- Voyage en URSS
- Célestin Freinet, un
éducateur pour notre temps
- Michel Barré
-
- Comme ce voyage s'inscrit dans la logique des
précédents (Hambourg, Montreux), je l'inclus dans ce
chapitre, mais la rigueur chronologique m'obligera à
revenir en arrière au chapitre suivant.
- En 1925, le syndicat pan-russe des Travailleurs de
l'Enseignement lance une invitation aux instituteurs d'Europe
occidentale. Une cinquantaine d'entre eux seront pris en charge
pendant leur séjour par les syndicalistes
soviétiques. Par contre, les frais de passeport et de
voyage jusqu'à la frontière (2000 F de
l'époque) seront à la charge des invités. Le
Syndicat National des Instituteurs (réformiste) n'en a pas
informé ses syndiqués, mais la
Fédération de l'Enseignement a fait paraître
plusieurs articles à ce sujet dans L'Ecole
Emancipée. Freinet se porte candidat au voyage.
- Dans la délégation, se trouvent quatre
Allemands, un Luxembourgeois, un Belge, tous
socio-démocrates, une Italienne communiste, cinq
Français, dont un seul communiste (Boyer) et les autres
sans parti (Blutte, Wullens, Françon et Freinet).
- Nous connaissons ce voyage d'après deux textes
publiés en 1927 par la revue de Wullens Les Humbles : l'un
est de Wullens lui-même, intitulé Paris-Moscou-Tiflis
(P.M.T., 232 p.), l'autre de Freinet : Un mois avec les enfants
russes (M.E.R., 57 p.). Certains lecteurs des deux textes m'ont
dit avoir été déçus par la brochure de
Freinet face au livre de Wullens. C'est, à mon avis,
oublier qu'ils n'ont ni la même ampleur, ni, surtout, le
même but.
- * Les lecteurs pourront lire l'analyse que donne Michel Launay
du livre de Wullens dans Actualité de la pédagogie
Freinet (Presses Universitaires de Bordeaux, 1989), pp. 53
à 62.
- Pour Wullens, le propos est clair : malgré ses
réticences, il est allé voir sur place et a
été convaincu des transformations positives
opérées par la révolution soviétique.
Il en fait la démonstration, sans cacher quelques critiques
légères mais en montrant leur faible poids par
rapport à l'ensemble. Au total, le témoignage
"globalement positif" d'un militant politique, salué comme
tel par la presse communiste de l'époque.
- Pour Freinet, l'objectif est différent : Des relations
de voyage à l'usage des éducateurs ont paru dans
divers journaux pédagogiques. J'ai pensé que nos
grands élèves, ceux qui commencent à
s'intéresser à l'organisation sociale -- à
l'école ou dans la vie -- ne devaient pas être
oubliés. Je leur dédie aujourd'hui ce modeste compte
rendu .
- Je ne retiens de Wullens qu'un passage montrant la
volonté de Freinet de ne pas se contenter des visites
organisées : Van de Moortel, fouinard et
indiscipliné, ayant cru discerner une école dans le
bâtiment voisin, a traversé la haie de clôture
suivi par Freinet. Un quart d'heure d'attente, les camarades
russes s'impatientent, craignent d'arriver en retard,
prétendant que nous aurons le temps de voir des
écoles, que cela n'est pas prévu au programme
d'aujourd'hui, qu'il est l'heure de rentrer, etc. Van de Moortel
et Freinet finissent par arriver, radieux. Ils sont entrés
dans une grande salle de jeux où il y avait un piano. Van
de Moortel a joué "l'Internationale" et de toutes les
chambres, de tous les coins du jardin sont accourus des petits
bonshommes à la face camuse, au teint bronzé :
jeunes Tartares, orphelins, ayant failli mourir de faim lors de
l'inondation de la Volga. Accueil enthousiaste des gamins aux
grands camarades d'Occident. Cordialité des maîtres
se désolant qu'on les surprenne dans une école en
vacances, exhibant à la hâte journaux muraux,
cahiers, diagrammes, travaux des élèves, etc.,
toutes choses que nous allions retrouver dans les écoles,
les jours suivants, mais qui là, dans cette école,
non préparée, où nul ne nous attendait,
existaient pareillement. Le cortège se remet en route,
salué par les acclamations de tous les hôtes de la
maison. Un épisode semblable se déroule, à
l'occasion d'une panne de voiture, avec la visite inopinée
mais très chaleureuse d'un internat pour fillettes
"arriérées".
- Wullens et Freinet ont tous deux été
subjugués par l'immense défilé de la
journée internationale des Jeunesses Communistes, le 6
septembre à Léningrad. Après avoir dit qu'ils
s'étaient arrangés pour arriver vers la fin,
mésestimant le retard de la manifestation, Wullens
reconnaît : Ma foi, il nous enthousiasma plus que nous ne
l'avions cru : ces milliers de jeunes gens et de jeunes filles,
fraternellement unis, avec leurs drapeaux rouges et leurs
pancartes aux inscriptions vibrantes, voilà l'avenir de la
révolution ! Ces jeunes générations qui
montent et remplacent peu à peu les adorateurs
d'icônes et les serviteurs du tsar, voilà qui peut
donner confiance (PMT, p. 71). Cet enthousiasme ne
l'empêchera pas de trouver rapidement qu'il s'agit là
en fait de nouvelles icônes et d'un nouveau tsar. Son
antistalinisme le poussera même à déclarer
dans Les Humbles en 1938, après les accords de Munich,
qu'Hitler est beaucoup moins dangereux que Staline et le fera
verser plus tard dans la presse de la Collaboration.
- Freinet, familier du carnaval de Nice, apprécie de
découvrir qu'un défilé de chars peut avoir un
contenu social et éducatif (MER, p. 21). Il reste
éberlué devant le déferlement de cette foule
(120 000 jeunes, affirment les guides).
- Nos deux témoins s'intéressent au journal mural,
affichage de propagande interne, utilisé aussi bien dans
les usines que dans les écoles. Wullens s'acharne à
en ramener en France des exemplaires (PMT, p. 81). Freinet de son
côté (MER, p. 15), découvrant l'importance de
la communication par affichage, lui donnera un autre contenu :
d'abord exposition de documents, préparés par les
élèves ou envoyés par leurs correspondants,
et, plus tard, il appellera "Journal mural" l'expression publique
par écrit des souhaits, critiques ou félicitations
des enfants.
- L'essentiel de sa brochure est consacré à
l'éducation des enfants soviétiques. En plaisantant
légèrement, on pourrait dire que Freinet admire
surtout en URSS l'application des pédagogies anglo-saxonnes
modernes. J'exagère à peine car il utilise des
termes n'ayant rien de russe : les clubs (p. 29), le
self-government (p. 23), le Dalton-Plan, méthode
américaine de travail individualisé (p. 32). En
fait, il confirme ses propos de Clarté : seule la
révolution sociale donne sa véritable portée
à l'éducation nouvelle, contradictoire avec
l'injustice et l'exploitation de l'homme qui fondent le
système capitaliste. Même point de vue dans son
article de L'Ecole Emancipée (n° 7 du 8 novembre 25),
Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique
qu'il conclut ainsi : Ce qui doit pourtant réconforter les
chercheurs d'Occident, c'est de constater que les Russes ont
recommencé nos expérience sur une vaste
échelle. L'identité des résultats nous prouve
que la pédagogie d'avant-garde occidentale est dans la
bonne voie et elle nous encourage à continuer nos efforts
pour préparer, en régime capitaliste,
l'avènement de l'école du peuple.
- Alors que certains l'accuseront plus tard de prétendre
changer la société par la pédagogie, Freinet
considère, au contraire, qu'il n'existe qu'une seule
éducation fonctionnelle, conforme aux besoins des enfants
et de la vie sociale. C'est seulement par l'éducation de la
liberté (ni par l'endoctrinement - quel qu'il soit - , ni
par le laisser-faire) que l'on forme des êtres libres,
capables de décider de leur destin collectif et personnel.
Dans les régimes d'injustice sociale, une telle
éducation n'est tolérée que pour une
minorité de privilégiés, dont elle renforcera
l'emprise sur les masses n'en ayant pas
bénéficié. Il faut donc démocratiser
cette éducation en la généralisant, mais on
ne peut faire l'économie de la révolution sociale
qui seule lui donnera une perspective.
- Pour l'heure, Freinet assiste en URSS à un vaste
brassage de pratiques éducatives qu'il approuve. Cela
contribue sans doute à son adhésion au Parti
Communiste dont je ne peux fixer la date précise en
1925-26. On observera bientôt un gel de toutes les
expériences admirées et la mise en place d'une
pédagogie encore plus dogmatique et contraignante que celle
que Freinet condamne en France. Il ne remettra pas pour autant en
question son choix politique, car il considère l'abolition
du capitalisme comme déterminante, mais il ne cessera de
répéter qu'il rejette tout endoctrinement parce que
c'est la manière la plus bête et la plus inefficace
de former des hommes.
- Curieusement, ni Wullens, ni Freinet ne citent le nom de
Pistrak dont ils doivent avoir visité l'école
expérimentale du Narkompross à Moscou, si l'on en
croit Van de Moortel dans sa courte préface de la
première traduction française du livre de ce
pédagogue de pointe de l'école soviétique
d'alors : Les problèmes fondamentaux de l'école du
travail (réédité en 1973 chez Desclée
De Brouwer). Freinet semble pourtant influencé par cette
expérience lorsqu'il construit sa propre pédagogie.
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