les Amis de Freinet
le mouvement Freinet au quotidien
des praticiens témoignent
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Comment Freinet entra au ministère par la grande porte

En se métamorphosant en ministère de l’Education nationale, le vénérable ministère de l’Instruction publique subsista néanmoins dans une tradition solide: maintenir le silence sur les réformateurs capables de jeter le trouble dans la maison.
Même les inspecteurs généraux triés sur le volet n’eurent pas, à l’époque, le droit de signer les textes qu’ils rédigeaient. Ce privilège était réservé au ministre.
Il n’en allait pas de même à l’étranger: le ministère belge recommandait Decroly, les «Länder» allemands mettaient en lumière Petersen, les Suisses conseillaient Piaget et Dottrens mais en France Cousinet, Profit ou Freinet étaient officiellement des inconnus.
Ceci jusqu’au 20 octobre 1966 où l’inspecteur général Louis Cros me demanda imprudemment de signaler que Freinet nous avait quittés au début du mois. D’où cet hommage qui fut publié dans la revue L’Education nationale qui tenait lieu de revue officieuse du ministère. Pour Elise Freinet, ce fut une initiative qui la toucha.

Extrait de la Revue hebdomadaire d’information pédagogique l’Education nationale N° 801 du 20 Octobre 1966.

FREINET

Les Obsèques ont eu lieu, le 11 Octobre 1966, à Gars-Briançonnet; sans discours, sans fleurs, sans couronnes, dans la simplicité du village.
Le samedi 8 octobre 1966, le télégraphe de Vence codait inlassablement: ni fleurs, ni couronnes, ni discours. Un homme venait de mourir dont la pudeur autant que l’amour-propre refusaient les larmes et l’inflation hypocrite des éloges funèbres. A la même heure, dans quelques centaines de classes, des enfants lisant un texte libre accouchaient d’une pensée maladroite ou d’une émotion poétique. Des centaines de naissances pour une mort, c’est bien le permanent phénomène de la vie.
Il n’était pas aisé de parler de Freinet de son vivant. Point de «no man’s land», entre une dévotion suspecte et une agressivité agacée. Mort, ce ne sera pas plus facile: la rancune apaisée, l’indulgence soulagée et la piété filiale lui vaudront quelques images d’Epinal, évitées sur sa tombe mais acceptées par ce papier heureusement périssable qu’on appelle journal ou revue.
Plus tard, le scandale Freinet éclatera ou du moins sera cerné plus clairement. Car il y a un scandale Freinet. Pas celui que ses détracteurs chuchotaient en prédisant régulièrement le déchirement de son mouvement ou la faillite de sa coopérative. Mais un scandale pour l’esprit: un infirme, rejeté par l’école officielle, fondant une entreprise commerciale pour des produits réputés invendables, dirigeant une école privée aux méthodes apparemment anarchiques, rassemblant des congrès sans discipline, écrivant passablement et se répétant souvent, s’opposant aux ministères, aux partis, aux syndicats, à la médecine officielle, utopiste primaire pour beaucoup, imposteur pour certains, cet homme, en plein XXème siècle, domine non seulement la pédagogie française mais mondiale.
Mondiale? Aucune emphase dans cette affirmation: Freinet, chez nous, mais «professeur Freinet» à l’étranger, traduit en 15 langues et dont le nom n’est jamais estropié pour prêter à confusion avec un acteur de cinéma. Sans doute, avant lui, Montessori, Decroly, Binet, Kerchensteiner et Dewey ont-ils ouvert la voie d’une nouvelle éducation et acquis, eux aussi, une renommée internationale, mais le chef de file de l’Ecole moderne, tout en se réclamant d’eux, a défini une théorie de l’éducation d’une simplicité si étonnante qu’il a appelé ses méthodes: naturelles. Simplicité mais non simplisme, qui nous valait un comportement original du maître et une image nouvelle de l’enfant, les deux pris dans leur totalité d’homme et d’enfant.
Cesser de voir un élève pour observer surtout un enfant en croissance a été le privilège des médecins-éducateurs et c’est pourquoi la pédagogie nouvelle doit sa naissance au corps médical. Freinet ne devait pas faire exception et c’est bien l’hygiéniste chez lui qui précéda le pédagogue. Ses blessures de guerre lui firent découvrir une nouvelle hygiène - à base de naturisme - et un tâtonnement pédagogique semblable à celui d’un malade attentif au développement de sa convalescence. On se moquera de lui. On rit moins aujourd’hui en dénombrant les maladies du siècle, y compris les maladies médicamenteuses. La vie naturelle, l’eau claire, l’air pur, le soleil et une alimentation saine et équilibrée sont devenus des produits de luxe. Nos enfants sont condamnés à l’intoxication alimentaire, et si leur orthographe est si fâcheuse, n’est-ce pas aussi parce que les troubles alimentaires dont ils sont victimes rendent toute concentration d’esprit douloureuse? L’entassement dans les classes y crée ce climat de nervosité et d’usure dont les maîtres font les frais tout de suite et les enfants plus tard, inévitablement. Tant que la vie scolaire tournera le dos à l’hygiène et particulièrement à l’hygiène de l’esprit, tant que les médecins scolaires seront condamnés au strapontin des contrôles en série et dépouillés de leur rôle de gardiens de la santé scolaire, on ne pourra pas espérer de renouveau pédagogique.
On raillait Freinet végétarien, on méprisa Freinet ému par ses poètes et peintres en herbe. L’école sérieuse pouvait-elle tolérer de telles niaiseries? Cocteau, Barbusse, Picasso et Matisse vinrent dire leur admiration, non pour les œuvres seulement, mais pour cette croisade en faveur de la vie artistique authentique des enfants que lança Elise Freinet. Non pas par des manifestes mais par une prise en main, une formation de centaines d’instituteurs qui étaient passés à côté de l’art. Il fallut conseiller, accueillir leurs œuvres, éviter que la part du maître n’écrase l’inspiration de l’élève. Disponibilité constante, travail matériel énorme qui vit sa récompense et son couronnement dans les expositions artistiques des congrès.
Or, dans ce domaine aussi, les idées d’Elise et de Célestin Freinet ont fait du chemin. L’art enfantin a une signification qui dépasse le jeu, le divertissement. Il est la source profonde de sa pensée, de son affectivité. N’en faire qu’une annexe facultative de la vie scolaire, c’est lui refuser sa vocation fondamentale: la source et la plénitude de notre vie mentale. Le poète a cessé à nos yeux d’être un personnage qui joue avec des rythmes et donne libre cours à son exaltation lyrique, il y a dans la rupture volontaire du langage banal, dans les associations de mots qui rarement se fréquentent, une prise de conscience d’un pouvoir verbal qui est pour l’enfant une révélation. Les mots cessent d’être des matériaux anonymes, on les respecte comme du pain à force de les avoir polis. Aussi mieux que l’explication de texte, une mise au point d’un poème d’enfant ou d’un récit donne-t-elle au jeune auditoire l’amour de la langue.
Avoir mis l’expression au centre de l’éducation, c’est bien ce qui fut le moins pardonné à Freinet. Comme si l’enfant pouvait tirer quelque chose de lui-même alors qu’il manque d’idées, de vocabulaire et d’expérience. Cette prétendue pauvreté trahissait davantage notre absence d’imagination, notre inaptitude à créer un milieu favorisant l’éclosion de la pensée et des sentiments enfantins. Depuis, la psychologie, la dynamique de groupe et même la sociologie effrayée des ravages d’une surconsommation grégaire, font admettre que l’homme et d’abord l’enfant ne se réaliseront que dans une activité personnelle, au milieu d’un monde souvent anonyme. A l’époque des calculatrices, la mémoire humaine, ridiculement lente et incertaine sera moins sollicitée que notre capacité à imaginer des solutions nouvelles. Le XXIème siècle valorisera indiscutablement les facultés créatrices aux dépens d’un savoir vite dépassé et encombrant.
Actuellement, certains découvrent dans la pédagogie rogérienne des thèmes que Freinet n’a cessé d’expliquer et d’illustrer depuis des décennies. Et tout d’abord la nécessité pour l’éducateur de ne pas mettre de distance entre son action et sa vie personnelle. Rogers s’est en effet élevé contre une attitude psychanalyste qui demande au médecin de rester sur sa réserve et de ne pas intervenir en tant qu’homme, avec sa vie, ses problèmes, ses opinions. Il préconise au contraire, chez le praticien, une intervention globale, sincère, sans hypocrisie déontologique. Dans les écoles de type Freinet, les maîtres ne «font pas classe», ils y vivent, cherchant avec les élèves, sans sentiment d’humiliation, et sans ruse, parce que la difficulté l’exige et qu’on a le courage de saisir à bras-le-corps la réalité quotidienne, même quand elle s’appelle satellite, laser ou inflation et que les programmes officiels estiment que l’ampoule électrique est un sujet d’étude au-dessus des possibilités d’un élève de cours moyen.
Tous les «outils» de l’Ecole moderne sont nés de ce constant ajustement entre maîtres et élèves: l’imprimerie, le journal scolaire, les fichiers, les bibliothèques de travail et, plus récemment, les bandes programmées qui font sourire les spécialistes de la programmation peu convaincus de l’intérêt à familiariser les élèves avec la création de bandes si on ne veut pas que cette innovation condamne rapidement la vie scolaire à une épouvantable monotonie. Freinet s’est refusé à définir une progression stricte: quand les enfants sont passionnés par une question on ne sait jusqu’où ils peuvent aller. Le tout est de les mettre en route.
Mais, auparavant, c’était les maîtres qu’il fallait mettre en route. S’il y a une pédagogie Freinet aujourd’hui, ce n’est pas parce que, habilement, un homme a annexé ce que d’autres avaient déjà proposé: la correspondance, la coopérative, I’enquête, l’étude de la nature, mais parce qu’un rassembleur, avec des moyens dérisoires, a su ouvrir un chantier sur lequel des milliers de maîtres se sentent à l’aise et dans le vrai. La correspondance d’Elise et de Célestin Freinet, leurs écrits pour mettre cette œuvre sur pied sont à peine imaginables. Ainsi, ils ont évité les formules passe-partout, ils n’ont jamais figé le texte libre, le calcul vivant. Ils ont fait confiance à la vie, au tâtonnement. Les congrès eux-mêmes sont des chantiers et non des festivals de conférences pédagogiques rassurantes. Et, comme il est de coutume, lors des concerts, Freinet faisait défiler sur la scène les responsables de commissions, comme un chef d’orchestre fait applaudir ses musiciens. Le chef d’orchestre nous a quittés, mais avec la réconfortante conviction que tant de partitions réputées injouables allaient maintenant devenir notre musique quotidienne.
Roger Ueberschlag