard. J’y ai vu des enfants qui s’intéressaient au travail sans rappel à l’ordre, répondaient, vivaient.
Du fond de la classe, un enfant (peu doué m’a dit Saillard), gravant du lino, est intervenu plusieurs fois au cours de la mise au point du texte ; certains sont restés volontairement à la récréation ; à midi, plusieurs se sont exclamés: «déjà»! La porte était ouverte sur la cour ensoleillée et un enfant avait dit: «Oh! un lézard». Instantanément la classe a été vide. Mais le lézard n’avait pas attendu et on s’est tranquillement remis au travail.
Ginette Basset

Delahaye m’avait prêté quelques brochures éditées par le mouvement auquel il appartenait, celui créé par Célestin Freinet et je pus, dès cette époque, connaître les brochures d’Éducation Nouvelle auxquelles je m’abonnai. J’étudiais la manière de travailler de Freinet dont le nom ne m’était pas inconnu puisque, fréquentant la faculté des Lettres à Lille, l’année précédente, ce pédagogue nouveau style avait eu l’honneur de figurer dans le cours de pédagogie de Monsieur Gouhier.
Jules Vandeputte

1946. L’E.N. du Vaucluse regroupe un ensemble hétéroclite de normaliens qui viennent pour la plupart de vivre l’occupation, la guerre, la résistance. Ils sont issus du Vercors ou des Basses-Alpes - on ne disait pas encore Alpes de Haute Provence -. J’en fais, bien entendu, partie.
L’internat est soumis à un régime libéral et nous avons accès à diverses revues pédagogiques qui redémarrent, parmi lesquelles l’Éducateur, avec sa couverture rose dont j’ai encore la nostalgie. Le contenu surtout tranche avec la pédagogie ambiante.
Miracle! Des maîtres se sont mis à l’écoute des enfants et livrent là, tout de go, le résultat de leurs expériences quotidiennes et leurs réflexions d’humbles praticiens.
Juillet 46. Dans le droit fil de ce premier contact, je suis volontaire pour un stage à Cannes.
C’est donc dans la cour d’une école primaire, à l’ombre d’un micocoulier que, pour la première fois, je découvris Freinet éblouissant de simplicité, mettant au net au tableau noir un texte libre fraîchement éclos.
Mon adhésion date de cet instant. Elle fut profonde et totale, je dirais instinctive. Je l’ai mûrie et j’ai tâché de lui
rester fidèle tout au long de ma carrière et de ma vie.
Pierre Constant

Comment devient-on adepte de l’École Moderne? - C’est sous ce vocable qu’on désignait le Mouvement Freinet - Je crois qu’il faut un déclic car, faire ce choix, c’est aborder un autre virage. Pour moi qui m’étais nourrie pendant un temps de ma jeunesse des écrits de Jean Jaurès,j’ai retrouvé dans Freinet la philosophie de Jaurès appliquée à l’éducation.
Lucienne Bonhoure

Dans un petit village du Var, le Thoronet, j’ai trouvé dans le grenier de l’école beaucoup de correspondances imprimées par les enfants et présentées en petits livrets qui s’échangeaient entre écoles, régulièrement. C’était Monsieur Alziary qui avait fait ce beau travail. Je lui ai aussitôt écrit ; je lui ai demandé des renseignements sur ce qui était tout nouveau pour moi. Il était très attaché à ce village et les habitants en avaient gardé un affectueux souvenir.
J’ai donc fait ainsi la découverte de l’imprimerie à l’école, la correspondance scolaire. J’ai été passionnée dès le départ.
Marie-Thérèse Cordero

J’ai connu la pédagogie Freinet parce qu’un camarade de promo - E.N. de Mende 32-35 -, communiste comme moi, a assisté à Pâques 34 ou 35 au congrès de la Fédération Unitaire de l’Enseignement, à Tours. Il a rapporté quelques brochures du stand de la C.E.L. Pour ma part, j’y ai vu la rencontre de deux militantismes (communiste et pédagogique) qui avait tout pour plaire aux jeunes, même si le contenu de la pédagogie Freinet nous échappait en gros. Rien d’étonnant à ce que le Groupe de Jeunes Instits de la Lozère - ou plutôt une minorité - accepte la proposition de Biscarlet, secrétaire du Groupe après Berthet, de créer une équipe Ecole Moderne. Il n’y avait autour de nous aucun «imprimeur».
Fergani François

C’est dans ce contexte, de l’individualisme des collègues, que nous avons été en contact avec des militants de l’Ecole Moderne. Freinet était venu à Avignon, mais nous avions manqué cette conférence. Peu de temps après, nous assistons à une démonstration de texte libre suivie de discussions, de débats menés par de jeunes collègues pleins d’ardeur, de fougue, d’audace, d’enthousiasme.
Nous nous renseignons et apprenons qu’il existe un groupe Freinet dans le département du Vaucluse. Des réunions auxquelles nous assistons sont organisées le jeudi. Nous trouvons un milieu accueillant, compréhensif, une solidarité que nous n’avions rencontrée nulle part ailleurs.
Camille et Yvette Février

Congrès de Nantes 1957! La maison de l’enfant, l’exposition d’Art Enfantin... Le grand choc!
Comment de telles œuvres pouvaient-elles naître dans des classes alors que mes élèves faisaient de petits croquis riquiquis au crayon? Ainsi, on pouvait donc leur confier de la vraie peinture, de vrais pinceaux pour les laisser créer des œuvres majestueuses au tracé maîtrisé, coloré, sensible. On pouvait donc leur confier de la terre pour façonner, créer des formes empreintes d’expression, dignes de Maîtres. Et j’allais d’émerveillements en émerveillements: si certains obtenaient de tels résultats, alors pourquoi pas moi? Alors, j’ai ouvert la porte et assisté au congrès.
Ce fut d’abord comme une bouffée d’air, l’atmosphère chaleureuse des participants qui, tous, se tutoyaient, déplaçaient les tables, prenaient la parole et disaient leurs problèmes, proposaient des solutions et puis, dans cette ruche bourdonnante, un animateur hors pair, modeste, à l’écoute de tous qui accueillait les nouveaux, répondait aux questions, encourageait les hésitants, rassurait les inquiets, saluait les idées des inventifs. C’était Freinet dont le nom ne nous était pas inconnu. Et, ce jour-là, - je le reconnais aujourd’hui - j’ai eu l’immense chance de faire la Rencontre qui a fait basculer le sens et le cours de ma vie.
Renée Goupil

Paul Le Bohec que je viens de rencontrer me parle de Freinet et me propose une correspondance entre nos deux classes. Je trouve cette idée bizarre et n’y donne pas suite. Comment aurais-je pu alors imaginer que notre vie tout entière allait s’organiser autour de ce nom qui allait, presque chaque jour, revenir sur nos lèvres et toutes les joies que nous allions connaître à être associés à une grande œuvre?
Freinet et Elise Freinet ont transformé nos existences et donné à la mienne un relief qu’elle n’aurait jamais eu sans eux.
En 1946, le pays revivait, l’élan était partout. J’étais neuve dans le métier et vivant désormais aux côtés d’un «freinétiste» convaincu, il m’était impossible de ne pas être portée par le flux ambiant.
Jeunes, bouillants d’énergie, de rêve et de foi dans l’avenir qui s’ouvrait, nous parlions de nos classes, tard le soir, et évoquions d’exaltants paradis pédagogiques.
Jeannette Le Bohec

Tout a vraiment commencé quand j’ai lu, dans une quelconque revue, un article sur les «textes de vie». C’était certainement, souterrainement, dans cette revue publiée par Vichy, une allusion au texte libre. Je me mis immédiatement à le pratiquer ; peut-être, avec le souci d’une amélioration des résultats scolaires. Mais, très tôt, je fus surpris de la tonalité affective des textes en particulier, de ceux d’un petit orphelin de père qui témoignait gentiment de sa tendresse pour sa mère.
Aussi, à la rentrée de 45, quand mon nouveau directeur me passa le premier numéro de l’Educateur, je m’y abonnai aussitôt. J’y retrouvais le texte libre dont j’avais déjà une bonne pratique. Je m’émerveillais de la simplicité d’une fiche sur la maison lacustre qui en apprenait tout de suite beaucoup plus que le meilleur des résumés à apprendre par cœur. Et, surtout, Freinet disait: «Nous serons entre travailleurs, il n’y aura pas de hiérarchie». Et moi qui avais vécu avec l’expérience d’une fraternité heureuse, je ne pouvais qu’être sensible à cette optique d’égalité. Mais aussi de liberté, puisqu’il n’était pas question de travailler selon des directives impératives. Ce qui changeait de ce que nous avions pu connaître, pendant de si longues années, à l’école. En dehors de toute obligation administrative, nous étions libres d’explorer les sujets que nous voulions. Et la conception de l’enfant global était si nouvelle, et le champ à explorer était si vaste que chacun pouvait, suivant ses affinités, s’y choisir commodément une utile place.
Paul Le Bohec

1945-46. Je reviens de la guerre et doit accomplir une année à la Norm’ d’Avignon, réouverte en octobre 45.
En février 46, invité par le S.N.I. et Madame Cassetari, professeur au lycée Aubanel dont le mari est mort en déportation, Freinet fait une causerie dans la salle des fêtes de la mairie d’Avignon.
Plusieurs centaines d’instituteurs. A la fin de la réunion, Freinet demande aux camarades intéressés de se rassembler autour de la presse qui se trouve au fond de la salle - celle de Roche de Simiane, Basses-Alpes. Nous nous retrouvons une petite dizaine. Parmi les présents: Madame Cassetari et Hélène, alors détachée à la «sixième nouvelle» et qui allait partager ma vie.
Nous discutons. Il faut quand même nous séparer! Freinet a apporté deux valises de livres et de brochures. Il désire les laisser en dépôt en Vaucluse. Nous partons tous les deux pour la vieille Norm’. Les valises sont pesantes. Je raccompagne Freinet, toujours à pied. Et me voilà bombardé délégué départemental de la C.E.L. car je garde les bouquins à la Norm’.
André Gente

Les circonstances ont fait que j’ai été nommée près de Brest, lieu de rencontre des pédagogues Freinet ; que mes enfants ayant un peu grandi, je pouvais me libérer davantage ; enfin, ça a été le déclic pour moi alors que, bien des années auparavant, jeune instit’, j’étais venue à Quimper, de la région de Morlaix, pour écouter Freinet.
Marie-Thérèse Le Tallec

Une collègue institutrice m’avait passé, au milieu d’autres papiers, peut-être sans le faire exprès - un numéro de l’Educateur, petit format, à couverture rose. Jeune institutrice, à l’affût de ce qui pourrait m’aider sur le plan professionnel, je m’y suis abonnée.
Marguerite Merklen

Juillet 1937, fin de mon Ecole Normale à Parthenay et rentrée dans mes foyers de Thouars où résident mes parents.
Je vois un attroupement devant le théâtre ; je rentre et je vois sur la scène un orateur, col ouvert, grands cheveux, décontracté, qui captive les gens présents, des instits, en majorité: c’était Freinet dont je n’avais jamais entendu parler et qui expliquait pourquoi les élèves ne réussissent pas à l’école et ce qu’il fallait faire pour que ça marche!
C’était mon problème et, sans doute, celui de l’assistance.
Ce fut une illumination! une évidence ; mais oui, bien sûr!
Jacques Guidez

En septembre 61, je participe à mon premier stage Freinet. Tout de suite, je me sens bien: les gens qui l’organisent sont des instits comme nous, très sympas. Et on parle de choses concrètes: texte libre, méthode naturelle de lecture, correspondance, magnétophone, coopérative.
Je repars gonflé à bloc et désireux d’expérimenter.
Joseph Portier

A Sainte-Pazanne en Loire-Atlantique, dès 1938, le collègue de la classe de garçons m’avait proposé d’aller lui rentre visite. Arrivant plus de vingt minutes après la sortie, je frappai à la porte. Pas de réponse, mais j’entendais à l’intérieur des voix, des coups de marteaux, je frappai plus fort et ouvris.
Au fond de la salle, derrière une grande table posée sur des tréteaux, Maurice Pigeon bricolait au milieu de quelques grands garçons. Malgré son tableau noir et des tables d’élèves, elle ressemblait davantage à un atelier avec ses outils divers.
Et ces gamins, nullement pressés de s’en aller! Ils continuaient tranquillement leur bricolage, faisant parfois appel à l’aide de leur maître qui, maintenant, me montrait leurs divers travaux.
Des dessins de tous genres. On dessinait beaucoup dans cette classe ; on en réalisait même à la linogravure, une technique que, jusque-là, j’ignorais.
Des rédactions originales, non sur des sujets imposés, mais plutôt des récits personnels. Chacun racontait ce qu’il voulait. Certains écrivaient même de petits poèmes.
J’étais dépassée, admirative devant ces résultats. Tout cela paraissait si simple, semblait se faire si naturellement! Mais je ne me sentais pas en mesure de suivre un tel exemple.
Denise Poisson

Lors d’un stage à Gourin, au cœur de cette Bretagne profonde, un camarade instituteur-remplaçant m’emmène un jeudi dans une réunion pédagogique non officielle. J’y découvre le Mouvement Freinet dont personne ne m’a parlé à l’Ecole Normale, pas plus que de n’importe quel autre mouvement pédagogique, d’ailleurs. Chaleur et simplicité des rapports et attitude envers l’enfant tout à fait nouvelle pour moi. Fonctionnement coopératif de la classe et comportement des élèves radicalement différent de ce que j’avais pu voir ; et qui me rappelle toutefois quelque chose de mon passé d’écolier: j’apprendrai plus tard que j’avais eu la chance d’avoir deux instits Freinet au C.P. et C.E.. Repas en commun et discussions passionnantes avec des gens passionnés ; résultat: j’adhère à l’ICEM et m’abonne à l’Educateur.
Henri Portier

Tout a commencé à l’automne 1965. Débutant ma quatrième année à l’Ecole Normale d’Instituteurs de Nice, c’est-à-dire l’année de formation professionnelle, j’étais gêné par le décalage que je percevais entre les cours théoriques ou les leçons pratiques et trois expériences que je n’arrivais pas à oublier, bien qu’elles se fassent hors du champ scolaire:
- quelques années de scoutisme laïque qui, à travers les Eclaireurs de France, m’avaient «sauvé» de la posture stérilisante d’éternel «premier de la classe» en me faisant vivre des valeurs absentes du monde scolaire, telles que l’esprit d’initiative, la dialectique ou la prise de responsabilités,
- au printemps 1965, un stage animé par les Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active par lequel je découvris les aspects socio-constructivistes du développement de l’enfant et l’importance de la prise en compte des besoins et intérêts de ces derniers ;
- enfin, au mois d’août, la validation de ce stage en tant qu’animateur de centre de vacances pour enfants: authenticité et intensité de tranches de vie à forte valeur éducative...
Cet automne-là, la prégnance des leçons-modèles ne m’autorisait pas à concevoir un enseignement véritablement centré sur les enfants. Pire, je commençais à engranger les algorithmes didactiques qui auraient pu me transformer en instituteur-prestidigitateur classique, adaptant les élèves à un savoir que l’on me demandait de scolariser en «leçons / exercices», lorsque le hasard me fit rencontrer Freinet dans un couloir d’Ecole Normale et, plus précisément... dans une poubelle!
Rencontre exceptionnelle, à tous points de vue, en effet, que ces quelques numéros de la revue L’Educateur aux éditoriaux roboratifs signés par un certain Freinet.
Et la lumière fut... Oui, enseigner autrement n’était donc pas une utopie. Aussitôt, une dynamique s’empara de moi, laquelle allait se transformer en une véritable passion pour la recherche-action pédagogique.
Jacques Jourdanet

Un heureux hasard voulut qu’en 1946, au cours de ma formation d’instituteur, j’ai rencontré un ancien officier français qui, pour la première fois, nous informa sur Freinet et son mouvement de pédagogie qui donne le parole aux enfants.
Comme ces présentations recouvraient à la fois, la tendance d’une pédagogie à partir de l’enfant contenue dans «La pédagogie de la Réforme» allemande et les nouvelles connaissances de la psychologie de l’enfant, je décidais de me rapprocher de Freinet. Côté langue, je n’avais pas de problème à cause de mes longues études en Belgique.
Je me procurais les livres de Freinet et je constatais avec surprise à quel point ses expériences dans les écoles rurales des Alpes du Sud s’accordaient avec ce que nous-mêmes vivions dans notre tâche quotidienne avec des parents, des supérieurs laïcs et intellectuels, des enfants.
H.J.

Il y a un demi-siècle, de jeunes enseignants suisses se sentaient ainsi interpellés, face à des pratiques scolaires par trop scolastiques et traditionnelles par un maître venu de France avec ses élèves: Célestin Freinet. C’était en mai 1952.
Imaginez l’événement dans le village de St-Prex, au bord du Léman: des enfants qui, sans se connaître, fraternisent et, bien vite, préparent un spectacle de théâtre libre dans la salle villageoise.
Freinet était accompagné de sa fille Baloulette et d’un collègue assistant très discret, Michel Edouard Bertrand (M.E.B.).
Pour la première fois, ce n’était pas l’inspecteur qui visitait ma classe, mais un maître d’école, étranger par surcroît, qui parlait à mes élèves comme s’il les eût connus depuis longtemps. Il les aidait, les conseillait avec son délicieux accent méridional qui joignait l’insolite à l’utile.
Jean Ribolzi (Suisse)

C’est en 1974 que j’ai connu la pédagogie Freinet en tant qu’étudiant en Sciences de l’Education à l’Université de Hambourg. Il s’agissait d’un cours de travaux dirigés (T.D.) surchargé de 90 personnes dont le sujet était: «La pédagogie Freinet aujourd’hui». Il faut dire que ce n’était pas un cours, mais un chantier! Le rôle de l’enseignant était complètement effacé. C’est à peine s’il nous avait donné une petite bibliographie. Nous étions dans l’après-mai 68....
En tant que futur enseignant des langues, j’ai choisi ce cours, car j’étais peu satisfait de mes études linguistiques et de leur application très traditionnaliste à l’enseignement des langues. Le T.D. ne m’apportait pas tellement de réponse à mes questions ; il me faisait m’en poser d’autres. Je me suis mis à lire les sources. A la lecture de Freinet, j’entrevoyais une application possible en classe de langue ; mais il me manquait une expérience d’enseignement.
Gerald Schlemminger

C’est en décembre 46 que je fis la connaissance de Freinet. Il vint à Nantes à la demande de Maurice Pigeon, directeur à la Turmelière et de Marcel Gouzil, directeur du Château d’Aux.
Marcel Gouzil se soignait alors en Suisse et c’est sa femme, Francine, qui tenait le rayon des livres, publications et matériel. La réunion avait lieu à la Bourse du Travail ; 5 à 600 personnes y assistaient: succès inespéré.
Pour la première fois, je voyais la classe d’un collègue au travail, en l’occurence, les élèves de Joseph Fraud, instituteur à La Turmelière. C’était une démonstration de texte libre.
Ils étaient une douzaine d’enfants de 12 à 14 ans, venus en car, et visiblement heureux d’être là, sur la scène, et prêts au travail.
Ils ont écrit leurs textes, les ont lus avec aisance et ils ont voté.
L’un d’eux faisait presque l’unanimité. Le garçon racontait comment, la veille, on les avait sélectionnés pour la présentation de ce matin. Il disait sa joie d’avoir été choisi, une véritable explosion de bonheur.
C’était simple, vivant, agréable à voir et à entendre. J’étais enthousiasmée. A partir de ce jour, le texte libre prit place dans ma classe. Et quelle place!
Andrée Turpin

Un jour, le facteur m’a apporté un journal scolaire rédigé et imprimé par les enfants de Hobscheid. J’ai lu avec un grand intérêt les textes d’enfants: j’ai parcouru les pages locales avec les nouvelles de la localité: mariages et naissances, petites nouvelles du club de football et de la société des sapeurs-pompiers. Sur la toute dernière page du journal, j’ai lu un article sur l’imprimerie à l’école. Instinctivement, le nom de Freinet m’est venu à la mémoire, nom que j’avais entendu pour la première fois, il faut l’avouer, lors de mon stage à Bellevue (France). On avait parlé de cet instituteur de campagne, de ses expériences et de son œuvre et, depuis ce temps, le nom de Freinet restait gravé dans ma mémoire. Le journal des enfants de Hobscheid m’a de nouveau mis sur les traces de l’imprimerie à l’école et de son grand pionnier.
Aloyse Steinmetz (Luxembourg)

J’arrive au collège de Cannes avec le sac à dos orné du fanion ajiste et je prends place dans la file pour m’annoncer. J’entends une voix à l’accent chantant:
- «Tiens! toi qui es ajiste, tu emmènes un groupe de jeunes à l’Auberge de Jeunesse de la Croisette. Ici, il n’y aura pas de place pour tout le monde. Débrouillez-vous!»
Et voilà, je me sens à l’aise et en confiance, face à ce couple visiblement éprouvé par la guerre et qui nous accueille avec un bon sourire optimiste.
Que suis-je venue chercher?
J’avais à l’époque quitté ma classe pour m’occuper de l’implantation des Francs Camarades dans les Vosges afin de rassembler et protéger autant que possible des gosses exposés à tous les dangers d’un pays truffé d’engins de guerre, habitués aux bricolages les plus saugrenus, au système D, aux bagarres, voire au vol.
J’étais désespérée par la guerre vécue chez moi, en zone interdite, par les nouvelles qui nous arrivaient peu à peu des camps, des tortures, des exécutions de masse... quel monde noir!
J’étais attelée avec l’énergie du désespoir à une tâche difficile et je me sentais bien seule. J’étais avide de perspectives positives philosophiques plus que de techniques éducatives précises. Le réconfort allait venir de la fusion des deux dans une action dominée par la coopération entre camarades décidés à donner le meilleur d’eux-mêmes.
Yvonne Humm

J’ai connu la pédagogie Freinet en 1965, lors d’un stage de l’ICEM. J’avais alors 42 ans et «je tournais en rond» dans ma classe. La routine me guettait. Je n’arrivais plus à intéresser les enfants.
Ce stage m’a régénéré. Il m’a ouvert l’esprit ; il m’a donné envie de communiquer davantage avec mes collègues... et, surtout, il m’a rapproché des enfants.
Je me suis attaché en particulier à l’expression. J’ai voulu offrir à chacun son mode d’expression: le dessin, la peinture avec les commentaires éventuels de l’auteur, le texte libre, l’enregistrement au magnétophone, l’entretien du matin. Je crois que c’est dans ce domaine de l’expression que nous avons trouvé nos plus grandes joies, les enfants et moi.
Grâce à Freinet, j’ai retrouvé du plaisir à faire la classe et je l’en remercie.
Jacques Leroy

Nommée à Allerey, je fis la connaissance de Roland, celui qui devait être mon mari: ses hautes ambitions pédagogiques, en particulier avec les enfants qui mêlaient français et patois, m’étonnaient et je souriais.
Mariés, nous sommes nommés en octobre 1938 dans le Jura, département d’origine de Roland. La guerre arrive et, pendant six années, je reste seule avec la petite classe très chargée.
Retour de Roland qui reprend sa pédagogie traditionnelle. En 1946, arrive à l’école la revue L’Educateur - rose - de la pédagogie Freinet. C’était l’émerveillement pour moi, à tous points de vue: littéraire, scientifique, artistique. Nous nous abonnons et nous nous inscrivons pour le prochain stage à Cannes. Ce fut formidable: les élèves de l’école Freinet nous ont fait découvrir le texte libre, l’imprimerie, la peinture avec Elise Freinet... C’était la pédagogie que je désirais!
Madeleine Belperron

J’ai eu cette chance inouïe de rencontrer Elise et C. Freinet dès l’âge de 21 ans et d’avoir fait partie de leur grande famille après avoir travaillé un an à leur école.
Tous deux sont venus dans ma petite école de Saint-Cado où véritablement j’ai pris mon envol en découvrant la dimension de l’expression libre, la richesse de tous les enfants, le sacré de l’existence elle-même.
Je me suis construite à même le travail avec les enfants avec cette impression d’être «dans le coup» en frôlant tant de certitudes.
Une vie privilégiée, sommetoute, quand il s’agit de toute une carrière faite d’enthousiasme, de découvertes, d’étonnement et d’amitié.
Il m’arrive encore de promener les réalisations de trente ans d’art enfantin en porte-parole de cette force contagieuse porteuse d’authenticité.
Hortense Robic

J’ai découvert Freinet et sa conception pédagogique par pur hasard. En 1957, un Congrès Mondial de la FISE a eu lieu à Varsovie. Dans le groupe francophone dont j’étais guide et interprète se trouvaient deux représentants de l’Ecole Moderne française: Paulette Quarante et Fernand Déléam. C’étaient les seuls participants qui avaient apporté des matériaux pour monter une exposition: éditions C.E.L., dessins, peintures, céramiques - œuvres d’enfants - journaux scolaires... etc.
En écoutant leurs enthousiastes narrations sur la vie de leurs classes, j’ai décidé d’entreprendre une expérience à l’école dont j’étais directrice, à Otwock, banlieue de Varsovie.
Halina Semenowicz (Pologne)

En 1971, sont édités dans l’Espagne du franquisme, les premières références explicites sur Freinet: «Les dits de Mathieu» et un reportage sur sa pédagogie à l’hebdomadaire Triunfo signé d’un grand animateur de cette pédagogie, Ferran Zurriaga.
A ce moment, j’étais un jeune étudiant de premier cours universitaire de Philosophie, ex Lettres, à Salamanca. Et je ne connaissais rien de Freinet. Un an après, je trouvai en librairie ce livre et, pour moi, c’était bien ce que Freinet racontait.
Je n’étais pas d’accord avec la dictature, ni avec l’école autoritaire, et pas d’accord non plus avec la colonisation culturelle et linguistique d’un pays de paysans et pêcheurs, la Galice, mortifié par une très grande émigration.
Ces deux documents me mettaient en route parce qu’il y avait là, de façon intéressante, une autre manière de faire l’école. Par fortune, à Barcelone, l’éditeur Laia avait commencé à sortir de petits livres de la Bibliothèque de l’Ecole que j’avais commencé à lire. En 73, deux maîtres de Valencia, Roser et Ismael, sont venus à Salamanca pour faire un cours d’initiation à la pédagogie Freinet ; on a fait des textes, de l’assemblée, du lino...
Anton Costa Rico (Espagne)

Au cours de ma scolarité primaire, j’avais vécu moi-même, entre 1935 et 38, dans une classe Freinet, celle de Josette Cornec à Daoulas (Finistère). Mais je n’en savais rien. Et ce n’est qu’en 1948, alors que j’assistais en tant que normalienne, à Quimper, à une journée de formation-débat animée par Freinet et quelques enseignants, que j’ai compris le sens de ces trois années particulières passées à l’école de Daoulas: le coin imprimerie, les Enfantines, les «phrases libres», et, surtout, nos «classes-promenades»... C’est là que j’ai perçu la signification de ces souvenirs agréables, mais singuliers, d’une période scolaire.
Là-dessus, un travail d’information pédagogique d’analyse théorique de la pédagogie Freinet à l’Ecole Normale.
Deux stages pratiques dans des classes Freinet au cours de mon année professionnelle et la présence dans la bibliothèque de l’E.N. du petit Educateur rose de l’époque ont sans doute attiré mon attention sur cette façon de travailler.
Marie-Louise Donval

J’ai le souvenir du début de ma carrière, de mes premières classes et d’y avoir utilisé les petites revues Freinet, les Enfantines, les Gerbes sans parler du limographe pour imprimer les fameux textes libres - Etait-ce un legs discret de ma mère institutrice? - et déjà, chez moi, un intérêt certain pour la psychologie de l’enfant et la recherche pédagogique?
Maryvonne Conan

J’ai connu la pédagogie Freinet dans une période de ma vie professionnelle très active où j’étais à la recherche de quelque chose de nouveau. A travers les rencontres multiples avec des enseignants Freinet, en France et en Allemagne, jeunes et âgés, j’ai ressenti cet esprit innovateur, cette volonté de changer quelque chose qui m’ont fascinée, et, en plus, je les ai trouvés personnellement bien sympathiques.-
Ingrid Dietrich (Allemagne)

Pendant l’occupation, j’ai été deux ans instituteur à Arcachon. D’après le directeur et l’inspecteur, je faisais bien la classe. Je ne voyais pas pourquoi j’aurais changé. Après, je suis parti dans la Marne. Il y avait un inspecteur primaire, Gloton ; il revenait d’un stalag qui avait regroupé des intellectuels et des enseignants. Ils avaient réalisé des bulletins pédagogiques. Gloton en était l’un des animateurs. Dès son arrivée dans la Marne, il a imposé des réunions mensuelles par canton: «On travaillera le matin, avec moi ou sans moi». Pas question de se défiler... On y allait à bicyclette... On parlait pédagogie. Je me suis aperçu que la classe que je faisais bien à Arcachon ne marchait pas du tout dans ces villages de la Marne. J’ai pris plaisir à aller à ces journées. Un collègue m’a dit: «Tu ne connais pas le texte libre?» - Il en avait parlé à tout le monde, mais il avait senti qu’avec moi ça pourrait accrocher. Il m’a expliqué le texte libre, l’imprimerie. Ça a mis un an à mûrir. Entre temps, Gloton était venu me voir. Il m’a dit que j’avais des dispositions pour le travail en équipe, les méthodes actives...
René Hourtic

Au printemps 45, sur le journal, une annonce: «Conférence de Célestin Freinet à l’Opéra de Marseille».
Cet homme, col blanc ouvert, cheveux un peu longs, avec des paroles simples, raconte sa lutte à St-Paul de Vence pour défendre son école. Il lit un texte écrit par les enfants «Le petit chat qui ne voulait pas mourir».
Il a les yeux humides d’émotion. Moi aussi:
«Mais alors, les enfants peuvent ainsi témoigner? prendre part à la classe avec le maître?»
Je ne l’ai jamais oublié.
Ce Freinet, je savais donc qui il était. Ça me revient: je le savais, mais ce n’était pas par le biais de la pédagogie.
1937, c’était l’année de Guernica. Et l’horreur des bombes sur les populations civiles nous révoltait et nous angoissait.
Un instituteur de Rousset, Monsieur Pourpe, nous parle de celui qui, à Vence, avec les petits réfugiés espagnols, construit sa propre école. Il nous montre une petite presse de bois pour leur journal scolaire! Cette volonté de lutte, de bâtir une Ecole avec des enfants qui sortent de la guerre nous enthousiasme.
Paulette Quarante

J’ai connu Freinet et Elise en 1933, à l’instigation de Marcel Lallemand, frère de Roger, poète-écrivain-polyglotte-architecte.
Méthode, techniques et imprimerie adoptés.
Marius Pourpe

C’est grâce au CEMEA, à un stage de base très certainement inoubliable, que j’ai lu «Les Dits de Mathieu», puis «Naissance d’une pédagogie populaire», que tout a commencé.
Puis, encore au CEMEA, lorsque pour les besoins des stages 16 / 18 ans d’insertion professionnelle et sociale, il a fallu passer de la théorie à la pratique... deux années d’une expérience qui décidera de l’avenir... l’Ecole d’Educateurs où un enseignant m’encouragea à mener à bien un travail sur la pédagogie Freinet avec, à cette occasion, la rencontre de Colette et Jacques avec qui je ferai ensuite deux classes de découverte.
Jean-Charles Huver

1933. Je galère, accroché à ma classe, à mes élèves. Un camarade d’Ecole Normale m’informe qu’une exposition itinérante figure à Nantes, à la Bourse du Travail. Visite le jeudi suivant: journaux imprimés par les enfants, textes libres, fichiers, nombreuses brochures, revues... Je me sens en phase avec la philosophie sous-jacente, avec les techniques présentées. Pour la première fois, je lis un nom:
Freinet ; un sigle: C.E.L. Il me faut réfléchir.
Maurice Pigeon

Au syndicat, nous sommes allés vers la tendance la plus progressiste et, là, nous avons rencontré des camarades plus anciens que nous qui nous ont impressionnés par leur honnêteté, leur militantisme. Et, parmi eux, il y avait René Daniel.
Pour la première fois, j’ai entendu parler de Freinet. Le groupe qui existait avant la guerre s’était reformé après les vicissitudes d’une période troublée, l’occupation allemande. Je me souviens de cette réunion dans la classe de René où il nous a parlé de Freinet, d’expression libre, de dessin. Je le revois debout devant nous, les mains serrées sur le rebord d’une table, parlant de sa propre enfance et de son émotion d’alors lorsqu’il fallait se lever pour répondre à une question du maître et où son seul soutien était une table semblable dont il serrait les bords de ses doigts crispés ; parlant de ses propres élèves dans des termes que je n’avais jamais entendus, avec une sensibilité, un respect qui m’ont marquée.
Mimi Thomas

Et c’est tout naturellement qu’un jour, Mimi et moi - car, entre-temps, nous nous étions connus - nous irons à une réunion pédagogique dans une petite école rurale à 2 classes des Daniel, Madame Daniel ayant la classe des petits et René, celle des grands. Un long déplacement pour nous (d’abord à vélo, puis, en car, et de nouveau à vélo!). Une journée bien complète, mais qui nous marquera tant.
Quelle révélation pour nous! Nous y découvrons l’imprimerie, le texte libre, le Livre de Vie, les journaux scolaires, le fichier scolaire coopératif, les dessins d’enfants si variés, le planning mural... etc.
Personnellement, je suis frappé par l’expression libre des enfants, leur comportement, l’attitude aidante du maître, l’atmosphère coopérative de la classe...
Emile Thomas

Au cours d’une journée de formation, j’ai eu l’occasion de visiter la classe d’André Féron qui pratiquait la pédagogie Freinet et devait nous présenter ses techniques. Plus effarouchée qu’intéressée par cette remise en cause de ma pédagogie et l’importance du travail à mettre en place, je n’ai pas donné suite.
Nommés à Magny-Cours en 1963, nous découvrons une imprimerie, la collection des BT, et des albums de correspondance internationale laissés par Lucien et Suzanne Jean-Baptiste, en poste de 1948 à 1958. Nous apprenons que leur engagement pédagogique et politique leur a valu un déplacement vers les années 30. Proches collaborateurs de Freinet, ils ont contribué au développement du Mouvement.
Suzanne et Elise avaient entretenu longtemps une correspondance sur un choix de vie naturelle.
Malgré cela, nous n’avons pas cherché à les contacter.
En 1966, à la mort de Célestin Freinet, le passage du film «L’Ecole Buissonnière» et le débat avec Paul Delbasty nous enthousiasment. Notre soif de militantisme syndical et politique va pouvoir enfin s’étancher dans une autre pédagogie.
Jacqueline Massicot

La première curiosité me vint en lisant la vingtaine de lignes consacrées à l’imprimerie à l’école de Freinet, dans la partie du livre de philosophie et de pédagogie - en dernière année d’Institut Magistral - qui traitait des expériences didactiques contemporaines.
«L’école d’aujourd’hui... est gérée par les élèves sous la conduite du maître-compagnon».
Ces paroles m’avaient impressionné. Ce «compagnon» que l’auteur avait probablement extrait du contexte en terme de discrimination négative - C’était encore les années de la guerre froide - avait au contraire suscité en moi curiosité et désir.
Puis, à l’Université, plus rien.
Il m’a fallu entrer à l’école pour percevoir la quotidiennité de la contradiction entre mon engagement politique en dehors de l’école et mon rôle traditionnel d’enseignant pareil à celui de mes collègues qui, eux, ne se posaient sûrement pas le problème d’un engagement social et politique à l’extérieur.
Ce sentiment de contradiction et de vide s’accrut tellement que, la seconde année, je réussis à choisir une localité qui faisait partie de la circonscription dirigée par une inspectrice que je savais être exceptionnellement de gauche.
C’est ainsi que je participai, un jour, à une leçon de mathématiques modernes organisée par le groupe régional M.C.E. (Mouvement de Coopération Educative, fondé en 1951.) à Udine, à une quarantaine de kilomètres du lieu où je vivais et travaillais.
Je me trouvai alors au milieu d’une trentaine, et peut-être plus, d’enseignants dont quelques bonnes sœurs, ce qui me déconcertait par rapport à mes attentes.
L’impression fut très forte: je ne compris absolument rien à la leçon.
Mais je ne me décourageai pas: j’avais trouvé les continuateurs de cet instituteur français qui avait introduit dans sa classe les valeurs sociales pour lesquelles je militais. Et j’étais bien décidé à saisir cette occasion...
Rinaldo Rizzi (Italie)

Serait-il présomptueux de dire qu’il s’est agi pour moi dans les années 60 d’une «rencontre» avec Freinet plutôt que d’un éblouissement quelconque ou un coup de foudre radical avec un «maître»?
Et plus qu’une «rencontre» avec Freinet - (outre durant les séances de congrès je ne l’ai rencontré que quelques minutes face à face en 1964, d’une rencontre avec le mouvement Freinet, c’est-à-dire avec une foule de personnalités d’enseignants «frénétiques»? De la truculence d’un Dufour ou d’un Yvin à la rigueur d’un Barré ou d’une Lémery? Du délire poético-pédagogique d’un Delbasty à la logique d’un Rinaldo Rizzi? Des amitiés enfin avec des enseignants Freinet dans le monde entier, par le biais de la FIMEM.
Sorti de l’école normale en 1959 avec sous le bras un cours de pédagogie où Freinet prenait trois lignes, je me suis retrouvé devant une classe rurale unique de 20 enfants de 5 à 12 ans. J’ai coutume de dire que cela fut le déclencheur pour moi. Tout ce qu’on m’avait appris ne fonctionnait pas: les leçons en forme n’étaient pas possibles, les cours collectifs et ex-cathedra non plus. C’est d’abord dans les villages avoisinants que j’ai découvert des instituteurs qui avaient expérimenté l’imprimerie, la correspondance, l’individualisation et résolu quelques-uns des problèmes que je rencontrais puis c’est dans le mouvement Freinet belge francophone «Education populaire» que des réponses de plus en plus nombreuses ont été données à mes inquiétudes et ont balisé mon travail par la suite. Mon premier achat - avant le frigo familial! - fut l’imprimerie et quelques numéros de la Bibliothèque de travail.
Je suis tombé littéralement amoureux de l’imprimerie et j’ai réalisé avec les enfants toutes les formes de journaux scolaires. A partir de 1982, je me suis peu à peu tourné vers l’informatique, mais j’ai toujours regretté l’apport social de l’imprimerie dans le travail. Composer un texte tout seul était inconcevable. Lors de la parution du journal, tous les enfants savaient déjà ce qu’il contenait parce qu’ils avaient participé concrètement à sa réalisation.
HenryLandroit (Belgique)

C’était en janvier 1933. Jeune instituteur débutant dans un village, je trouvai un jour dans ma boîte aux lettres deux numéros de «L’Action Française» apportés par un inconnu qui signalait en rouge des articles de Charles Maurras. Celui-ci clouait au pilori un nommé Célestin Freinet, instituteur à Saint-Paul-de-Vence, pédagogue hérétique des plus dangereux.
Un travail absorbant et les événements internationaux me firent oublier cette polémique.
En novembre 1945, Célestin Freinet vint à Lausanne pour présenter à une rencontre d’enseignants les buts et les réalisations de son Ecole moderne. Que disait alors ce dangereux révolutionnaire?
L’enfant doit pouvoir s’exprimer, se réaliser en classe... A la sortie de l’école, il faut qu’il ait une instruction suffisante, mais qu’il ait surtout gardé le goût de s’instruire...
Le défaut de l’école actuelle, c’est l’intellectualisation...
A l’école, l’enfant pose des questions...
Le maître aide l’enfant à se réaliser...
A l’issue de la conférence, chacun pouvait feuilleter les journaux scolaires et les albums d’enfants. Ainsi, il existait des classes où la vie coulait comme une source fraîche. Serait-ce aussi possible dans la mienne?
Cachemaille Edouard (Suisse)

Comment j’ai entendu parler de Freinet? Je ne m’en souviens pas, peut-être en cours de philosophie mais, étant normalien au lycée, avant le bac, c’est tout naturellement que lisant des ouvrages politiques, j’en vins aux ouvrages pédagogiques et ils y passèrent tous...
Un mercredi après-midi, je me rendis donc à une réunion du groupe départemental de l’Ecole moderne - pédagogie Freinet, sans doute à l’école normale. Pour le lycéen que j’étais, c’était une plongée, une immersion dans la pédagogie pratique avec les mains pleines d’outils. Ce fut aussi le rendez-vous avec des hommes et des femmes impressionnants dans le sens où j’étais impressionné par leurs paroles. Les livres que j’avais lus prenaient chair. J’étais en plein dans la relation maître-élève avec ces gens qui parlaient de leur pratique. Je les ai trouvés inaccessibles au départ car je ne me sentais pas capable de passer de l’utopie de mes lectures à une mise en pratique avec des outils et des techniques pour arriver à des fins qui sont des pratiques sociales, une organisation de la société. Et puis l’esprit coopératif aidant, je devins un militant de la pédagogie de Freinet.
La rencontre avec Freinet fut donc livresque puis par l’intermédiaire d’hommes qui l’incarnaient. Les lectures dont «les dits de Mathieu» puis l’histoire de la pédagogie populaire... m’ont fait rentrer d’un coup dans une famille sociale, philosophique, politique que je ne quitterai plus. Un syndicat, on y entre et on en sort ; un parti politique aussi, de même pour une association. La pédagogie de Freinet est au delà de ça. C’est une idée de la société que je veux mettre en œuvre chaque jour avec les enfants dont j’ai la responsabilité mais aussi avec toutes les personnes que je côtoie.
Hervé Moullé

Septembre 1968, j’ai eu mon bac et je dois gagner ma vie...
J’ai entendu dire que l’on peut être instituteur avec le bac, donc je dépose un dossier à l’Inspection Académique de Lille et trois jours après, je reçois ma première nomination: 3ème pratique. Collège rattaché au Lycée Colbert, Tourcoing.
Je dois commencer dans une dizaine de jours mais je sais pas comment on fait l’école... Aussi je me renseigne auprès d’une directrice d’école de la famille qui me prend quelques jours en stage dans son CM2. Les seuls souvenirs de ce stage sont le Procédé Lamartinière et: «les 3èmes pratiques, ce sont des enfants de l’âge du C.E.P mais qui ne l’auront jamais. Il faut se baser sur la vie courante.»
Enfin! Je me présente au principal du collège qui me dit: «Vous voyez ce terrain vague! Eh bien votre classe sera là. En attendant, allez à Commines - frontière belge -, dans la classe de Monsieur... - j’ai malheureusement oublié son nom -, il a une 3ème pratique et vous expliquera comment il travaille.»
J’y suis. L’accueil du Mr est excellent: «Tu regardes, tu observes, tu me poses des questions. N’hésite pas.»
Alors j’assiste. Je vois des enfants - grands - qui racontent, en les lisant, chacun leur tour, ceux qui le veulent, des «tas de trucs». Ensuite, ils votent pour choisir ce qu’ils appellent un texte libre. Celui-ci est écrit au tableau avec les fautes soulignées. Individuellement, chaque enfant le recopie en essayant de le corriger puis quand un enfant pense avoir terminé, il est corrigé - le texte - collectivement, puis, recopié par chacun au propre dans le cahier de français.
Plus tard, dans le cahier de mathématique, on cherche combien il faudra de bois pour fabriquer des dessous de plat carrés, combien de formica pour les recouvrir et combien de languettes plastifiées pour mettre autour. Et combien ça va coûter? J’entends parler de périmètre, de surface, de prix de revient, de prix de vente, de bénéfice, de coopérative...
Et après, tout le monde se lève. Certains fabriquent les dessous de plat, d’autres écrivent des textes libres, quelques-uns font du dessin libre, de la peinture libre, ceux qui n’ont pas eu leur texte choisi le corrigent, le recopient, parfois ils cherchent dans des revues des articles en rapport avec ceux-ci... C’est super! C’est comme ça qu’on fait l’école? Est-ce que pendant mon année de terminale 68 on a changé l’école? J’ai changé l’école sans le savoir? Si ça continue, je vais rester instituteur, je vais avoir la vocation!
Et tous les jours, pendant quinze jours, se déroule de manière semblable cette classe bizarre où il n’y a pas un seul manuel. Où on fait de la grammaire et de la conjugaison d’après les fautes relevées dans les textes. Où les mathématiques sont toujours liées à la vie courante. Où on fait du vocabulaire avec des journaux. Où des activités sont libres mais «faites» quand même. C’est fou!
J’en parle à mon formateur. Il me dit: «Ce sont des techniques Freinet. Ce monsieur est déjà mort, mais nous sommes un certain nombre à nous en inspirer.»
Zut alors! C’est pas moi qui ai changé l’école en mai? Ça fait rien, c’est bien quand même. Je ferai pareil...
Et il va falloir s’y mettre, ma classe est construite. Me voilà au collège.
Il est 8 heures. La cloche sonne. On n’a pas encore trouvé ma clef, enfin ça y est, elle est là. Un groupe d’enfants. 17 garçons et filles, bien rangés, attend devant la porte. Bonjour! Nous entrons. Stupeur! Il n’y a pas de tables. Juste un tableau au mur et devant, une estrade. Par terre, des vieux journaux. Et des craies.
Monsieur le Principal me fait dire que les tables arriveront cet après-midi et c’est tout!
On s’assied sur l’estrade ou par terre et on regarde les journaux. On bavarde. «Comment tu t’appelles? Quel âge as-tu?» «Et si on lisait les journaux?» «D’accord.» Chacun choisit un article et le lit à la classe. On vote et on en choisit un. On le relit. On ne comprend pas tous les mots. Lesquels? On les explique.
Et si on allait jouer au ballon? Il n’y a pas de stade par ici? - Non, mais on peut aller à la piscine.» On verra ultérieurement. On fait des pliages. Merci les C.E.M.E.A.!
Les tables et le bureau sont là. «Du matériel?» «Non. C’est une création tardive. Peut-être pour du fongible. On verra.» Il faudra donc se débrouiller avec les moyens du bord.
Alors j’apporte ma collection de «Tout l’univers» et quelques outils. Et j’applique ce que j’ai vu en stage...
Je discute de mon stage avec les collègues qui me disent: «L’inspecteur a bien noté un instit’ Daniel Villebasse, mais c’est très dur à appliquer et il faut avoir de l’expérience...»
Aujourd’hui, je reçois la visite de Monsieur le Conseiller Pédagogique qui veut que je présente les enfants au C.E.P. Il n’a passé que 10 mn dans la classe. Il n’est pas d’accord avec ce qu’il a vu et me dit: «Encore heureux que vous ne fassiez pas ces fameux textes libres où on écrit au tableau avec des fautes.» Je le laisse parler, j’ai appris que j’aurai une formation au C.A.P le jeudi et qu’il reviendra me voir dans quelque temps.
Je continue donc comme avant, et je lis les textes officiels. C’est grâce à ça que j’envoie, au grand dam du principal, les enfants enquêter seuls dans les rues de Tourcoing, comme en colonie.
Tout va bien... mais Monsieur le Conseiller revient... en pleine séance de correction d’un texte libre au tableau, avec les fautes!
«Les enfants, sortez dans la cour! J’ai besoin de discuter avec votre maître.»
«Monsieur Courtois, votre carrière est terminée! J’en fais une affaire personnelle!»
Cela fait environ quatre mois que je suis là dans cette classe et huit jours après la visite, je reçois une lettre... Je ne suis pas viré, c’est une nouvelle nomination. Et, surprise, je vais remplacer Daniel Villebasse, le «bien noté par l’inspecteur», qui va faire son service militaire. Je soupçonne cet inspecteur, Monsieur Bonnot, d’y être pour quelque chose. En effet, c’est un Monsieur qui n’hésite pas à traverser la rue pour serrer la main à un simple remplaçant, à cette époque ce n’était pas courant et je crois qu’actuellement aussi...
Les enfants, presque des adolescents, me disent au revoir. J’ai mon premier cadeau. Un titulaire revient de l’armée, il va prendre ma classe, il sourit quand je lui explique ce que je faisais. Je bous intérieurement. Maigre consolation, j’ai appris plus tard que les trois quarts de la classe ont séché jusqu’à la fin de l’année scolaire...
Me voici donc rue Neuve à Tourcoing - l’adresse écrite sur «Chantiers» - dans la classe de Daniel.
C’est une école formée de trois classes de perfectionnement. Le directeur a les grands, Daniel les moyens et sa femme les petits. Les deux Villebasse se réclament de Freinet, le directeur n’en est pas loin.
Pendant trois semaines, en attendant son service militaire, je suis stagiaire.
Je retrouve les textes libres, les dessins libres et les peintures libres. Les textes libres sont classés en deux catégories: les histoires vraies et les inventées (les rêves).
Je découvre la valorisation des textes par l’imprimerie. C’est génial! Il aurait fallu filmer ma tête quand j’ai vu la première feuille imprimée, pire que celle des gosses de «l’Ecole Buissonnière». J’admire le «livre de vie».
J’apprends la linogravure et l’aluminium repoussé (couvercles de yaourt).
Je vois progresser les dessins et peintures libres rien qu’avec une séance hebdomadaire de critiques constructives: pourquoi avons-nous choisi celui-ci plutôt qu’un autre?
J’achète et je vends le journal de l’école.
Je livre la correspondance de la classe à l’école Blanche Porte à l’autre bout de Tourcoing.
Je me brûle avec le filicoupeur, ce qui fait bien rire les enfants.
Je découvre le travail individualisé avec les bandes enseignantes et les enfants qui ne copient pas directement le corrigé.
Les trois semaines sont passées, Daniel part à l’armée. Je continue sans problème majeur sa classe, j’y introduis une seule nouveauté: la télévision scolaire.
Et pourtant, on me l’avait bien dit: «Il faut d’abord faire la classe traditionnelle. Dictées-questions-problèmes»... Comme si à travers ça, grâce à ça, on peut mener les enfants dans des activités d’expression libre. Stupide! Et on entend encore ça en 1996. La force d’inertie est bien la force principale des enseignants...
L’année scolaire se termine. Ma première année scolaire! Je crois que je ne ferai pas Sciences Eco, je ne serai pas journaliste. C’était mon rêve. Je me suis fait piéger.
C’est la faute à l’instit’ de Commines. C’est la faute aux Villebasse. C’est la faute, je pense, à l’inspecteur. C’est la faute à Célestin. C’est aussi parce qu’on avait vraiment besoin d’instits’ à cette époque. Et merci aussi à Monsieur Choisy le conseiller, il a voulu me punir, grâce à lui j’ai pu compléter ma formation.
En tout cas, ils m’ont fait découvrir ma vocation. Je ne sais pas tout, encore. Mais ils m’ont fait comprendre que ce qu’on ne connaît pas, on peut le découvrir et qu’on a le droit de se tromper, à condition bien sûr, de se remettre en cause...
Deux ans plus tard, à La Réunion, je participe à la création d’un ICEM Réunion et ses réunions hebdomadaires, à l’époque, où par la coopération, par l’apport des uns et des autres, je complète ma formation, avec les Saint-Marc, les Baum, les Gaba et Louis Chenet,... et ceux dont j’ai oublié le nom.
Christian Courtois