Paul Le
Bohec
L’école,
réparatrice de destins ?
postface de Philippe Meirieu
L’Harmattan
Extraits,
pages 203 à 220
Il
est question de Thalie, Bastien, Paola, Senad, Alexis, Monia, Fabrice, Léo,
Adrien…
Il
est question de déclic, d’écrivain, de locomotive, d’éclosion, de mal-être et de
solutions apportées pour que tous deviennent Bizutins et Bizutines à part
entière.
Une
classe… unique, l’Ecole Bizu, à Beaumont-Pied-de-Bœuf en Mayenne et son
instituteur, Hervé Moullé.
Donc,
un même désir peut se manifester dans un domaine précis. Ou bien il pourrait
pareillement se réaliser dans des domaines parallèles. À moins qu’il ne soit
qu’une sorte de sublimation d’un regret qui poigne l’être. Pour être complet,
ajoutons qu’un seul et même domaine peut être porteur de beaucoup de
développements. Je rappelle à ce propos l’existence des sept dimensions de la
langue. L’enfant qui a acquis une bonne pratique du langage peut d’abord être
séduit par l’un de ses aspects particuliers puis, de lui-même ou grâce à ses
camarades, il pourra être tenté par d’autres aspects.
Voici,
à ce propos, plusieurs textes de Thalie qui s’est particulièrement investie
dans l’expression écrite. La fillette se sert très peu du langage pour décrire,
argumenter, réfléchir sur la langue, être en phase avec le groupe. Non, face à
la vie qui peut parfois être difficile, elle se soucie essentiellement d’en
compenser la tristesse par des images positives et, de plus, elle cherche à
l’enchanter par la musique de ses mots car “C’était en jouant de la flûte
qu’Inès libérait ses sentiments. Elle était toute seule et n’avait qu’une amie,
sa colombe Fragilité...”
Elle a un petit frère trisomique, Gilian. Elle l’aime, évidemment :
Le bébé
La naissance d’une vie, c’est comme un cadeau qui tombe en
gouttelettes
Quand tu le regardes, la joie et le bonheur montent dans tes yeux clairs.
Un sourire se dresse gentiment sur tes lèvres.
Une larme coule le long de ta peau.
Tu te dis d’une voix douce : “Comme il est beau.”
Tu le prends dans tes bras et un petit mot sort de la petite bouche :
-Areuh !
Et oui, c’est un bébé.
(Thalie,
10 ans, 13/3/3)
Le bonhomme
de Gilian
Il a dessiné son premier bonhomme, dimanche 25 février 2001,
vers dix heures du matin. Au début, Gilian réclamait des feuilles et maman lui
en a donné. Après, il réclamait des crayons et je lui en ai donné. Ensuite, je
suis allée aux toilettes et quand je suis revenue, j’ai vu son joli petit
bonhomme. Moi et ma mère, on était folles de joie.
(Thalie,
8 ans, 10/3/1)
Mais
son petit frère n’est pas du tout facile à surveiller. Elle s’en sent parfois
prisonnière et écrit alors sur un papier quelconque qu’elle apporte ensuite à
l’école :
La prison
Une toile ronde dans une prison en fibre de verre
Où une rose se métamorphose en papillon de coton
On ne peut plus voir la lumière du soleil
Entre les barreaux de la prison
On ne peut plus voir les pleines lunes entre les dunes
Maintenant je vais dormir dans des milliers de rires.
(Thalie,
9 ans, 6/12/1)
Et elle se pose des questions devant La feuille blanche :
Je
regarde une feuille de papier blanc.
Je ne vois rien,
Même pas un chagrin d’amour
Même pas un chagrin d’humour.
Je n’entends rien,
Même pas un cri de joie,
Même pas un coeur qui bat.
Aucune couleur,
Même pas une touche d’humeur.
Un seul petit mot donnerait la vie à cette feuille de papier blanc.
(Thalie,
10 ans, 4/2/3)
Et voici des petits mots qui en disent peut-être long :
Le
feu prend dans un bébé joli. Elle s’appelle Gilianne.
Et
aussi :
Quand
j’étais petite, j’avais un Loulou. Je l’avais mis dans une lumière et dans un
feu. Il s’appelle Loulou cramé.
Nous
allons retrouver Thalie dans les pages suivantes. En effet, maintenant que
nous avons compris que le travail essentiel de l’école est de permettre à
chacun de se dessiner sa ligne optimale de développement à partir de ses bases
personnelles, uniques, nous allons voir si, ce qui s’est passé chez
quelques-uns d’entre nous, a pu se reproduire ailleurs. Et si l’on en arrive à
se persuader que les enfants pourraient beaucoup moins souffrir à l’école et
apprendre beaucoup plus, il n’y aura plus qu’à se mettre au travail avec la
détermination qu’apporte une solide conviction et une vraie compréhension
créatrice.
Chapitre XIX
Une classe... unique.
Il
n’est pas étonnant de voir comment des choses ont pu progressivement se mettre
en place et, suivant les individus, venir un jour à maturité au point de
provoquer un étonnant basculement de la personnalité. Je retrouve ici ce
problème de la continuité qui m’a toujours paru si important. Pour en avoir une
autre illustration, je me suis adressé à Hervé Moullé.
Hervé Moullé - 53290 Beaumont-Pied-de-Boeuf - www.ecolebizu.org
À la demande de Paul Le Bohec, j’ai tenté une réflexion sur le thème de
l’éclosion d’un enfant aux yeux du monde. Pour cela, j’ai pris des exemples
dans la vie de l’école Bizu, ma classe unique à Beaumont-Pied-de-Boeuf, en
Mayenne, où j’ai été témoin de telles naissances ou renaissances. L’école tient
son nom d’un personnage de bande dessinée “Bizu” que son créateur, Jean-Claude
Fournier, nous a offert comme mascotte lors d’une visite chez nous -les enfants
avaient remporté un prix à l’occasion d’un concours départemental de BD.
J’ai commencé par enquêter auprès des enfants présents en 2006 à l’école. Je
leur ai demandé de se situer dans la vie de l’école, d’expliquer ce qui les
différenciait les uns des autres et en quoi l’école les avait changés. Ils
m’ont donné leurs points de vue que j’ai notés.
Ensuite, je me suis remis en mémoire tous les enfants qui sont passés par
l’école depuis mon installation en 1994 et qui sont devenus, comme nous disons
dans notre culture de classe, des Bizutins et des Bizutines. C’est ainsi qu’un
écrivain ami de l’école a surnommé les enfants lors d’une de ses visites.
Il y a les enfants qui sont inscrits à l’école par le simple respect de la carte
scolaire ; ceux qui entrent dans le groupe par dérogation, à la demande
des familles, d’un enfant lui-même, d’un juge ou de l’administration de
l’Éducation nationale ; ceux qui ne peuvent venir du fait de leur
éloignement et malgré une demande insistante des parents ; ceux qui
quittent l’école parce que notre façon de travailler déplaît aux parents ;
ceux qui changent d’école pour venir chez nous alors qu’ils sont déjà
scolarisés ailleurs. Dans le groupe, il y a ceux qui deviennent des locomotives
et ceux qu’on voit éclore.
De 1994 à 2006, 72 enfants sont passés par l’école, 7 sont venus par
dérogation, 7 ont changé pour venir chez nous alors qu’ils étaient inscrits
dans une autre école publique ou privée en dehors du regroupement pédagogique
intercommunal, tout en habitant dans le regroupement, 8 ont changé pour aller
ailleurs. Plusieurs n’ont pas pu nous rejoindre alors qu’ils le souhaitaient,
souvent à cause de l’éloignement.
Je vous livre des extraits de mes notes prises sous la dictée des enfants.
Bastien : Je voulais changer absolument au CE2. La maman de Léo
m’avait proposé de venir. Ma maîtresse était sévère, on me forçait à travailler
rapidement. J’ai eu raison. Ici, c’est plus facile, on a le temps, on a plein
de projets, on fait de tout.
Paola : Il fallait demander pour tout. On nous disputait.
Adrien : J’ai changé parce que la maîtresse était méchante. On me
disputait. Mes copains me traitaient, m’embêtaient. Le travail était difficile.
Ici, c’est pas la même chose.
Monia : Au début, ma mère croyait que je ne m’intéressais pas. Au
CE1, je dormais. Et puis, au CE2, ça a commencé par un livre. J’ai écrit Flavie
Gatelle qui m’a fait comprendre l’orthographe.
Christina : On dit que dans les autres écoles, ils sont plus
sévères...
Des thèmes reviennent souvent dans la parole des enfants: la relation à
l’adulte sévère, le manque de liberté, la quantité et la variété des activités.
Ils évoquent aussi leur place, leur vie, les affrontements, les joies, les
événements, les enfants qui les ont rejoints et qu’ils ont connus, puis qui
sont partis au collège. Et, plus étonnant, ils évoquent ceux qu’ils n’ont pas
connus mais dont le souvenir est encore dans l’école. Ils évoquent les enfants
qu’ils ont admirés, qu’ils ont cherché à imiter, ceux que nous appelons des locomotives.
Ils évoquent ce qui a changé en eux.
Ils sont partis.
Le départ d’un enfant, pour cause de mécontentement de la famille, est
toujours un échec cuisant, pour tous. Je souffre quand cela se produit. Les
raisons des départs sont très différentes. Telle famille pense que la pédagogie
utilisée est la seule responsable de la lenteur des progrès constatés chez un
enfant, même si psychologue et orthophoniste font des diagnostics équivalents
au mien. Certains ont critiqué la liberté des enfants, le manque
d’autoritarisme, le fait qu’on ne pratique pas d’enseignement religieux.
Certains ont peur de la classe unique, pensant qu’une classe à cours unique
dans une grande école sera plus performante. D’autres ont critiqué l’usage
important de l’informatique. Par contre, personne n’a jamais remis en cause mon
autorité, le fonctionnement coopératif, l’importante production écrite, les
règles de vie ou le temps passé à parler du respect que nous nous devons les
uns aux autres, c’est-à-dire les valeurs d’humanisme de notre pédagogie.
Ils ne sont jamais venus.
Je ne compte plus les parents qui écrivent et téléphonent, angoissés en pensant
à l’avenir qu’ils ne réussissent pas à imaginer pour leur enfant qui subit un
échec scolaire, qui s’ennuie, qui est malade d’aller à l’école, dont le
comportement perturbe l’école et lui-même. Ces parents me contactent après
avoir trouvé notre existence sur internet, dans des articles publiés par la
presse ou en ayant d’abord contacté l’Inspection académique ou le secrétariat
de l’ICEM. Ils croient avoir trouvé la solution à leur problème. Ils
s’imaginent déjà avoir inscrit leur enfant et s’apprêtent à parcourir
quotidiennement de nombreux kilomètres. Ce sont alors des heures au téléphone à
expliquer les techniques Freinet, à décrire l’ambiance de travail et à
expliquer la carte scolaire qui interdit aux enfants hors regroupement d’être
inscrits chez nous. C’est trouver les mots qui encouragent les parents inquiets
à dialoguer avec l’enseignant de leur enfant. C’est leur dire d’oser prendre
rendez-vous et d’expliquer leur angoisse afin que des solutions locales et des
aménagements puissent être envisagés. C’est malheureusement trouver les mots
pour dire que nous ne pouvons pas les aider, les distances étant trop grandes.
C’est être dans l’incapacité de leur trouver une adresse proche de leur
domicile qui corresponde à leur attente. Si des enquêtes étaient menées, je
suis persuadé que nous serions très étonnés et scandalisés de connaître le
nombre de familles en souffrance du fait de la souffrance d’un enfant et du
manque de réactivité de l’institution.
Ils ont trouvé des solutions radicales.
Lors de mon installation à Beaumont, j’ai amené avec moi un garçon qui
sortait de la guerre en Bosnie. Âgé de treize ans, il avait dépassé l’âge
légal, mais j’en ai tout de même fait le premier Bizutin. Il a appris le
français, a retrouvé un équilibre et a poursuivi une scolarité normale ensuite.
J’étais le premier homme à lui redonner confiance après le martyre de la
guerre.
Une famille a fait l’effort de parcourir 60 km pendant des années pour ses
quatre enfants. Nous avons fait jouer le fait que leur commune ne possédait pas
d’école publique et que la famille pouvait choisir son école publique dans une
autre commune, même éloignée de 30 km. Nous avons ensuite fait jouer le fait
que lorsqu’un enfant est autorisé à mener sa scolarité dans une école, toute la
fratrie peut suivre.
Une maman a déménagé avec sa fille dans une des communes du regroupement afin
d’être sur place et de permettre ainsi son inscription automatique dans le
cadre de la carte scolaire.
Une famille a déménagé dernièrement dans une commune voisine, quittant le
regroupement. Elle tenait absolument à ce que l’enfant reste avec nous. Nous
avons réglé les problèmes liés au financement et l’enfant est resté pour trois
années à venir.
Une grand-mère a mis en avant une décision de justice pour motiver
l’inscription de son petit-fils dont elle avait la garde.
Une inspectrice de l’Éducation nationale m’a demandé d’accepter une inscription
d’un enfant d’une commune éloignée dont le changement d’école était urgent.
Il a fallu une autre fois jouer sur la fibre humaniste du maire de la commune
afin qu’il accepte d’accorder une dérogation pour un enfant dont le changement
pour venir chez nous était considéré comme urgent par la famille, la collègue,
les psychologues et psychiatres qui le suivaient.
Si de telles situations peuvent être faciles à régler en ville, elles portent à
conséquence de manière très importante dans l’école à classe unique d’une
commune de 190 habitants dont les ressources sont quasiment inexistantes. De
plus, l’arrivée d’un enfant particulier dans un petit groupe est
toujours un événement dont on ne connaît jamais à l’avance les conséquences.
Mais, au bout du compte, chacun apporte sa pierre à l’édifice.
Ils ont une culture de classe.
Après leur départ de l’école pour le collège ou pour ailleurs, les
Bizutines et les Bizutins deviennent des anciennes et des anciens. Leur
présence est toujours vivante par leurs productions car on ne jette rien :
les dessins, les peintures, les sculptures, les textes, les poèmes, les albums
sont là. On collecte, on garde, on classe, on conserve et on utilise. Les
dessins sont là, accrochés au mur, rangés dans des dossiers, photocopiés ou
scannés pour être postés sur internet. Les écrits sont dans des classeurs, dans
les ordinateurs, dans le journal, sur le site internet. On est Bizutine et
Bizutin pour la vie. Nous retrouvons les anciens à l’occasion des fêtes et ils
nous écrivent régulièrement des mails en réagissant aux nouveautés trouvées sur
notre site internet. Ils s’abonnent au journal par mail. Nous formons une
tribu.
Les activités de l’école ne commencent pas dans les premiers jours de septembre
pour arrêter début juillet. Elles sont seulement en pause pendant les vacances
et reprennent là où on les avait laissées avant la pause. Il y a quelques
années, une journaliste, en visite à la rentrée, était venue me faire cette
remarque après avoir assisté au début de la journée : “Vous êtes déjà
rentrés depuis quelques jours? On n’a pas l’impression que vous redémarrez
l’année, les enfants se sont mis à leurs activités tout de suite.” Je
répondais: “Hé ! oui, car ils sont chez eux.”
Ainsi, d’année en année, nous avons accumulé des couches archéologiques qui
constituent la culture de la classe. Pour fêter les dix ans, j’ai réalisé un
film avec des extraits d’activités vécues depuis mon arrivée. Certains enfants
se demandaient si eux aussi avaient vécu telle classe de découverte, telle
visite au musée, telle rencontre... certains se trompant de bonne foi en
prenant ainsi avec eux l’ensemble de l’aventure de l’école Bizu. N’est-ce pas
la meilleure récompense que l’on pouvait m’offrir pour fêter nos dix ans ?
Les albums de conférences écrits et présentés par les anciens sont utilisés à
côté des plus récents et des BTJ dans la bibliothèque. De même, les pages
créées, année après année, pour notre site internet www.ecolebizu.org n’ont
jamais été supprimées, elles se sont accumulées et constituent maintenant les
bases d’une encyclopédie que nous améliorons continuellement. Cela constitue
d’ailleurs le corps d’une exposition présentée à la fête de juin, cette année.
Ils sont des locomotives.
Il s’avère que des enfants deviennent des locomotives. C’est ainsi que nous
appelons ceux dont la créativité et les performances tirent les autres vers le
haut en les incitant par leurs exemples et leurs productions. Il se crée une
émulation, naturellement. Leur reconnaissance par le groupe s’exprime par des
exclamations, voire des acclamations et des applaudissements spontanés lors de
lecture de textes, de présentation d’albums ou de dessins. Ces locomotives dont
certains ont maintenant 15 ou 25 ans ne se doutent même pas que leur présence
est évoquée régulièrement. Ils étaient nombreux à être présents pour la fête
des dix ans et il fallait voir leurs visages rieurs et leurs yeux brillants
d’émotion quand ils regardaient le film dix ans déjà monté pour
l’occasion.
J’ai pu constater que l’intérêt pour une activité est souvent unique. Les
domaines remarquables sont : l’écriture poétique, l’écriture d’un roman,
le dessin, la présentation soignée du travail, la recherche documentaire et la
fabrication de documents, le rangement de la bibliothèque, les expériences, le
jardinage... Il est rare qu’un enfant s’investisse, en tout cas, au même
moment, dans plusieurs activités. Mais il n’est pas rare qu’il s’investisse à
haute dose dans ce qui le motive. Il faut savoir qu’ils ont ici la possibilité
de s’investir autant qu’ils le souhaitent dans leur activité de prédilection,
en dehors des moments collectifs. Certains sont devenus ainsi des spécialistes
dans leur domaine et ont réalisé des chefs-d’oeuvre. Il faut laisser du temps.
Il faut prendre son temps. La classe unique permet cela.
Ils ont éclos en classe.
Il y a les enfants que l’on a vus éclore progressivement ou brusquement et
dont l’existence a changé grâce à un texte, un poème, un dessin, une
présentation... Il ne s’agit pas ici d’écrire des monographies d’enfants, je
n’en aurais sans doute pas la capacité et surtout, ni le temps, ni la place. Je
veux simplement pointer ce qui m’apparaît, avec le recul, comme une éclosion,
une naissance ou une renaissance en prenant quelques exemples. Il faudra
chercher le déclic quand il se présentera.
Senad, une deuxième vie.
Sans doute avons-nous vécu avec Senad, les moments les plus douloureux. Il
arriva de Bosnie en janvier 93, sauvé par la Croix rouge, quittant avec sa mère
et son frère aîné, la guerre, les massacres, des proches morts et avec, pour
tout bagage, des cauchemars et les mains vides. Au bout de quelques mois passés
dans un VVF transformé pour l’occasion en centre d’accueil du groupe de
réfugiés, la décision fut prise par l’association qui les avait en charge de
les installer dans un logement et de les accompagner dans leur nouvelle
existence. Il passa une première année dans ma classe. J’étais alors redevenu
directeur d’une école de ville après avoir passé dix ans comme formateur en
informatique. Il travaillait avec beaucoup de courage et d’opiniâtreté. Il lui
fallait apprendre rapidement à parler le français, à l’écrire, à le lire. À la
fin de cette première année, alors que j’avais demandé mon changement pour
aller en campagne, j’informai Senad et sa mère de ma décision et leur proposai
l’inscription au collège ou une deuxième année dans ma nouvelle école. Il avait
déjà treize ans, une seule année de français et un état psychologique
évidemment très perturbé. Sans hésitation, il choisit de me suivre. Nous avons
démarré ensemble l’école Bizu. À aucun moment, je n’ai été arrêté par la
problématique de la carte scolaire, par le besoin de dérogation, etc. Il était
avec moi et personne n’a posé de question. Il nous fallut faire des kilomètres,
mais le jeu en valait la chandelle. La deuxième année fut très constructive et
il put intégrer le collège l’année suivante. Dans l’école, il devint le grand
frère, aimé et admiré de tous. Son histoire, souvent racontée, et son calme
donnèrent à la classe une force et une sérénité. Il revivait. Il est maintenant
français et avec un CAP et un BEP, il est devenu électricien.
Alexis, une libération.
Je reçus un coup de téléphone, un mardi de mars 95, de parents très
inquiets pour leur fils en CM1 qu’ils estimaient en grand danger mental.
J’invitai le père à me rencontrer le mercredi matin. Nous avons parlé
longuement de l’enfant, d’éducation, de l’école. Il demanda à revenir
l’après-midi avec sa femme. L’enfant arriva dans la classe le jeudi matin avec
un énorme besoin de se calmer, de se trouver, d’être écouté, de canaliser son
agressivité et de se mettre au travail. C’était un gaillard qui pratiquait le
judo. Il se heurta plusieurs fois à Senad, à mon autorité et surtout à la
parole des autres au cours des nombreuses réunions de coopérative organisées
chaque semaine et, surtout, à chaque fois que le besoin s’en faisait sentir. La
transformation fut rapide et profonde. Je me souviens de ce qu’il dit lors de
l’accueil des nouveaux à la rentrée qui suivit : “Ici, il ne faut pas
vous attendre à ce que Hervé et Saima vous défendent. Vous aurez affaire à tout
le monde si vous faites quelque chose qui n’est pas bien. Si vous vous tenez à
carreau, ça ira bien.” Lui aussi a poursuivi normalement sa scolarité. Il a
suivi une formation d’animateur socio-culturel et est aujourd’hui devenu
technicien dans un théâtre - centre culturel.
Thalie, une révélation.
L’école Bizu développe plus particulièrement les travaux d’écriture,
notamment poétique et les textes longs que nous appelons des romans. J’imagine
que cela tient à ma part du maître. Sans le savoir et sans le vouloir,
tout en le souhaitant, j’influence, je dirige, j’oriente et, sans doute, je
favorise inconsciemment ce qui me convient le mieux en organisant la liberté
des enfants.
Le déclenchement de cette image de classe d’écriture vient de la capacité de
Thalie de produire des textes de qualité en quantité. Elle habitait le bourg,
avait une demi-soeur qui avait quitté l’école pour le collège et un demi-frère
trisomique en maternelle. Le groupe classe était particulièrement soudé cette
année-là.
Extrait d’un article écrit pour le Nouvel Éducateur :
www.ecolebizu.org/article/petitjournalbizu
Le petit
journal de Bizu.
“Depuis
l’origine de l’école Bizu, à Beaumont-Pied-de-Boeuf, c’est-à-dire depuis la
rentrée 1994, la classe a plusieurs fois tenté de créer un journal. Des
documents étaient préparés et édités par nos soins, quelques numéros sortaient,
puis le journal s’arrêtait. Le fonctionnement n’était sans doute pas bon. La
motivation était-elle réelle ? Il n’était peut-être pas suffisamment
intégré dans le fonctionnement du groupe. Or, depuis un an, le petit journal
de Bizu existe. La matière est abondante, il sort régulièrement, parfois
plusieurs fois par semaine. Pourquoi et comment ?
Possibles réponses : Le journal est devenu une expression de notre
vie quotidienne, il se fabrique naturellement. Le journal est devenu un outil
de communication avec notre entourage : parents, amis, communes,
correspondants. Le journal est notre outil de diffusion de nos écrits. Le
journal est facile à réaliser. Le journal est multimédia : papier,
messagerie, web.
L’expression du matin.
Notre matinée se déroule de la manière suivante : les enfants arrivent
à l’école entre 8h30 et 9h, selon qu’ils habitent le village, qu’ils utilisent
la voiture de leurs parents ou le car du transport scolaire. À 9h, la journée
peut commencer. Après avoir laissé les chaussures dans le couloir et chaussé
les chaussons, les enfants forment le groupe et se retrouvent autour des
grandes tables. Les distributeurs de quinzaine donnent à chacun une
demi-feuille de papier blanc. C’est le moment de l’expression du matin appelée
la phrase du matin. Avant, nous commencions la journée avec un Quoi de
neuf ? qui pouvait durer plus ou moins longtemps. Une lettre de Paul
Le Bohec nous a permis de réfléchir à ce moment et nous l’avons transféré au
jeudi après-midi. Voici sa lettre du 24 mars 2000 :
“Hervé, il est intéressant ton système de phrases et il donne de jolies choses.
C’est dommage qu’il soit cassé dès le départ par le “Quoi de neuf ?”. Les
enfants arrivent à l’école, pas très bien réveillés et encore pleins des images
des dessins animés et des jeux vidéos de la veille, des rêves de la nuit et de
la rêverie provoquée par le défilé des images floues vaguement aperçues à
travers les vitres de la voiture. Ils ont souvent à les évacuer. Mais le q.d.9
vient casser tout cela et le fait reculer dans les têtes. La réalité terre à
terre prend le dessus et c’est miracle que chez Mathieu et Thalie, Claire, etc.
des images neuves subsistent.
À titre expérimental, ils pourraient commencer la classe par des textes sur le
cahier d’essais sans le rituel de la distribution des feuilles. Aussitôt après,
vous pourriez en venir à votre q.d.9 pour reprendre le déroulement habituel de
vos travaux. Mais l’authenticité de l’expression aurait été préservée. Chaque
enfant commence donc sa journée à l’école par du dessin ou de l’écriture. Le
matin, les expressions écrites et dessinées sont privilégiées et l’expression
orale est mise en avant à d’autres moments de la semaine. Ainsi, ça évite le
bavardage peu productif et ils “parlent” tous en même temps, d’où un important
gain de temps.”
Nous avons suivi les conseils de Paul et l’expression s’est développée.
Chez Thalie, elle a littéralement explosé en quantité et en qualité. Les autres
suivaient le rythme, vaille que vaille, émerveillés par le talent de leur
camarade.
Extraits : Le temps s’est écroulé... Gilian est mon petit frère adoré...
Petite fleur se promène dans mon coeur... Un ange pleure sous la pluie... Mon
coeur est détruit, je suis morte... Mon coeur est brisé, je vais au cimetière
noir et profond... Le vent souffle, souffle ; le soleil brille,
brille ; les montagnes sont blanches et mon âme est rose... Qu’est-ce
qu’on dira demain soir ? Vive les vacances !... Au pôle Nord, un ours
joue avec un poisson. Le petit ours rigole. Ha ! ha ! ha !... Le
feu prend un bébé joli... elle s’appelle Gilianne... Un petit oiseau fait
cui ! cui ! Je l’ai appelé Pirouette... Un petit chien se promène
dans la forêt noire et profonde... Un tartempion se promène dans une rue
paisible et très calme...
À Tahiti, le soleil brille dans mes yeux bleus / La mer est bleue comme le
soleil bleu de midi / C’est la fin de l’été, il va pleuvoir.
Je regarde Beaumont comme si je regardais la poussière du soleil brillant dans
le ciel bleu. / Le loup est une bête qui a peur du feu, mais il sait se
défendre. / Dans l’espace, une étoile brille dans mon coeur de lune. / À la fin
de nos jours, on sera dans le ciel bleu de notre vieille vie de midi. / L’amour
s’est envolé dans l’espace de la vie...
Ce soir, je me couche, c’est la pleine lune. / Ce matin, je me lève, il y a un
beau soleil. / Je suis transparente.
Un rêve, c’est joli; un cauchemar, c’est méchant; mais après, tu dors
bien. / Rayon, pourquoi ne traverses-tu pas mon corps pour que je sois
jaune doré. / Le pollen des fleurs est comme le soleil de midi. / Le soleil
brûle à 1000 flammes dorées.
La pluie, ça mouille, c’est la fête à la grenouille.
J’ai trois petits frères: un Brendane, Gilian et Maël.
Quand j’étais petite, j’avais un Loulou. Je l’avais mis dans une lumière et
dans un feu. Il s’appelle Loulou cramé.
Si les gens coupaient les arbres, on ne serait pas là. Les oiseaux chantent à
longueur de journée.
J’avais une chatte Lulu, je l’ai perdue, je ne la retrouve plus.
Un rayon de soleil transperce mon corps comme ça. Âme, rentre dans mon corps
pour l’éternité. Éternellement, je m’endors sur un loup très doux. Ce loup est
le plus beau des loups. Il est blanc et noir aux yeux bleus. Il est rigolo et
me protège.
Mes yeux pleurent dans ma peau ensoleillée pour l’éternité et une étoile glisse
sur ma peau pour l’amour. Un puits glisse sur une vie et emporte la vie dans le
ciel. Je t’aime petite étoile.
Le site Web de l’école présente une compilation de 70 pages de textes
écrits et tapés par Thalie. www.ecolebizu.org/thalie
Quant aux textes manuscrits non encore tapés, l’inventaire n’est pas terminé.
Je suis incapable d’analyser les raisons d’une telle production, ni de dire si
le besoin que ressentait Thalie a été assouvi, ni si les problèmes, les
blessures, les joies qu’elle voulait exprimer l’ont été suffisamment, ni dire
si elle a guéri de quelque chose. Je ne peux que l’envisager. Je ne veux pas
agir en psychothérapeute. Je ne peux que donner les moyens, mettre en place des
techniques qui permettent que de telles choses existent, se passent, aient un
lieu et un moment pour s’exprimer. Je devais la revoir plus tard alors qu’elle
était partie au collège. Je lui demandais si elle écrivait toujours. “J’ai
arrêté.” me répondit-elle. Dommage!
La durée. Voilà notre force pour réussir. Avoir la durée pour que les choses se
fassent pendant quatre ou cinq ans. Ce qui est pris n’est plus à prendre.
Thalie nous a fait pleurer. Thalie nous a fait rire. Elle nous a étonnés et
nous a fait écrire. Elle nous a marqués pour la vie.
Monia, une découverte.
Je peux dire d’elle qu’elle est entrée en écriture. Elle a expliqué
elle-même l’instant où elle a ressenti son désir d’écrire. Ce texte est extrait
d’un album de conférence qu’elle a présenté à la classe et dont le thème est
mes romans.
Comment viennent mes idées ?
Avant, je n’écrivais presque pas et j’étais nulle en écriture et en
orthographe.
Hervé me poussait à changer en insistant pour m’améliorer en tout.
J’ai eu envie d’écrire beaucoup en janvier 2003, au CE2.
Je faisais des dessins et j’écrivais des phrases en rapport avec le dessin.
Je m’en souviens, j’étais installée chez moi, à la table de la salle à manger.
J’avais des grandes feuilles de papier informatique. Je regardais une émission
à la télé avec Flavie Flamand. Ma copine Gaëlle est venue à la maison et
j’ai trouvé le titre de mon premier roman : Flavie Gatelle.
Souvent les mots me viennent avec la télé ou des titres d’album CD. J’avais
un album de la danse du soleil et j’ai eu l’idée de faire un livre qui
s’appelle : “Sous le soleil”.
Monia a écrit de nombreux textes longs qui racontent des histoires en
plusieurs dizaines de pages et elle dit avoir 40 romans en cours ou terminés.
Elle remplit des cahiers de ses textes, illustre, colle, fabrique des maquettes
de ses personnages puis, lorsqu’elle se sent prête, elle tape à l’ordinateur et
je lui mets son roman en page sous forme d’un livret agrafé qui vient s’ajouter
à notre collection de l’école Bizu : Les petits livres.
Fabrice et Léo, le jardinage.
Le travail d’apprentissage ne doit pas être que livresque. Nous nous sommes
lancés cette année dans la création du jardin de l’école Bizu. Il s’agit de
trois plates-bandes installées dans la petite cour. Nous avons demandé à
l’employé communal de les entourer de bois, de nous bricoler un bac à compost
et de mettre des portes à la cabane. Le tout est maintenant entre les mains des
enfants qui manient la pelle, la binette, le râteau ou la bêche en fonction des
besoins et qui sèment, nettoient, enlèvent les mauvaises herbes, etc. L’endroit
a été transformé par deux garçons qui ont trouvé là, matière à s’exprimer, à se
faire remarquer aux yeux des autres et qui nous enrichissent de leurs remarques
concernant la nature, les noms des plantes, la manière de les aider à pousser.
Ils se sont lancés dans des recherches, dans la constitution d’albums sur la
nature, l’agriculture, les animaux. Ce sont nos jardiniers. Personne ne remet
en cause leurs prérogatives, le fait qu’ils aient accès librement aux outils,
qu’ils puissent sortir en dehors des récréations. Ils existent.
Ces enfants remarquables sont devenus des personnalités au sens où leur
personne a acquis une raison sociale, un métier, une image de marque, une
reconnaissance. Sans doute, cette place qu’ils se font et que nous leur faisons
les marquera pour la vie.
Adrien, une guérison ?
Il est des enfants qui sont des rencontres. Rien ne prédestinait la venue
d’Adrien chez nous. Il habite une commune qui n’est pas directement voisine. Il
souffrait intérieurement et l’école ne faisait qu’accentuer sa souffrance. Il
en extériorisait un personnage qui le mettait à part, tendant la joue pour se
faire battre. Sa mise à l’écart était suivie par un aréopage de psychologues,
psychiatres. Il déprimait. Sa maman prit contact pour le changer d’école, mais
la famille n’habitant pas dans le regroupement, rien ne permettait de le
prendre en charge. J’acceptai alors une perte financière pour l’école et
l’accueillit avec l’autorisation du maire. La vérité est que nous fûmes
décontenancés par sa personnalité. Il était absent, rêveur, hors du temps et du
sujet, s’excusant sans cesse de faire ce qu’il faisait, se doutant bien que
cela déplaisait. Les semaines passèrent. Sans le savoir, sa maman nous dévoila
sa transformation. Elle amenait son fils un matin à l’école et me dit :
-Qu’est-ce que vous avez fait à Adrien ?
Interloqué, cherchant le sens de sa question, presque inquiet, je demandai
ce qu’elle voulait dire.
-Adrien vient à l’école en sifflant et en chantant, le matin. Je ne l’ai
jamais vu comme cela, vous me l’avez transformé.
Cette conversation me donna une des plus grandes joies de ma vie
d’instituteur. Plus tard, Adrien nous exprima lui-même, par l’écriture, ce
qu’il pensait de sa situation.
Un enfant
Il était une fois un enfant qui ne
savait rien faire. Il ne savait pas jouer ni faire du vélo, ni se brosser les
dents. Il ne savait rien. Mais un jour, il avait fait un bateau. Il a
dit : “C’est incroyable !”
Et petit à petit, il réussit à faire plein de choses.
(Adrien, 8 ans, 30/9/5)
Tout
était dit dans son texte... la révélation de ce qui pourrait être une guérison.
Voici un autre texte, une simple phrase écrite un matin de mai 2006.
Le manuscrit montre qu’il a hésité et corrigé, les ratures en disant parfois
plus long que le texte final. C’est pourquoi je demande aux enfants d’écrire
sur un bloc, de dater et de ne pas détacher les feuilles du bloc afin de
conserver des traces. La phrase initiale était la suivante :
le la m l’amour de ma vie
je le trouve près de vous
icie icie
Il est allé jusqu’à l’erreur d’orthographe pour que la rime soit auditive et
graphique. Sa phrase définitive est la suivante : L’amour de ma vie, je
le trouve ici.
Dans un premier temps, il nous a dit son amour qu’il trouve près de nous et,
dans un deuxième temps, il a préféré la rime, sans doute à cause du désir de
faire joli. Plus tard, il a repris cette phrase et a écrit en quelques
minutes un complément à destination de ses parents pour un recueil que nous
avons édité à l’occasion de la fête des mères et des pères.
Mes
phrases pour ma maman et mon papa
L’amour de ma vie, je le trouve ici.
La vie, c’est joli comme une étoile
qui scintille au beau milieu de mon âme.
Mon amour restera avec moi
comme la fleur de ma vie.
La vie est un poème
qui flotte au-dessus des vagues comme une âme.
L’amour est une marque
qu’on laisse à ceux qu’on aime
pour toute la vie.
(Adrien,
8 ans, 19/5/6)
Interview de la maman d’Adrien :
(codage : M.=La maman, H.=Hervé)
M.
-Cela a commencé quand Adrien était petit, un problème de compréhension. Il a
été tard à parler mais il ne comprenait pas ce qu’on lui demandait. C’est vrai
qu’on était parti quand il était petit sur le fait qu’il soit dysphasique.
On a cherché avec l’orthophoniste et le médecin. On est allé à Tours pour voir
le degré de dysphasie. Le spécialiste travaillait à l’hôpital des enfants. Il a
dit : “C’est vrai qu’il y a ce problème de compréhension, mais j’ai
surtout l’impression que c’est un problème psychologique. J’ai peur qu’on le
mette dans la case dysphasie en passant à côté du problème psychologique.”
On a continué à faire des recherches pendant deux ans à peu près pour être
vraiment sûr de savoir comment orienter Adrien. On a mis de plus en plus en
doute la dysphasie. C’est un petit garçon hyper anxieux. Entre le psychiatre,
la psychologie, l’infirmier psychiatrique, il en avait marre. Il en acceptait
bien un ou deux régulièrement mais, lui, il en avait ras-le-bol. Le psychiatre
parlait plutôt de schizophrénie. C’est vrai qu’hyper anxieux comme il
l’était, il avait des problèmes de communication avec les autres. Il se
renferme très très facilement sur lui-même. C’est un petit garçon qui, à cinq
ans, voulait mourir. Il ne voyait pas pourquoi il fallait qu’il
grandisse ; ça lui faisait peur. Pour lui, il était hors de question qu’il
grandisse. Il disait : “Moi, de toute façon, je vais mourir. -Oui, on
va tous mourir. -Non, moi, c’est dans pas longtemps parce que je n’ai pas envie
de grandir.”
Je vous assure que, quand vous êtes une maman, vous faites :
“Ouais ?” On se pose des questions. Mais on lui dit : “Tu te
rends compte de ce que c’est que la mort ? - Oui, oui, je suis au courant.
Oui, oui, c’est quand on est tout froid, on ne voit plus rien et, en plus,
c’est tout noir partout. -Mais comment tu sais ça ? -Ah ! mais, je me
renseigne.
Et, en plus, je dirais qu’il est logique dans sa démarche, tout à fait
logique. Un jour, il me demandait à propos de mon mari qui se rasait :
“À quoi ça sert ce truc-là ? -C’est un rasoir, c’est pour se raser la
barbe. -Oui, mais, c’est quand on devient vieux. -Oui, arrivé à un moment, il y
a la barbe qui pousse. -Il est hors de question que je grandisse. Je ne veux
pas conduire, je ne veux pas avoir d’enfant. Et c’est aussi pour ça que je
veux mourir. -Oui, mais moi, je vais être triste.”
Oui mais, en parlant avec lui, j’ai compris pourquoi il voulait mourir :
parce qu’il ne voulait pas me voir mourir. Il ne voulait pas me voir vieillir.
“C’est normal, on vieillit tous. -Oui, mais, moi, je ne veux pas te perdre,
je préfère partir avant toi pour être moins triste. -Oui, mais moi, je serais
triste après. -Oui mais, toi, tu es grande, tu comprendras mieux.”
H. -Il avait un raisonnement.
M. -C’est vrai que ce n’est pas évident d’aller plus loin que son raisonnement.
H. -Oui, ça je l’ai remarqué, pas question de le faire changer d’avis. Il n’en
démord pas.
M. -Ah ! là, là, là. Ce n’est pas facile et c’est toujours comme ça à la
maison, tout le temps, tout le temps, tout le temps.
Ces idées noires, je dirais maintenant que ça va beaucoup mieux. C’était
constamment quand il était petit. Il était content d’aller à l’anniversaire
d’un copain, mais il se tenait dans son coin. Il jouait tout seul. Lui, c’était
le jeu tout seul ou l’ordinateur.
H. -Oui, c’est ce qu’il faisait au début en arrivant ici : le jeu et
l’ordinateur.
M. -Quand on allait manger chez des amis, le soir, il ne voulait pas venir
“Il faut sortir de ta maison -Non, non, c’est mon refuge. -Oui mais, ton
refuge, par rapport à quoi ? On a un refuge quand on a peur de se faire
attaquer. -Oui, tout le monde m’attaque.”
C’est un grand mot quand je dis que c’est un syndrome de la persécution. Il
a tout le temps l’impression que tout le monde lui en veut, spécialement.
Une amie docteur m’a dit qu’il faudrait aller plus loin. Il y a aussi le fait
qu’il grandit. Ça fait deux ans qu’on va voir le docteur à Laval. Il y a aussi
le fait qu’on lui explique : “Tu vas aller voir une dame ou un
monsieur. Tu vas lui parler et lui dire tout ce que tu veux. Sache bien que
tout ce que tu vas lui raconter restera entre vous. Moi, je ne saurai rien.
-Si, si, tu vas savoir. -Non, non, je ne saurai rien, ce sont tes secrets à
toi.”
Je pense que cela lui a fait du bien de parler à une personne étrangère.
Mais maintenant, le fait qu’il soit en sous-traitement au niveau du Risperdal,
ça l’aide à enlever l’anxiété. C’est lui-même qui dit qu’il a une boule dans
l’estomac. Ça lui fait mal. Et quand il a des moments d’angoisse comme ça, il
ne peut rien faire ; ça le mine, ça le tétanise. Et vous pouvez lui dire
tout ce que vous voulez dans cette crise d’angoisse, il n’y a rien qui peut le
faire sortir. Le Risperdal, ça l’aide à avoir moins de crises d’angoisse.
H. -Je me suis renseigné sur ce produit. C’est quand même un produit pour
adulte.
M. -C’est pour cela qu’il a passé une quinzaine à l’hôpital de Tours, pour
effectuer un dosage.
H. -Au niveau du dosage, maintenant, ça a l’air d’aller.
M. -Impeccable.
H. -Alors... l’école ?
M. L’école ? Avant, comment ça se passait ?
Très mal, dès la maternelle. Pour lui, ça a été l’ultime punition extrême. Ça a
été un arrachement entre lui et moi. Pourtant, je me dis que j’ai fait la même
chose avec le premier comme avec le dernier, mais Adrien, lui, il a été ma
petite sangsue. Il était très très proche de moi. Déjà, le fait de me quitter
dans la journée, de voir des gens qu’il ne connaissait pas et ce problème de
compréhension. Quand on lui demandait des choses, c’était pire que si on lui
avait parlé anglais. Comme il ne voulait pas grandir, l’école, ça ne lui
servait à rien.
Le matin, il était en pleurs. Il fallait que je l’emmène de force. L’arracher à
la maison, le mettre dans la voiture, l’arracher à la voiture pour aller à
l’école. Mais à l’école, très poli, mais complètement ailleurs. Le soir, quand
je le récupérais, j’avais l’impression de l’avoir délivré d’Alcatraz.
Je me suis demandé comment il avait fait pour apprendre à lire. C’est parce
qu’il a une excellente mémoire visuelle. Mais il ne comprenait pas du tout. Une
maison, pour lui, il ne savait pas ce que c’était. L’école, c’était une vraie
punition pour lui.
Je suis allée voir une psychologue à Laval. Je lui avais dit que j’avais été
voir sur internet les différentes écoles. Je lui ai dit que je savais qu’à côté
de chez moi, il y avait une école qui pratiquait la méthode Freinet. Ça lui
disait quelque chose.
H. -C’est elle qui vous a signalé l’école ?
M. -J’en avais entendu dire du bien par Anne-Marie : “C’est pas mal.”.
Et puis, ça a fait son petit bonhomme de chemin.
La psy m’a dit que, de toutes façons, on n’avait rien à perdre. Il ne pouvait
pas être plus mal qu’il n’était là. Des crises d’angoisse, des insomnies, les
doigts en sang parce qu’il n’avait plus d’ongles.
Édouard, mon mari, et moi, nous avons pris la décision du changement d’école.
L’institutrice n’y a vu aucun inconvénient parce que, l’année suivante, il se
serait trouvé dans une classe de trente. Impossible alors de le suivre.
Mais il y a eu le problème administratif. Le maire d’Épineux a bien compris.
H. -Évidemment, ça ne changeait rien pour lui.
M. -Avec celui de Beaumont, cela a été un peu plus difficile. Je suis allée le
voir plusieurs fois. Un jour, je lui ai dit : “Je ne reviendrai plus.
Je ne peux plus laisser mon fils dans cet état. Mettez-vous à ma place :
vous auriez un enfant qui a des difficultés. Vous savez qu’à côté de chez vous,
il se peut qu’on ait une solution. Qu’est-ce que vous faites ? Vous vous
débrouillez pour tout faire pour que votre enfant soit bien. -Je sais bien,
Madame, je vais voir.” Et il a accepté.
H. -Il a été sensible à l’aspect humaniste de la question. Mais je n’ai pas
pensé à ce problème administratif quand j’ai décidé de le prendre. Des enfants
de la commune sont d’ailleurs scolarisés ailleurs. Ça va dans les deux sens.
M. -C’est ainsi qu’Adrien est venu à Beaumont. Au départ, il était un peu
anxieux, ce qui est tout à fait normal. Je lui ai dit : “Tu vas voir,
ils ont une autre façon de travailler.” Non, je n’ai sûrement pas employé
ce mot car je ne voulais pas qu’il se rapporte à quelque chose de pénible. Je
voulais que, pour lui, ce soit un privilège d’y aller.
H. -Je dirais qu’on a une autre façon de vivre.
M. -“Tu vas voir, au départ, ça va être un petit peu dur. Ce sont des
enfants qui sont ensemble depuis la maternelle. Toi, tu arrives un peu comme un
cheveu sur la soupe. Mais tu vas voir, tu vas t’y faire. Il faut te laisser un
peu de temps. Il faut leur laisser un peu de temps. Tu sais, ils racontent
plein de choses. Ils font des exposés, ils écrivent des histoires.” Et
déjà, cela l’intéressait.
H. -Et puis, il y avait son côté “original”. Les autres ont senti cela tout de
suite. Dans l’année, il y a des modes. À ce moment-là, c’était le foot. On l’a
mis dans les buts et il s’est trouvé bon comme goal. Pourtant, il n’est pas
sportif. Mais là, c’était un bon gardien de but. C’est de cette façon qu’il a
été intégré dans le groupe.
M. -Nous, on a vu le changement. De fait, pas les premiers jours. Il allait
simplement gentiment à l’école. Mais au fur et à mesure, cela a changé. Le
matin, pour partir, c’est lui qui venait me chercher dans la salle de traite.
Et, autre chose extraordinaire, il chantait. Vraiment, maintenant, c’est venu,
c’est un petit garçon qui commence à s’épanouir. Il nous parle aussi de
l’avenir. Quand il sera plus grand, quand il y aura des enfants abandonnés, il
les prendra. S’il y a des enfants sur le bord de la route, il aura envie de les
prendre. Ce sera un bon samaritain. Maintenant, dans sa façon de parler, de
voir les choses, il s’oriente vers l’avenir. Je ne sais ce qu’on en fera si les
petits cochons ne le mangent pas.
Je le vois bien maintenant. C’est vrai que l’année dernière, il y avait eu des
petits problèmes avec Antoine, le grand. “Ne t’inquiète pas, ce grand garçon
va partir l’année prochaine. Toi, ce n’est que pour une année. Si vraiment, il
y a des problèmes, on en parle. Tu essaies d’aplanir tout ça.”
H. -En fait, il n’y a pas eu du tout d’accroc cette année.
M. -En plus, l’année dernière, il y avait déjà Bastien. Il m’en parlait un
petit peu. Mais, cette année, ils se sont découverts. Et ça a évolué. C’est
rigolo, la fusion qu’il y a entre eux.
H. -Moi, je ne vois pas tout. Impossible, ils sont vingt. Ils ont le droit
d’avoir leurs territoires secrets. C’est pour cela que c’est intéressant de
vous entendre.
M. -C’est rigolo, je dirais qu’ils se complètent tous les deux. Bastien est
très tout fou. Adrien a des moments où il est très sérieux, très adulte.
H. -Bastien est venu lui aussi d’ailleurs. Il est venu ici sur les conseils de
la même psychologue.
M. -Adrien grandit. Il grandit dans sa tête. Ça n’empêche pas qu’il a ses
problèmes d’anxiété. Quand cela lui arrive, il arrive à gérer l’angoisse, à lui
faire face. Ça n’empêche pas qu’il a toujours des idées noires en pensant que
personne ne l’aime.
Et il le dit dans ses chansons : “Je n’ai pas de chance / Oh ! je
n’ai pas de chance / Les filles sont méchantes avec moi / Ce n’est pas juste /
Oh ! ce n’est pas juste / Les garçons sont cons mais pas moi / Je n’ai pas
de chance / Oh ! Oh ! je n’ai pas de chance / Les filles sont
méchantes avec moi / Oh ! oh ! je n’ai pas de chance / Les animaux
sont mignons / Et moi, je n’ai pas de chance / Ce n’est pas juste.” Mais
maintenant, il existe. Avant, il ne vivait pas. Il le dit dans ses textes et
dans ses chansons : “Mon copain s’appelle Bastien / Il est bien / Mais
des fois, il est bien mais un peu comique / Oh ! oh ! / Maintenant,
vous ne le toucherez plus / Sinon, ce sera la guerre. / Ouais, ce sera la
guerre.”
H. -Et c’est là, sa deuxième reconnaissance que les autres lui ont
maintenant apportée. Il est reconnu comme poète. Depuis cette année, il a sorti
des textes extraordinaires. Il nous a dit qu’il nous aimait, qu’il était bien,
ici, avec nous. Sa phrase repère, c’est : “L’amour de ma vie, je le
trouve ici.” C’est son image de marque.
M. -Ce qui me fait peur, c’est qu’il est si bien ici qu’il est hors de question
de partir. Maintenant, il dit : “Plus tard.” Avant, il ne le
faisait pas. Il dit : “Moi, de toute façon, je ne pars que quand Hervé
va partir.” On est mal barré.
H. -Officiellement, je peux le garder jusqu’à l’âge de douze ans.
M. -Il en a neuf. Je lui dis : “Écoute, on va voir comment ça se
passe ; au fur et à mesure ; le CM1, puis le CM2. Je ne vois pas
qu’il y ait de raison que tu ne passes pas au CM1. J’espère. -Moi, je n’espère
pas, je suis sûr. Ça y est, ça y est, Hervé me l’a dit. Je me suis donné à fond.”
H. -Il y a aussi son grand-père. Un personnage ! Le fait qu’il soit
venu plusieurs fois à l’école, qu’on fasse des goûters ensemble avec ses
gâteaux, que le papi d’Adrien soit devenu le papi Bizu, c’est important parce
que, du coup, après le foot et la poésie, le grand-père a été pour Adrien
l’occasion d’une troisième reconnaissance par le groupe.
M. -L’école Bizu lui a apporté l’épanouissement nouveau : le contact avec
les gens, la libre expression, le fait de pouvoir parler, de dire ce qu’il a
envie de dire, même si c’est abracadabrant. Il a envie de dire, il va le dire.
D’écrire ce qu’il a envie d’écrire. Et, en plus, le fait d’avoir la liberté de
travailler à son rythme. Déjà, de lui-même, il est enfermé. Il n’aime pas qu’on
l’enferme encore plus.
H. -Il rentre quand même dans notre grille de travail. Mais il ne s’en rend pas
compte, c’est ça qui est important. Quand on travaille sur un album, un texte,
on a décidé ensemble qu’on ferait ça et il le fait aussi et il continue. Et il
est content.
M. -Oui mais, parce que c’est amené d’une façon différente. On ne dit
plus : “Voilà, c’est comme ça, ce n’est pas autrement.” Je me
souviens que le petit Antoine a pris le jeu d’échecs et vous êtes tous partis
sur le jeu d’échecs. Vous aviez fait des maths et plein de choses avec. C’est
la vie de tous les jours amenée à l’école. Et pour Adrien, c’est ce qu’il faut.
C’est vraiment là le déclic.
Savoir ce que cela va lui amener plus tard. Je ne sais pas. J’espère un
bien-être. C’est toujours ce qu’on cherche. Le fait qu’il y aura toujours un
peu de problème, ça restera, c’est dans son caractère.
H. -Mais, au moins, l’école ne lui a pas amené de problème supplémentaire.
M. -Je dirais que tout au long qu’il est ici, il est dans une bulle. Il faut
reconnaître qu’une école de campagne, ça a des avantages par rapport à une
école de ville. C’est familial, ça reste un petit clan. Il y a un suivi du
début jusqu’à la fin. Moi qui viens de Paris, c’est complètement différent.
Vous y êtes anonyme. Vous êtes dans un coin. Vous travaillez ou vous ne
travaillez pas : “Eh bien ! écoutez, tant pis pour vous. Il n’y
avait qu’à faire mieux.” Mes cinq à moi, ils ont eu cette chance-là qu’il y
ait toujours eu un suivi.
Par contre, arrivé au collège, on verra bien ce qui se passera. Bien que ce
soit un petit collège, Adrien sera lancé dans la jungle. On verra bien à ce
moment-là. Cependant, il mûrit. Il continue à mûrir. Il y a encore deux ou
trois ans, mais au bout, il faudra bien qu’il prenne une décision. Il y aura
automatiquement un problème de niveau. Je ne me suis pas attaché au problème de
niveau, ce n’était pas du tout urgent.
H. -Mais il travaille. Quand il écrit un poème, aucun souci, il avance, il
apprend, il fait du français.
M. -Pour l’instant, je ne m’en soucie pas.
H. -Moi, je m’en soucie. C’est aussi lui qui se soucie du fait que je vais
partir. Je lui dis : “Tu as le temps, minimum deux ans. C’est
beaucoup.”
M. -C’est vrai qu’on a le temps. Sauf que, de temps en temps, il voudrait
changer de maman parce qu’il en a ras-le-bol. Il ne m’aime plus. Je lui
dis : “Dans ce cas, tu n’as qu’à prendre un catalogue pour en chercher
une autre.” Il n’est pas content.
La méthode Freinet lui a amené une ouverture vers le monde qu’il n’avait pas et
qu’il ne voulait surtout pas avoir. Une ouverture vers la vie aussi. La
communication, que ce soit avec les enfants comme avec les adultes. Et surtout,
des moyens d’expression. Et aussi, une reconnaissance. Du fait qu’il a été
reconnu et qu’il s’est reconnu lui-même, il va mieux. Mais cela ne l’empêche
pas d’avoir des moments difficiles. Lundi dernier, nous étions à un mariage.
J’ai été obligé d’intervenir parce qu’on ne sait pas jusqu’où il peut aller.
Une fois qu’il est parti, il n’arrive pas à s’arrêter. Il faut qu’on arrive à
le lui apprendre.
H. -C’est le rôle des parents et du maître.
M. -Oui, on sert tout de même un petit peu.
H. -On ne peut le laisser aller jusqu’au bout. On lui dit non quand ce n’est
pas ça. Mais quand ça marche, il faut aussi l’encourager. Mais on sait tous lui
dire bravo. On l’applaudit.
M. -Dans la famille, on est comme ça, mon mari et moi. On sait dire quand c’est
bien et quand ce n’est pas bien. On a même plus tendance à applaudir un petit
truc qui ne paraît pas énorme. On le met en valeur, ce qui permet à la personne
de se motiver.
H. -C’est ainsi que l’on a accueilli la petite phrase qu’il avait mise sur son
bloc : “L’amour de ma vie, il est près de vous, ici.”
Elle est devenue un joli poème. Et cela lui a permis de faire des chansons.
Tout le monde est assis par terre, il a le micro et il sort les chansons que
vous avez entendues.
M. -Oui, il s’extériorise. C’est sa façon à lui de dire ses problèmes.
H. -Je lui dis de continuer à écrire. L’intérêt du bloc, c’est que ça reste, il
rature, il cherche à mieux dire. Et après, il peut le taper à l’ordinateur.
M. -Il m’a dit : “Pendant les vacances, je vais essayer de faire un
livre pour la rentrée.” Je lui ai dit : “Commence, on verra bien.”
Fin de l’interview de la maman d’Adrien.
En
cette fin d’année scolaire 2007, des nouvelles me sont apportées par
l’infirmier psychiatrique qui assure le suivi d’Adrien. Il m’annonce que le
traitement médicamenteux et le suivi psychologique et psychiatrique peuvent
prendre fin. Adrien ne veut plus continuer alors on souhaite avoir mon avis. Je
pense qu’Adrien a retrouvé l’état d’un jeune garçon qui peut vivre sa vie comme
tous les autres jeunes garçons de son âge. J’apporte immédiatement mon soutien
à cette décision car je mesure chaque jour, dans la classe, le chemin parcouru
par notre jeune ami depuis son arrivée parmi nous.
J’aime
mon travail ! Mais... est-ce un travail ?
J’aime ce que je vis, ce que j’entends, ce que je vois et ce que je fais.
Cela me procure beaucoup d’émotions.
Cela me donne l’impression et parfois la certitude d’être utile.
Cela me permet d’exister aux yeux du monde.
Hervé Moullé, Beaumont-Pied-de-Boeuf (53), www.ecolebizu.org .
* * *
Avec
l’autorisation d’Hervé Moullé, je me suis permis de couper la série de textes
de Thalie qu’il avait présentée parce que je voulais en revenir au déclic.
Le vrai déclic pour elle s’est produit lorsqu’elle a obtenu le premier prix
lors d’un concours départemental de poésie. Elle était évidemment l’objet de
l’admiration de ses camarades. Mais cela pouvait-il lui suffire pour être
rassurée sur elle-même et pour s’accepter ? Cependant, en cette
circonstance, il ne s’agissait plus de copains qui avaient l’admiration facile,
mais du jugement d’un jury d’adultes.
Voici son poème traitant du thème “la fête” :
Faites la fête !
Fétiche fait tache,
Y a une tache de gâteau sur mon maillot.
Fait tache moustache,
Y a du lait sur mes lacets.
Fait tache fait mouche,
Y a du son dans ma boisson.
Froissez, froissons,
Y a du lion dans les bonbons.
Frimousse pistouche,
Y a des cadeaux dans les bateaux.
Festeau péreau,
Y a du gâteau dans les p’tits seaux.
Fait rat festa,
Y a d’la musique et c’est magique.
Fessée carrée,
Y a du thé tout ratatiné.
Fais mal cristal,
Y a des cadeaux tout rigolos.
Fimi fini,
C’est du gâteau.
(Thalie, 9 ans, 22/4/2)
L’année
suivante, à nouveau le premier prix, sur le thème de la musique:
Fais une
musique
Fais une musique
Dans une nuit étoilée
En plein coeur d’un océan déchaîné
Crée une mélodie d’amour
Pleine de joie, de rire et de tristesse.
Fais une musique
Toute petite comme les oiseaux
Fais ta musique
Toute mimi
Bien douce, bien jolie.
Fais une musique à l’abri des regards curieux
Fais cette musique
Au paradis
Tu ne crains rien.
Fais une musique
Dans la nuit noire
Où la lune est là.
Fais ce chant
Dans une fleur infinie.
Ton rêve est dans ta vie.
(Thalie,
10 ans, 6/9/2)
Voici
pour terminer deux poèmes que je ne peux m’empêcher de communiquer.
Faites-moi...
Faites-moi danser sur un chant d’oiseau de ruisseau et de
sanglots
Faites-moi danser sur de la poésie de rire et de ruissellerie
Faites-moi danser sur une chanson de violon et d’accordéon
Faites-moi danser sur de la magie de nuit qui rit
Faites-moi danser dans l’eau d’or et de chlore...
Mais je ne peux pas...
Parce qu’on m’a choisie pour organiser un anniversaire
Parce que c’est moi qui doit faire tout le temps
des fêtes et des anniversaires
Parce qu’il y a une loi qui m’oblige à faire ça
Je voudrais faire mon congé pour partir loin d’ici
Je voudrais rire dans une fête que je n’aurais pas conçue...
(Thalie,
9 ans, 17/1/2)
Juliette
Juliette a la grâce d’une colombe qui danse au coucher du
soleil
Une muse qui a le chant du cristal brisé de mille éclats
L’art du poème est un don que tu as dans le coeur
Imagine-toi en danseuse d’opéra comme une rose des bois
En rêvant d’un nuage blanc entouré de rubans de soie
Tu cueilleras des fleurs dans des prés d’ange et d’angeline
Tu seras belle comme le jour
Et belle comme du velours.
(Thalie,
10 ans, 7/2/3)
Postface de Philippe
Meirieu
J'aurais
vraiment aimé découvrir cet ouvrage de Paul Le Bohec bien plus tôt. Il m'aurait
infiniment aidé, aussi bien dans mon travail de recherche que dans mes
pratiques d'enseignant, dans mon activité militante que dans mes engagements
politiques. Paul Le Bohec, tout d'abord, m'aurait libéré d'une vision trop
dogmatique de la pédagogie coopérative et du mouvement initié par Célestin
Freinet. Le jeune instituteur que j'étais, très impressionné par le «maître» de
Vence, avait un respect quasi religieux pour les Invariants pédagogiques
qu'il prenait pour une version éducative et laïcisée des «dix commandements».
Les dispositifs de Freinet lui apparaissaient plus comme une « doctrine » que
comme une «démarche» et, pour rien au monde, il n'aurait remis en cause la
correspondance et le journal scolaires, les fichiers auto-correctifs et la
Bibliothèque de Travail. L'immense intérêt du livre de Paul Le Bohec tient
précisément à ce qu'il nous montre comment un enseignant «de base», qui a la
chance de pouvoir dialoguer avec Freinet lui-même, peut être dans une tout
autre posture : au risque de «troubler les camarades», il est d'abord
fidèle au principe de la «démarche naturelle» et en fait un projet heuristique
à l'épreuve duquel il met toutes ses pratiques.
Convaincu, par exemple, que la lecture ne peut être que fonctionnelle, mais
confronté à des enfants qui, non seulement ne veulent pas écrire, mais ne
veulent même pas parler, il met en place la formule du
«planning-lancement» : un petit coup de génie, pas très « orthodoxe » pour
les freinétistes, mais terriblement efficace… surtout si l'on n'en fait pas un
dogme, mais bien un outil au service de la démarche d'invention, de création,
d'expression structurée des élèves. Paul Le Bohec va même presque jusqu'aux
transgressions suprêmes : il n'utilise pas le «conseil» (car, dit-il,
compte tenu du niveau d'évolution de ses élèves, il ne veut pas «jouer à la
démocratie»), il supprime le journal et «dans la foulée, la coopérative et la
correspondance» !
Mais il ne revient pas, pour autant, à la scolastique dénoncée par Freinet,
bien au contraire ! Car, explique-t-il, ces décisions le libèrent :
plus de contraintes de dates, plus d'obligation de production immédiate :
«Enfin, nous pouvons aller de l'avant, sans souci, sans restriction, sans
nécessité d'interrompre net ce qui est en cours de construction.» Que n'ai-je
compris cela plus tôt ! Cela m'aurait permis d'étayer mon analyse de l'œuvre
de Freinet dans laquelle je buttais constamment, précisément, sur le statut de
la «production». J'y voyais le point de départ possible d'une «dérive
productive» qui, au nom de l'efficacité et de la qualité du produit fini
risquait de marginaliser les moins compétents, voire de les exclure du
processus de fabrication… quitte à leur offrir, en contrepartie, une
identification narcissique avec un résultat… auquel ils n'avaient guère
participé ! Certes, je n'imaginais pas que Freinet puisse laisser se
développer un tel processus, mais il me semblait plutôt tenté de le
contrecarrer par des dispositifs d'individualisation que par une réflexion sur
le statut même de l'activité et son rapport avec les apprentissages. Moins figé
que Freinet, moins contraint aussi par les nécessités afférentes à la
lisibilité et à la cohérence d'un mouvement, Paul le Bohec, va plus loin que le
«maître» : il instaure ce qu'il nomme une «sécurité ontologique» et qui ne
l'empêche nullement d'utiliser des outils, comme le magnétophone, avec une rigueur
exemplaire.
Et puis, Paul le Bohec explique, avec beaucoup de précision, comment, non
seulement il ne s'en tient pas à des recettes figées dans les champs
traditionnellement bien arpentés par la pédagogie Freinet, mais explore aussi
de nouveaux domaines de travail : la création corporelle, le chant libre,
le dessin, la peinture et, bien sûr, les mathématiques. Voilà précisément un
domaine où l'utilisation de la «méthode naturelle» n'était pas simple :
ou, plutôt, trop simple. On pouvait se contenter de calculs de base pour faire
face aux petits problèmes de la vie quotidienne… au risque d'oublier que l'on
doit, à l'école, former des mathématiciens et pas seulement des calculateurs.
Et voilà notre instituteur qui affirme qu’«il faut se désengluer du réel». Non,
encore une fois, pour revenir au formalisme, mais pour s'inscrire dans la
dynamique même des apprentissages et du développement de l'enfant. Il va donc
faire «créer» ses élèves en mathématiques, organiser des «groupes de
recherche», développer l'imagination scientifique. On est frappé de
l'extraordinaire dynamique de ce qu'il impulse. On est frappé aussi par la
rigueur de son travail, son professionnalisme, sa constante recherche des
améliorations possibles. Aucune résignation chez cet homme : mais la
volonté farouche de faire advenir de l'intelligence humaine chez chacun, quels
que soient ses handicaps réels ou supposés.
La manière dont, à cet égard, il traite la dyslexie est exceptionnelle :
il ne nie pas les difficultés de Rémi, mais il ne les renvoie pas, non plus, à
une hypothétique «nature» ou à traitement paramédical. Là encore, il part de la
«méthode naturelle» : il développe des situations d’«expression-création»
et se saisit de toutes les occasions pour faire percevoir et intégrer les codes
du langage écrit. Le résultat est stupéfiant : l'élève en échec devient un
véritable petit écrivain qui, chaque jour, tient la classe tout entière en
haleine par ses récits. La démarche de Paul Le Bohec est spécifiquement
pédagogique. Il ne singe pas la psychothérapie. Et il a raison. Mais une bonne
pédagogie peut - bien mieux qu'une mauvaise thérapie - produire des effets
thérapeutiques : «La lecture ne permet pas de guérir, dit Paul Le Bohec.
L'écriture, si.» Et il le montre…
Enfin, et parmi bien d'autres atouts de ce livre, il y a la manière dont Paul
Le Bohec parvient à prolonger son expérience d'instituteur primaire dans
l'enseignement supérieur. C'est peu de dire, en effet, que ce dernier est
réfractaire à la pédagogie et la plupart des «pédagogues» qui l'intègrent y
consacrent la fin de leur carrière à faire des cours magistraux… pour expliquer
qu'il n'en faut point faire ! Le freinétiste ne l'entend pas de cette
oreille et il a l'habitude de travailler dans un relatif isolement institutionnel.
Heureusement pour lui, d'ailleurs ! Et le voilà qui invente des techniques
d'ateliers d'écriture, qu'il pratique hardiment l'inter et la
transdisciplinarité, avant d'imaginer une méthode de co-biographies qui mérite
la plus grande attention de la part de tous ceux et de toutes celles qui
croient à l'importance de l'écriture dans la construction de la personnalité
comme dans la formation professionnelle. Une fois de plus, Paul le Bohec
parvient à associer la construction d'un dispositif et l'interpellation d'une
liberté. Autant dire qu'il est au cœur - au plus vif - du pédagogique.
J'ai commencé en affirmant que j'aurais aimé découvrir cet ouvrage bien plus
tôt. Est-ce à dire qu'il m'a été inutile aujourd'hui ? Bien évidemment
non ! Car son auteur, en des pages éclairantes, montre que la
post-modernité dans laquelle nous sommes engagés - avec son cortège de
problèmes nouveaux et de situations difficiles - rend d'autant plus urgente la
réflexion pédagogique et d'autant plus pertinente les propositions du mouvement
Freinet. Des propositions inventives, toujours en évolution, loin de tout
dogmatisme… pour une pédagogie d'aujourd'hui et de demain.
Philippe
Meirieu, Professeur à l'université
LUMIÈRE - Lyon 2.
Documents
d’accompagnement sur internet
www.amisdefreinet.org/lebohec
Chapitre IV
Albums
À l’horizon - Jean-Marie Pen-Coat - Le petit chat au bain de mer
Chapitre V
Création collective orale La chapelle en ruines
Chapitre VI
Le Journal Les Homards Bleus
Chapitre VII
Expression profonde
-Le petit oiseau : premier texte “thérapeutique”
-Le magnétophone : Histoire d’un bégaiement - Le petit balai - La
neige - Créations-discussions : invention d’un langage - Invention d’un
dialogue
-Anne
Chapitre VIII
Le chant libre
-Tâtonnement : comptines : la baleine - la petite rivière
-Premier chant libre : une improvisation de Gérard (CP)
-Chants libres de Gérard (CE1) - Partitions
Chapitre IX
Mathématiques
-La cage à fils
Chapitre X
Dessin-peinture
-Classe de Jeannette : dessins -peintures - tapisseries
-Classe de Roger Méheust : encre de chine
-Classe de Renée Méheust : pâte à modeler
-Un “cadeau” de Christian
Chapitre XI
Dyslexie
Textes manuscrits de Rémi
Chapitre XV
Jeannette
-Premier poste : Bothoa (22) 1945 - Inauguration de l’école des filles
1953
-Dernier jour de classe 1978 - Jeannette et son petit-fils 1986
Chapitre XIX
Les textes de Thalie, Monia, Adrien et de leurs camarades.
Table des
matières
I - Un métier et un milieu pratiquement inconnus, Gévezé, Le
b...a = ba ........... 3
II - Le patois, Lecture musicale, L’école et la guerre
..................................... 11
III - Orgères, Un directeur, Un poste double, Langourla
................................ 21
IV - Quatrième poste, Trégastel, Premières productions, Lettres de Freinet
et de sa femme Élise
..........................................................................................
27
V - Créations orales collectives, Productions, Origine géographique
................ 33
VI - Le journal scolaire, Méthode naturelle de lecture, Planning-lancement,
Planning-constat, Correspondance, Calcul, Le non-conseil
............................. 43
VII - Virage serré, Importantes décisions, Premier texte “thérapeutique”,
Parole orale individuelle, Action magnétophonique, Le bégaiement, Le petit
balai, La neige
....................................................................................................
55
VIII - Le chant libre, Gérard l’H., Dialogue de la mort, Nouveau départ, La
part du maître, Poésie, Musique, Clavier
............................................................... 71
IX - Méthode naturelle de mathématiques, Bachelard, Popper, Cage à fils
........ 85
X - Méthode naturelle de dessin-peinture, L’art, La thérapie, La liberté,
Volumes
..........................................................................................................
103
XI - Une dyslexie, Textes à suspense, Rencontre avec Rémi, Tâtonnement de
l’inconscient ........................................................................................
113
XII - IUT, Instauration d’un atelier de libre écriture collective,
Développement, Le travail sérieux, Bilans
............................................................................
127
XIII - Animations diverses, L’écoute musicale, L’écoute picturale, Don et
contre-don
....................................................................................................
143
XIV - Problème de la prise de parole en plénière, La co-biographie orale
collective, Le mémoire, La co-biographie par correspondance
....................................... 151
XV - Pourquoi ?, Un traumatisme psychologique, Partir de zéro, Le
développement, La famille, Jeannette ..............................................................................
163
XVI - Complexité, Maths, Coupélacabache, Babillage, Composantes
............. 175
XVII - L’actualité des idées de Freinet, Une ligne optimale de
développement, L’enseignant, Le Mouvement Freinet, Les enfants, Aujourd’hui
.................... 183
XVIII - Trajectoire de vie, Départ, Quatre santés, À chacun sa
ligne ............... 195
XIX - Une classe... unique, Expressions, Guérison ?
................................... 205
L’école, réparatrice de destins ? Autres exemples de déclics
...................... 221
Réflexions
...........................................................................................
250
Postface de Philippe Meirieu ..................................................................
251
Bibliographie
.....................................................................................
253
Documents d’accompagnement sur internet
............................................. 254
L’école,
réparatrice de destins ?
À
dix-neuf ans, je me suis trouvé embarqué dans le métier d’instituteur que je ne
connaissais pas.
Au début, je n’ai pu compter que sur mes seules ressources pour bâtir ma
pédagogie, en me basant toutefois sur une idée que j’avais trouvée dans
une revue. Mais quand, au bout de cinq années de tâtonnements, j’en ai
découvert l’auteur, Célestin Freinet, j’ai adhéré à son Mouvement et j’ai
participé aux travaux en cours.
Après vingt ans d’expérimentations, j’ai repris mon autonomie et j’ai
alors abordé des domaines qui n’avaient pas encore été explorés. J’ai même
pu poursuivre mes “recherches-inventions” à un plus haut niveau parce que,
après mai 68, j'ai été coopté par un groupe d’enseignants de
l’IUT-Carrières Sociales de Rennes.
Curieux de connaître les raisons de mon si fort investissement dans la
pédagogie, j’ai analysé ma trajectoire de vie et, dans la foulée, celle de
quelques-uns de mes anciens élèves. J’ai alors découvert que certains d’entre
eux, que j’avais cru déficients, n’étaient en fait
qu’encombrés. Grâce à la pédagogie de l’expression-création,
un nettoyage intérieur leur avait permis de devenir, à l’égal des autres,
capables de connaissance.
“L’expression, a dit Pierre Boulez, suppose un explosif. Il faut
donc un explosif et une amorce, un détonateur pour l'allumer.”
Pour moi, c’est clair : l’explosif existe en toute personne de
par ses débuts dans la vie, à travers ses incidents et ses accidents
d’enfance. Et chaque création d’une nouvelle technique pédagogique
constitue une nouvelle amorce.
Je pense en définitive que l’enseignement devrait permettre à chacun de se
construire une culture personnelle, sur la base de ses données de
départ, par le moyen de l’expression-création et au sein d'un groupe
positif.
Paul le Bohec
En décidant de s’appuyer sur la Vie et sur la nature de l’être humain, la
Pédagogie Freinet a effectué un grand pas. Mais pour que chaque enfant ait des
chances de se trouver placé sur sa ligne optimale de développement, il faut lui
offrir bien des voies de réalisation de soi.
Cet ouvrage traite de l’invention de nouvelles techniques d’enseignement et des
changements, parfois surprenants, qu’elles ont pu provoquer.
Paul Le Bohec, né en 1921, a écrit de nombreux articles et ouvrages de
pédagogie ; il a assuré des centaines d’animations pédagogiques.