- Une patiente observation des
enfants
- Célestin Freinet, un
éducateur pour notre temps
- Michel Barré
-
- Les extraits qui suivent ont une histoire. Parmi les archives
pédagogiques sauvées en 1986, se trouvaient
essentiellement des éditions, des circulaires, des journaux
scolaires et des dessins. En triant et classant tous ces
documents, je découvris des copies, sans nom d'auteur,
d'observations d'un même enfant échelonnées
sur plusieurs années. Le prénom, Joseph, faisait
penser à un petit élève de Bar-sur-Loup
évoqué dans NPP (p. 19 à 23), mais un
prénom ne constitue pas une preuve. D'autre part, si le
style des notations pouvait rappeler celui de Freinet, comment
expliquer qu'un tel document soit resté si longtemps
inédit et, en tout cas, ignoré?
- Devant l'intérêt de ces observations, quel qu'en
ait été l'auteur, je décidai de les publier
dans le bulletin des Amis de Freinet, en espérant que l'un
des plus anciens lecteurs, compagnons de la première heure
de Freinet, pourraient nous aider à en savoir plus.
Quelques semaines plus tard, Madeleine Freinet elle-même
confirma, photocopie d'une note manuscrite à l'appui, que
son père était bien l'auteur de ces notes, sans
préciser s'il en existait d'autres dans ses archives. Il ne
fait donc plus de doute que ces observations concernent le petit
Joseph de Bar-sur-Loup. Comme elles commencent dès sa
petite enfance, bien avant son admission à l'école,
leur rédaction pourrait s'échelonner durant presque
tout le séjour de Freinet à Bar-sur-Loup (de 1920
à 1928). Ces notations qui semblent préfigurer
certaines pages écrites, vingt ans plus tard, dans Conseils
aux parents, L'Education du travail et Essai de psychologie
sensible, ne pouvaient rester inconnues. En voici quelques
extraits :
-
- Il y a des enfants que les parents élèvent. Ils
leur apprennent à manger en leur mâchant parfois les
aliments ; ils les habituent patiemment à parler, à
marcher.
- Car, que serait l'enfant faible et désarmé sans
le secours de sa mère et de son père?
- Il mourrait! ou resterait muet et estropié!
- Eh! bien, Joseph n'a pas de père. Sa mère l'a
mis au monde un jour sans que nul, dans le village ne s'en
émût. Et l'enfant poussa, avec sa maigre ration de
lait que lui donnait honteusement sa mère.
- Et quelques mois après, Joseph descendait dans la rue
à quatre pattes, au risque de se tuer cent fois en roulant
les quatre marches d'escalier qui, de la maison, débouchent
sur la place.
- Mais quelle bonne maman que cette place! Avec, pour tout
vêtement, une robe translucide et déchirée qui
lui sert de chemise et de tablier, Joseph prend corps avec la
place. Il est là, assis dans la terre, les formes
grassouillettes de son derrière nu se meurtrissant aux
petits cailloux pointus. Il prend le sable à pleine main et
le fait tomber sur sa tête en une jolie cascade qu'il admire
avec sa figure épanouie... Et le sable parsème ses
belles boucles blondes, vierges et pouilleuses, que le fer ni le
peigne n'ont encore touchées.
- Il porte à la bouche tout ce qui tombe sous sa main. Si
c'est bon, il le savoure, même si les gens, autour de lui,
font une effroyable mine de dégoût. Si c'est mauvais,
il a toujours le temps de le repousser et de le faire tomber sur
le devant de sa robe d'où il le chasse avec sa main, geste
de coquetterie.
- Tel qu'il est, petit sauvageon dégoûtant, on
l'admire. On admire ses beaux yeux noirs pétillants; on
admire surtout sa patience et son sans-gêne...
- La nature est tout de même une bonne mère. Toutes
les saletés que Joseph a ramassées et mangées
ne l'ont pas tué ; au contraire, regardez ses bonnes joues
d'enfant Jésus. Les charrettes et les automobiles ne l'ont
pas écrasé non plus... et dieu sait s'il en passe
pourtant!
- Mais cet enfant ne peut pas prospérer! Personne ne
s'occupe de lui. Sa mère le connaît à peine,
comme la chatte qui court après les mâles. Une
vieille grand mère qui a bien d'autres soucis, le couche le
soir, le lève le matin et lui donne le jour quelques
morceaux de pain.
- Et pourtant Joseph pousse.
- *
- Il s'est dressé sur ses pattes!
- Pourtant, personne ne l'a accompagné durant de longues
journées dans une marche difficile et hésitante. Et
le voilà droit! Il marche! S'il tombe, ma foi!... il se
ramasse... Il pleure d'abord à plat ventre, la bouche et le
nez dans la terre. Il pleure très fort comme tous les
enfants, espérant peut-être que quelque
divinité viendra le relever et le consoler.
- Et puis, il ouvre ses yeux tout brillants de larmes. Des
paillettes brillent dans le sable; un petit bâton noir le
tente... L'enfant les saisit à pleine main, les remue, les
jette et les reprend. Il est encore à plat ventre comme il
était tombé, mais il ne pleure plus ; il ne se
souvient plus même d'être tombé... Et il
gazouille... Il parle à la terre sa mère, à
la branche son amie.
- Il remue enfin. Mais c'est pour se coucher sur le dos cette
fois. Sa robe s'est repliée sous les épaules et on
voit le corps comme un ver nu. Joseph, jambes en l'air, s'en
soucie bien peu. Il est maintenant occupé à faire
cascader sur son ventre chaud le sable frais qui brille et danse
au soleil.
- *
- Il commence à courir vers la campagne. Et, si la
grand-mère ne veut pas l'emmener, il se couche sur le dos,
en dressant ses jambes en l'air et criant à tue-tête,
comme s'il allait mourir. Et peut-être bien qu'il souffre
beaucoup de ne pouvoir quitter la place pour les champs où
il serait si bien.
- Les occupations ne lui manquent pourtant pas.
- Il a quelques vieilles boîtes de conserve
rouillées, aux bords échancrés. Avec ces
ustensiles, il porte de la terre dans un coin du parapet ; puis il
va chercher de l'eau à la fontaine toute proche et il passe
de longs instants à faire couler l'eau sur le sable qu'elle
entraîne. La petite rivière disparaît entre
deux pierres. Et c'est toujours avec le même
frémissement de joyeuse attente qu'il la voit
reparaître au-dessous.
- Quand il a soif, ces boîtes qui ont contenu tant de
choses font office de verre. Et parfois, comme pour donner un peu
plus de goût à l'eau claire, il la parsème de
sable et la remue avec un bâton souillé. Puis il boit
avec délices.
- *
- C'est l'automne : les feuilles sèches s'entassent au
pied des murs.
- Joseph en prend d'énormes brassées et les porte
consciencieusement dans un coin entre deux branches formant
berceau. Sans se lasser, il répète son geste
jusqu'à ce qu'une bonne couche fasse un lit moelleux. On
croirait voir un petit primitif préparant son repos de la
nuit. Et de fait Joseph s'allonge avec volupté dans son lit
dont les feuilles crissent. Puis plus rien ne bouge. Un instant
Joseph a fermé les yeux. Il joue tout seul à
l'enfant endormi.
- Un oiseau gazouille, une poule gratte tout près de
l'eau. Debout, voici le matin.
- Il se dresse, se secoue, éparpille les feuilles et s'en
va à une autre occupation.
- *
- Et voici l'hiver.
- Malgré le vent froid, De bonne heure, Joseph redescend
les marches de l'escalier. Il joue avec le vent qui enfle ses
jupes et mord à même dans ses cuisses
grassouillettes. Mais Joseph chante.
- A-t-il froid ? Souffre-t-il ? On ne peut le dire. Il doit bien
sûr sentir la bise qui pique. Mais il considère
peut-être que c'est là un petit mal naturel, comme la
main de la mère qui frappe, comme la pierre qui le blesse
quand il tombe. Si la douleur est trop vive, il pleure un instant,
puis reprend sa vie.
- Le garde a entassé les dernières feuilles et les
a allumées. Joseph tourne un instant dans la fumée
âcre; puis s'approche du foyer. Il souffle et voit en effet
le feu incolore qui grignote les feuilles sales. Plus il souffle
fort, plus le feu mord à grandes bouchées.
- Remuons un peu ! Mettons un peu de papier, c'est bien plus
amusant.
- Voici un tison. Joseph souffle bien, car le voilà bien
embrasé. Il regarde un peu à droite et à
gauche. Personne de suspect. Prestement il emporte le tison dans
un coin derrière la coopérative; il approche
fébrilement des brindilles et du papier. Il souffle.
- Le beau feu flambe. Et Joseph, les bras levés, chante
un hymne au feu qu'il a maîtrisé et asservi.
- *
- Ah! ces bonnes soirées d'hiver devant le feu qui
brûle la face ! les paisibles dîners, à la
lueur d'une bonne flambée ! les veillées dont le
souvenir nous est si doux à tous !
- Hélas! Joseph n'a rien de tout cela. Ce qu'il a au
juste, je n'en sais rien car je n'ai jamais
pénétré dans sa maison. Mais je sais que le
bois est rare - et plus rare encore la place pour la nombreuse
famille. Il y a le grand-père que Joseph appelle "son
père"; la grand-mère qui est "ma mère"; la
mère qui est on ne sait quoi pour lui; un frère et
une soeur qui ne savent que crier de leur voix
éraillée. Ils ont à tous une cuisine et une
chambre.
- Calme de la maison paternelle!
- Le soir, vers 7 h, j'entends souvent Joseph qui pleure de
toute son âme. Savez-vous ce que c'est que pleurer de toute
son âme? Tout le corps, tout le cerveau est secoué
alors par une peine accablante, une peine qui vous ferait mourir.
Les hommes sentent encore cela quand un malheur
épouvantable les atteint.
- Ce soir Joseph pousse des sanglots de malheureux.
- Et brusquement, dominant les sanglots, les arrêtant un
court instant, la voix de la mégère - de la maman -
crie : - Ah! r.r.r! Tu vas voir ce que je te fais
là-dessous!
- Et je devine Joseph sous le noir de la table,
frémissant de terreur et d'angoisse.
- Un instant après, la porte s'ouvre. Joseph descend dans
la rue, une bouteille au bras et se dirige vers la coopé.
- - Un litre de vin...
- Et il s'en retourne en traînant ses savates. La porte se
referme et assourdit à nouveau le continuel bruit de
disputes.
- *
- Joseph n'a pas de bonne maman, mais Joseph a un chat. C'est un
joli chat noir qu'il prend dans ses bras et serre très fort
contre la poitrine. La chat confiant miaule, on ne sait trop si
c'est de douleur ou de plaisir. Il allonge sa tête
jusqu'à la figure de Joseph qui l'embrasse à pleine
bouche.
- Joseph fait la course avec son chat. Il l'emporte jusqu'au
parapet. Là il le lâche brusquement, et tous deux,
pieds nus, courent à toute vitesse vers la maison. Parfois
Joseph - car il est leste - arrive à attraper la queue du
chat. Celui-ci s'arrête alors, désappointé, et
sa minauderie semble dire : recommençons !
- Cette fois - peut-être le chat a-t-il à dessein
accéléré sa course -, cette fois, Joseph est
bien en arrière. Et voilà déjà le chat
sur le pas de la porte où il attend Joseph.
- Tous deux s'en vont à la maison où ils partagent
une croûte de pain.
- *
- Joseph a grandi et il est à l'école. Tout
l'intéresse d'abord sauf la classe.
- Le chat à l'école
- Il y a une petite souris dans le placard de l'école.
Elle ronge le papier. Il faut l'attraper. Joseph s'offre pour
débarrasser et chercher la souris. Il suit avec attention
les traces diverses, comme un chat. Mais il n'a rien vu.
- On lui a suggéré d'apporter son chat. D'abord il
était décidé. puis il a
réfléchi : son chat languira tout seul là. Il
sera mal, il aura froid.
- - Oh! je peux pas l'apporter, il ne veut pas.
- Et il n'y a rien à faire. Car ce soir, quand tout
criera dans la maison, il caressera le chat. Il s'endormira en le
tenant dans les bras.
- Je n'ai pas voulu le priver de cette consolation.
- Finalement, son frère a apporté le chat pour
manger la souris de notre placard. Lui ne voulait pas. Et, au
moment de sortir, il lui a jeté un dernier coup d'oeil
compatissant.
- Le matin, Joseph était là de bonne heure.
- - Je ne sais pas s'il a dormi dans un bureau.
- Le chat s'était couché tranquillement sur la
chaise.
- *
- Hiver
- Derrière la coopérative, ils sont cinq ou six
autour d'un petit tas fumant de brindilles. Ils ont mis deux
pierres avec, dessus, un petit entonnoir qui est la
cheminée. Et chacun, à tour de rôle,
s'époumone à souffler. Et quand le souffle ou la
fumée fait chavirer l'entonnoir, ils s'écartent et
frissonnent de peur.
- Le feu brûle maintenant... Puis il reste un peu de
braise. Joseph va prendre chez lui quelques châtaignes et
les enterre sous la cendre.
- Ce jour-là justement, il y avait encore un peu de
neige. Mais Joseph et Ginetto surveillaient les châtaignes
qui rôtissaient. Mais on est rentré (en classe) et
les châtaignes n'étaient pas encore cuites.
- Et pendant que les autres pensaient au bonhomme de neige, eux
avaient l'esprit et la bouche pleins de châtaignes
rôties et brûlées.
- *
- Joseph accourt avec une poignée de brindilles dans la
main. Et les autres enfants, grands et petits, le suivent. Ils
sont tous là maintenant, accroupis sous un recoin du mur et
un peu de fumée monte par instant. Celui qui vient de
souffler se redresse en s'essuyant les yeux, inspecte le chemin et
le champ, puis s'accroupit pour suivre en frémissant les
progrès du feu.
- Tout d'un coup, un flottement étrange se produit dans
le groupe attentif. Joseph se dresse aussi, regarde et remarque
tristement :
- - Va, il ne nous dit rien!...
- Mais tout de même, par prudence, il ramasse son
bâton, son chapeau qu'il avait sur les genoux, un gros
rouleau de papier, et, lentement, sans rien dire, s'en va en
suivant le mur et disparaît dans une ruelle. Les autres
n'ont pas même fait de réflexion. En bons moutons
craintifs, ils ont suivi Joseph, les pieds sur ses talons et ont
disparu de même.
- Le feu est seul maintenant et s'éteint... Le gendarme
passe, sans regarder même, et sans se douter qu'il vient de
faire fuir Joseph et ses servants.
- *
- Je rappelle à Joseph que, lorsqu'il était petit,
il ne voulait pas venir à l'école. Joseph
répond :
- - Oui, mais j'avais un hanneton dans le trou d'un mur et il
fallait que je le surveille. Alors je ne pouvais pas venir
à l'école.
- *
- - Oh! Monsieur, il est entré une grosse bête dans
le placard. Et il ouvre, cherche avidement comme un chien de
chasse. Il découvre enfin une sorte de petit mille-pattes
qu'il jette sur le parquet.
-
- retour
suite