- Jacques Levron
-
Contes et légende d'Anjou
- Fernand Nathan éditeur Paris 1955
-
- La Baillée des
Filles
|
|
e prince le plus populaire de toute l'histoire
d'Anjou, ce fut, assurément, le roi René.
Aujourd'hui encore, les Angevins partagent, avec les
Provençaux, ce culte pour le bon roi qui régna, en
effet, à Aix comme à Angers et fut pareillement
chéri de ses sujets du Midi que de ses sujets de l'ouest.
Les gens d'Aix avaient tant d'affection pour leur monarque, qu'ils
refusèrent, après sa mort, de laisser partir son corps
pour la cathédrale d'Angers et que les Angevins durent s'en
saisir par ruse. Et pourtant, le roi René, dans son testament,
avait bien déclaré qu'il voulait reposer en terre
angevine. Les gens d'Aix mirent très longtemps à se
consoler du départ des restes de leur bon roi.
Qu'est-ce qui provoqua donc un tel amour, fort rare à Cette
époque? Le roi René, tout bon qu'il ait
été surnommé par la postérité,
n'était pas spécialement généreux.
Constamment occupé à réaliser de
chimériques desseins, il ne put pas toujours s'occuper de ses
sujets aussi bien qu'il l'eût souhaité.
C'est sans doute sa simplicité qui lui conquit les coeurs.
D'un homme aimable, sans façon, toujours prêt à
partager une bouteille de vin d'Anjou ou à faire un brin de
causette, le paysan angevin dit volontiers: « C'est un bon
bonhomme. » Toute révérence gardée, le roi
René fut toujours un bon bonhomme. Il aimait bien les
fêtes, mais il aimait que le peuple se mêlât aux
fêtes. Il possédait en Anjou de nombreux châteaux,
mais ces châteaux n'étaient guère que des
gentilhommières, où il vivait le plus simplement du
monde et, aux grandes citadelles d'Angers et de Saumur, il
préférait ses manoirs de Launay, de Rivette,
d'Epluchard ou de Beaufort. Il s'y entourait de ses bêtes
familières (René entretenait toute une
ménagerie) de ses fleurs. Il y passait ses jours à
peindre ou à écrire des vers en oubliant les soucis de
la politique. Il s'y trouvait parfaitement heureux.
De tous ces châteaux, celui qui lui plaisait peut-être
davantage, c'était celui des Ponts-de-Cé. Ah !
l'aimable petit château. Un château? Un châtelet,
tout au plus. Il y avait bien encore un pont-levis, mais les
chaînes de ce pont-levis étaient constamment
abaissées; le chemin de ronde ne servait plus qu'à
desservir les greniers où le bon roi entassait son blé
et, dans les oubliettes, René ne conservait que des barriques,
des busses de ce savoureux vin d'Anjou, son vin de Chanzé ou
de Savennières, qu'il préférait à tout
autre.
Des baies du château, on découvrait la Loire qui
s'étendait jusqu'aux pieds des murailles, immense et
pacifique. Le roi avait même fait aménager, au-dessus du
fleuve, des jardins en terrasse. Il avait multiplié les
roseraies, car il adorait les fleurs et, dans le fond de ce minuscule
parc, dessiné avec amour et tout orné de parterres
multicolores, on avait construit un pavillon, un simple pavillon de
bois, où René aimait de se retirer avec ses amis. Il y
prenait ses repas, en plein air, ainsi dissimulé au regard des
importuns.
Mais de là, il pouvait suivre les allées et venues, le
va-et-vient des pécheurs des Ponts-de-Cé et des
bateliers qui sillonnaient le fleuve. Car la navigation, sur la
Loire, était alors active. Les lourdes gabares chargées
d'ardoises ou de vin descendaient vers Nantes ou remontaient vers
Saumur. Quant aux pêcheurs, ils avaient toute une flottille
amarrée au port. Hardiment, ils jetaient les filets et
retiraient de leurs lourdes seines des brèmes, des brochets et
surtout des aloses, ces fameuses aloses de Loire qui constituaient,
arrosées d'un pétillant et sec vin d'Anjou, un mets de
choix, un mets de roi: aussi René en usait-il volontiers.
Il aimait beaucoup les pêcheurs. Et ceux-ci le lui rendaient
bien qui ne reconnaissaient que deux patrons: Saint Nicolas, leur
protecteur céleste, et le roi René, leur protecteur
terrestre.
Il arrivait à René de descendre jusqu'à eux et
de bavarder familièrement sur la grève. C'est en les
entendant discuter un jour sur leur habileté à prendre
les hôtes du fleuve, que René imagina de créer,
pour eux, chaque année une petite fête, une fête
à caractère sportif et féodal, suivant l'usage.
Il s'agissait dans le moindre temps de prendre, avec la seine, le
plus beau poisson, la plus lourde pièce. Les pêcheurs se
prirent au jeu et se piquèrent d'émulation. Mais
bientôt, René corsa les choses:
-Ce n'est pas assez, dit-il un jour, aux maîtres de la
corporation des pêcheurs, ce n'est pas assez de disputer le
concours entre hommes habitués à la pêche.
Je voudrais bien savoir si vos filles sont aussi habiles que vous.
C'est entre elles désormais que se disputera le concours.
On s'inclina devant les désirs du roi. L'année
suivante, quinze filles de pêcheurs, de belles filles, et
robustes, choisies parmi les plus exercées, les meilleures
nageuses, prirent part à la compétition, sous les yeux
du roi et de sa petite cour, qui suivaient le spectacle du haut de la
terrasse du château.
A un signal donné, [es quinze concurrentes
s'élançèrent. Elles grimpèrent
promptement dans les barques qui étaient amarrées au
rivage. D'un vigoureux coup de rame, elles
s'éloignèrent et se dirigèrent vers le milieu du
fleuve où elles devaient jeter le filet. La compétition
ne durait pas plus d'une demi-heure. Mais le délai
n'était pas encore atteint, que l'on voyait l'une des
concurrentes ramener rapidement sa barque vers le port, grimper en
hâte l'escalier de bois qui permettait d'accéder
à. la terrasse du château et, s'agenouillant aux pieds
du monarque, lui offrait, toute rouge de plaisir et d'émotion,
une magnifique alose pesant bien six livres.
- Bravo, s'écria René. Voilà un maître
coup de seine et celle qui manie aussi bien les filets, sera,
assurément une fameuse ménagère. Comment
t'appelles-tu, mon enfant?
- Rose Bordereau, pour vous servir, Sire.
- Es-tu sage?
- Je m'y efforce.
- As-tu un promis?
- Bien sûr, Sire.
- Eh bien, ton galant ne sera pas à plaindre. Et pour t'aider
à monter ton ménage, tiens, prends cette bourse. Elle
te récompensera du prix de ton alose.
Et relevant la jeune fille, le bon roi René l'embrassa sur les
deux joues.
Tour à tour, les autres concurrentes revenaient au port.
Certaines avaient été chanceuses, d'autres rentraient
bredouille. Aucune n'avait capturé un poisson d'aussi belle
taille que l'alose de Rose Bordereau. Mais le roi René accepta
volontiers toutes les prises et embrassa de bon coeur les jolies
pêcheuses.
- Comment appellerez-vous cette fête, Sire? dit un des
compagnons du roi. Car il savait que le monarque aimait bien de
baptiser les réjouissances qu'il organisait. Les tournois
qu'il avait donnés à Angers ou à Saumur, avaient
ainsi reçu les noms de « Pas du Perron », « Pas
de la Bergère ».
- Comment? fit René, eh bien, ma foi, puisqu'il s'agit d'un
cadeau que me font les filles des pêcheurs, pourquoi ne
l'appellerait-on pas la « Baillée des Filles » ? Les
filles me baillent du poisson et moi, je leur baille un baiser, avec
quelques écus à la meilleure.
La baillée des filles, le nom fut adopté. Et il
fut bientôt décidé que la fête aurait lieu
tous les ans, le jour de l'Ascension, Vous pensez bien
qu'après la cérémonie, il y avait de grandes
réjouissances aux Ponts-de-Cé: on mangeait, on buvait.
Le vin d'Anjou coulait à flots et le soir, on dansait gaiement
au son de la pibolle et de la cornemuse, sur la grande prairie qui
descend en pente douce jusqu'à la Loire. Le roi était
tout heureux de contempler la liesse des habitants et, si sa
dignité naturelle, jointe à un embonpoint qui
l'empêchait depuis fort longtemps de «baller»
à son aise, ne lui permettait pas de se joindre aux danseurs,
il se plaisait fort à voir leur animation et chaque
année s'efforça désormais de se trouver aux
Ponts-de-Cé, le jour de l'Ascension, pour assister à la
baillée des filles.
Car la fête eut lieu désormais tous les ans. Ainsi se
créent les traditions.
*
* *
Cette année-là, « l'an du Seigneur que l'on
disait 1162 », comme écrivent les vieux chroniqueurs, le
roi René, contre son habitude, n'était pas de fort
bonne humeur.
Il s'était, au matin de l'Ascension, et en sortant de
l'office, fâché rudement. Une maladresse de son
jardinier, un brave garçon pourtant, nommé
François Simon, avait provoqué sa colère, Le roi
revenait en Anjou après une longue absence et il avait
trouvé son cher jardin des Ponts-de-Cé moins beau que
d'habitude.
- Ce François Simon est un paresseux, un ivrogne.
Il a laissé sans soins mes rosiers. Il n'a pas taillé
les arbres. Les herbes envahissent les allées. Il sera puni.
Qu'on aille le quérir. Qu'on le mette au cachot et, en
attendant, que je prononce ma sentence à son égard,
qu'on ne parle plus de lui!
Et le roi, qui se fâchait ainsi souvent pour de petites choses,
était rentré chez lui furieux. Il n'avait pas voulu
mettre le nez dehors. En tête à tête avec son fou,
qu'il trouvait naturellement stupide ce jour-là, il
était resté enfermé dans la grande salle du
château.
Les bonnes gens étaient consternés en apprenant la
grande colère du roi: consternés parce qu'ils
chérissaient fort leur bon monarque; consternés aussi
parce qu'il n'était pas dans l'habitude du roi de punir ses
serviteurs. Et si l'on pouvait taxer François Simon de
négligence, il était difficile de lui attribuer
entièrement le mauvais état des jardins du roi. L'hiver
avait été rude, le printemps extrêmement sec et
nulle part on ne voyait de belles fleurs. Mais
c'était-là des considérations dans lesquelles le
roi René, un peu enfant gâté, se refusait
à entrer.
Vers quatre heures de l'après-midi, le maître de la
corporation des pêcheurs des Ponts-de-Cé osa timidement
frapper à la porte de la salle où le roi avait
passé la journée.
- Sire, Votre Majesté daignera-t-elle assister, cette
année, à la baillée des filles?
Et comme le roi fronçait les sourcils, il s'empressa
d'ajouter:
- Oh, si le spectacle indispose Votre Majesté, on peut le
supprimer ou le remettre à un autre jour, ou...
- Et pourquoi donc, mon bonhomme ? répliqua le roi.
Après tout, cela me distraira un peu d'aller voir le concours
et puis j'oublierai ainsi mes tracas. Y a-t-il beaucoup de
concurrentes?
- Hélas, Sire, elles sont peu nombreuses, cette année.
Six seulement, car les eaux sont basses et beaucoup de nos filles ont
hésité à se risquer sur la Loire, de peur de
revenir les mains vides.
- Tant pis, tant pis. Celles qui se sont fait inscrire n'en auront
que plus de mérite.
Et le roi, en disant ces mots, se dirigea vers le petit
belvédère d'où il avait coutume de contempler le
jeu.
Les six concurrentes étaient déjà en place,
portant sur leurs épaules le filet qu'elles allaient lancer
dans l'eau. Au signal donné, chacune d'elles courut vers son
bateau et d'un coup de rame vigoureux s'éloigna du port.
Hélas, comme l'avait dit le maître de la corporation,
les eaux étaient vraiment très basses et plus d'un
bateau s'enlisa avant d'avoir pu gagner le milieu du fleuve. Les
minutes sécoulèrent. La tâche des
concurrentes était vraiment malaisée.
Quand fut clamé le signal qui annonçait la fin du
concours, cest tout juste si trois concurrentes avaient pu,
dans leur seine, prendre un poisson. Lune delles,
cependant, avait capturé un brochet d'assez belle taille.
- C'est Jeanne Godineau qui a gagné! criaient les spectateurs.
C'est elle qui va bailler le poisson au roi.
Et de fait, l'on vit la jeune fille s'avancer sur la berge, puis
grimper l'escalier qui donnait accès au
belvédère où se tenait le roi. Celui-ci
était assis dans un fauteuil, en plein air.
- Eh bien, ma mie, montre-moi ton présent. Par saint
René, mon doux patron, ce brochet n'est pas vilain. Il vaut
bien la bourse d'or que je te destine. Mais, auparavant, dis-moi un
peu. As-tu un promis?
C'était la question rituelle. Si la gagnante répondait
par la négative, ce que le roi préférait,
René ne manquait jamais de dire: « Eh bien, nous allons
t'en trouver un » ; car il ne manquait pas de beaux
garçons parmi les serviteurs qui accompagnaient le roi. Mais,
cette fois, Jeanne Godineau répondit nettement au roi :
- Oui, Sire, j'ai un promis. Et que j'aime de tout mon coeur.
- Ah, ah, fit René. Et quel est l'heureux garçon qui va
devenir ton époux?
Jeanne hésita un instant, puis, se jetant bravement à
l'eau comme elle avait fait tout à l'heure :
- C'est François Simon, Sire, que Votre Majesté a fait
mettre en prison ce matin!
A ce nom, les sourcils du roi René se froncèrent, sa
bouche fit une moue et l'expression de mauvaise humeur, qui l'avait
abandonné, reparut sur son visage:
- François Simon, ce chenapan! Voilà un bien mauvais
choix, ma fille. Et je ne sais si je dois te laisser cette bourse,
que tu partagerais avec ce mauvais sujet.
- Gardez votre bourse, Sire, si tel est votre plaisir. Mais, moi, je
garderai mon poisson.
Et, se redressant, Jeanne fit mine de reprendre la corbeille
contenant le brochet, qu'elle avait déposée sur les
genoux du roi.
Celui-ci la regarda bien en face.
- Sais-tu que tu ne manques pas d'audace, ma mie?
Tu oserais résister au roi?
- Sire, vous êtes, par vos peuples, surnommé le bon roi
René. J'ai confiance en votre générosité.
Vous ne mettrez pas votre menace à exécution et ... je
vous laisserai le poisson.
Le roi sourit:
- Ah, tu m'as vaincu, prends la bourse et donne moi le baiser auquel
j'ai droit.
- Pas encore, Sire. Rendez d'abord la liberté à mon
pauvre François, qui se morfond dans votre cachot.
- Ah, cette fois, tu m'en demandes trop.
- Sire, vous n'allez pas gâter ma joie.
- Soit, j'y consens mais j'y mets une condition.
Ce François-là cessera d'être mon jardinier. Il
se fera pêcheur, comme ton père. M'est avis qu'avec une
jolie pêcheuse comme toi, ce métier lui conviendra
mieux. Acceptes-tu?
François Simon, qu'on avait été quérir,
promit de bon coeur.
- Eh bien, Sire, dit alors Jeanne, ce n'est pas un mais deux baisers
que je vous donnerai.
Et elle l'embrassa sur les deux joues. Et jamais on ne connut une fin
de fête plus joyeuse que cette année-là aux
Ponts-de-Cé.
-