- Retours ultérieurs au
village
- Célestin Freinet, un
éducateur pour notre temps
- Michel Barré
-
-
- Nous retrouverons désormais Freinet dans d'autres
contextes. Quels liens gardera-t-il avec le milieu natal qui l'a
si fortement marqué ? Il faut se rappeler que depuis 1909
il n'a plus fait à Gars que des séjours de vacances.
- Elise Freinet écrit qu'à son retour d'U.R.S.S.,
l'été 1925, il remonte dans son village pour voir
où en est l'installation électrique mise en chantier
depuis quelques mois. Il a créé là-haut un
syndicat communal et maçons, ouvriers électriciens,
paysans, apportent leur part de besogne; la source qui
dévale vers le moulin a été captée; la
petite usine électrique a vu le jour; et bientôt le
courant apportera la lumière dans chaque foyer... Cette
entente solide des travailleurs pour une oeuvre commune le
réconforte. (NPP, p. 47)
- Dans Les Dits de Mathieu, Freinet ajoute un écho
supplémentaire : Mathieu (le berger qui lui sert de
porte-parole), un jour, (...) fonda un syndicat, fit
étudier un projet, verser les fonds. Il eut contre lui,
cela va sans dire, les autorités, l'administration et la
préfecture. Et les "novateurs" de tous poils, et les
tireurs de plans se firent un jeu de gêner par leur
scepticisme la téméraire entreprise de celui qui
prétendait faire passer dans la réalité les
rêves des discutailleurs.
- Et un soir, le courant illumina le village!... La
lumière fut!... Autour des lampes égrenées le
long des rues, la jeunesse du village dansa pour fêter le
miracle enfin réalisé. La lumière
était devenue une chose publique, évidente et
définitive. Alors, les "novateurs", les tireurs de plans et
les discutailleurs en vantèrent les bienfaits. Habiles en
l'art d'exploiter le travail des autres, ils formèrent un
comité, informèrent les journaux et, à
l'inauguration officielle, on invita ceux-là même qui
s'étaient opposés au projet audacieux, préfet
en tête.
- Mais on oublia Mathieu, qui prit sa bêche et s'en alla
dans les champs soigner sa récolte à venir. Il avait
d'ailleurs eu sa récompense, puisqu'il avait fait jaillir
la lumière! (DdM. p. 165 ou T. 2, p. 200). Ce texte trouve
un prolongement (DdM. p. 168) dans La vengeance des
"réalistes".
- Au-delà de la parabole, ne peut-on percevoir aussi un
écho de l'amertume de Freinet qui, se présentant en
1936 comme candidat du Parti Communiste au conseil
général dans son canton d'origine, fut
déçu de la réaction de ses compatriotes ?
Dans ces lieux isolés, on devient vite un "estranger" ou la
victime des rivalités de clans.
- Relisons enfin le texte qu'il consacre, en octobre 52,
à un retour à son village après 13 ans
d'absence, probablement depuis le décès de son
père. Le titre insiste sur le caractère
indélébile des expériences
profondément vécues :
- Ecrit sur parchemin
- J'ai revu, après treize ans d'absence, le petit village
de Provence, aujourd'hui à moitié désert,
où s'est passée mon enfance. Je n'ai pas eu besoin,
pour m'y retrouver intimement, ni de sortir mon calepin comme
lorsque je suis en commission en ville, ni d'emporter des manuels
précis sur les observations que l'école aurait pu,
autrefois, m'imposer.
- La reconnaissance, la renaissance en moi des souvenirs est
moins une question de mémoire que d'atmosphère, de
sentiment, d'affectivité et de vie. Quand je revois les
vieilles maisons blotties au pied du rocher, lorsque je
perçois - tous sens mêlés - le murmure
éternel de la source tombant en cascade parmi les ronces,
le bruit du moulin où l'eau tourne aujourd'hui à
vide parmi les décombres ; quand viennent vers moi des
hommes et des femmes que treize ans d'événements ont
marqués et vieillis, mes souvenirs réapparaissent -
tous sens mêlés - avec une fidélité
totale, comme si défilait devant ma pensée un film
magique du passé ressuscité. Rien n'est
oublié : ni cette rainure dans la pierre du parapet, ni la
hauteur des marches devant la porte de ma demeure, ni cet anneau
dans le mur où nous accrochions symboliquement nos
prisonniers, ni les gestes rituels de la fournière tirant
les fougasses chaudes dont nous détachions goulûment
les premiers bras.
- Les psychologues vous diront que la mémoire a besoin,
pour se meubler, d'éléments durables, d'observations
précises et méthodiques. Je n'en ai point
été privé dès l'école. Le
procédé ne m'a pas réussi. La trace s'est
estompée jusqu'à devenir insaisissable comme ces
écrits modernes dont l'encre pâlit puis s'efface,
alors que la vie a tout scellé en ma mémoire avec
une précision et une indélébilité de
parchemin. (DdM. p. 87 ou T2, p. 154)
-
- retour
suite