- Des échos de presse sur l'imprimerie
à l'école
- Célestin Freinet, un
éducateur pour notre temps
- Michel Barré
-
- De novembre 25 à juillet 26, Freinet n'écrit pas
moins de cinq articles pour L'Ecole Emancipée. Sans doute
parce que sa priorité est d'amener les lecteurs, tous
instituteurs, à modifier leurs pratiques, il adopte un ton
beaucoup moins idéologique que dans ses articles
précédents et il reste très près des
réalités de la classe. Sous le titre Une
expérience d'adaptation de notre enseignement :
L'imprimerie à l'école, il montre (EE n°7, du 8
nov. 25) comment, à partir de leurs textes, les petits
apprennent à lire en se passionnant. Sous le même
titre, il répond ensuite (n° 8, du 15 nov.) aux
objections de coût, de nombre d'élèves, de
respect des programmes. Un peu plus tard (EE n° 36, du 6 juin
26), il insiste sur la nécessité de lier texte
manuscrit et texte imprimé. Il évoque pour la
première fois l'unité que créerait
l'élévation graduelle du langage à
l'écriture et à la lecture, cette unité qui
existe dans l'éducation familiale qui fait monter l'enfant
lentement, mais sans arrêt, du premier balbutiement au
langage correct. Puis (n° 37, du 13 juin), il compare son
utilisation de l'imprimerie avec celle de Decroly, Cousinet ou
avec le matériel didactique Montessori. Il la compare
également avec la polycopie et la machine à
écrire. Enfin (n° 40, du 4 juillet), il tire un
premier bilan pour sa classe et celle de Primas à
Villeurbanne. Il annonce qu'à la rentrée, six
écoles au moins imprimeront et participeront aux
échanges. Il invite les lecteurs à lui demander tous
renseignements complémentaires. C'est grâce aux
articles de L'Ecole Emancipée que viennent se joindre les
premiers adeptes de l'imprimerie, tous militants engagés,
même si leurs convictions politiques sont diverses
(anarcho-syndicalistes, communistes dont certains deviendront
trotskistes, socialistes et quelques chrétiens
progressistes). La plupart ont combattu, souvent courageusement,
en 14-18 et sont revenus résolument pacifistes.
- Jusqu'alors, Freinet s'est fait lui-même le
propagandiste de sa nouvelle pratique. En juillet et août
26, d'autres parlent de son expérience et, fait plus
étonnant, dans la presse d'information. Le dimanche 4
juillet, paraît dans le très sérieux et
très bourgeois quotidien parisien Le Temps un article
intitulé A l'école de Gutenberg . Comment Freinet
a-t-il rencontré le journaliste qui signe d'un V ? Ce
dernier ne se contente pas de décrire le côté
pittoresque auquel s'attachent souvent ses collègues, il se
livre à une analyse de la démarche de Freinet :
- Ce psychologue a remarqué qu'un enfant ressent une
impression forte et durable lorsqu'il voit sa pensée
imprimée. Il y a là une transposition dans un plan
nouveau, une transmutation de valeur et, si l'on peut dire, une
transfiguration que connaissent bien les écrivains et qui
permet assurément à un maître intelligent
d'exercer sur l'imagination et sur la volonté d'un enfant
une action extrêmement énergique. (...) L'imprimerie
confère à un mot une dignité dont les enfants
doivent ressentir profondément le prestige. Couler sa
pensée dans du métal, c'est lui assurer une
apparence flatteuse de solidité et de
pérennité. (...) Travailler pour l'imprimerie
constitue une opération de l'intelligence très
différente de celle qui consiste à noircir un cahier
scolaire. On choisit ses mots avec infiniment plus de soin et de
respect lorsqu'on songe qu'ils vont recevoir les honneurs de la
composition. (...) L'instituteur des Alpes-Maritimes a
utilisé fort ingénieusement tous ces secrets
mouvements de notre instinct. (...) Quel journaliste refuserait de
saluer avec sympathie une initiative qui rend hommage à ce
qu'il y a de plus mystérieux, de plus troublant et de plus
fort dans la technique quotidienne dont il se sert pour saturer
l'air que nous respirons de particules de sensibilité et
d'intelligence ?
- On s'est longtemps interrogé sur l'identité de
ce V., journaliste de journal conservateur qui s'enthousiasme sur
une innovation pédagogique. Jusqu'au jour où Victor
Acker trouve dans un dossier du ministère une lettre du
secrétaire d'Emile Vuillermoz qui recherche l'adresse de M.
Freinet pour lui transmettre une lettre qu'il a reçue
à la suite de son article du journal Le Temps. Il me
téléphone pour me demander qui est cet Emile
Vuillermoz. L'énigme s'éclaire brusquement : ce
n'est pas un vulgaire journaliste qui est allé visiter
Freinet dans sa classe, mais un critique musical connu et
respecté qui a réagi en artiste, comme Barbusse et
Romain Rolland.
- Un tel article en suscite d'autres. Le journal bourgeois
régional, L'éclaireur de Nice et du Sud-Est, ne veut
pas rester à la traîne et méconnaître
une possible gloire locale, découverte par un
confrère parisien. Il s'empresse de publier le 6 juillet,
sous le titre : Un procédé moderne d'enseignement,
l'éducation par la typographie, un article plus long et
très descriptif de G. Davin de Champclos, illustré
de deux photos : l'instituteur au milieu de cinq de ses
élèves et, en médaillon, le portrait de
Freinet. A son tour, Comoedia, hebdomadaire parisien que rien ne
destine à parler de pédagogie (sinon le fait que
Davin de Champclos en a été le collaborateur avant
de s'installer sur la Côte d'Azur), publie dans son n°
du 23 juillet des extraits de l'article précédent
sous le titre : Pédagogie en action: Des écoliers
deviennent imprimeurs . Les choses sont claires, c'est la fibre
artistique qui a réagi chez ces amis de Vuillermoz.
- D'autres journaux font écho à l'innovation mais
tous ne partagent pas l'enthousiasme du journaliste du Temps.
Ainsi, dans Le Républicain Orléanais du 21 juillet,
un certain P.B. écrit dans un entrefilet L'Ecole de
l'imprimé : Nous sera-t-il permis d'être moins
enthousiaste que notre confrère? (...) quel sera le
résultat fréquent du procédé? C'est de
donner aux enfants la terrible passion de l'imprimé, de les
introduire dans le domaine enchanté des lettres, de leur
pendre au coeur l'écritoire diabolique. Il ne faut rien
faire devant les enfants. Petit "imprimé" deviendra grand.
Il voudra faire un roman, comme tout le monde, écrire des
articles dans les journaux, ou sur les murs des professions de
foi. (...) Quand l'école assiègera les
éditeurs, le Temps regrettera les temps révolus
où, avant d'écrire, on apprenait à lire!
- Le quotidien milanais Corriere della Sera va plus loin dans la
critique. Il se méprend d'ailleurs en croyant qu'il s'agit
d'imprimer une anthologie des meilleures rédactions. Il
conclut : L'enseignement et l'art sont deux choses bien
différentes qui vont rarement ensemble. Tant que les
enfants sont restés éloignés de l'art, ils se
sont contentés de l'école ; mais quand ils sauront
que, fermant le syllabaire, ils auront le droit de laisser de
côté la grammaire et de conquérir quand
même l'immortalité, ils délaisseront les
programmes, les horaires, le travail et ne cultiveront que la
petite plante de la vanité ; et c'est vous, Monsieur F. qui
l'aurez semée. Quel remords! Pour donner chaque
année une cinquantaine d'écrivains, bons ou mauvais,
à la France, vous aurez étouffé dans l'oeuf
un tas d'éléments qui seraient devenus d'excellents
coiffeurs, entrepreneurs ou charcutiers. Il est bon d'aimer les
Muses, mais il ne faut pas faire en sorte que d'ici dix ou quinze
ans, on ne puisse plus trouver, dans les Alpes-Maritimes, à
se faire faire la barbe ou rapetasser les chaussures. Et s'il n'y
a plus de charcutier, à quoi serviront les feuilles de
l'anthologie ?
- On a rarement aussi bien résumé la
mentalité obscurantiste et l'esprit de caste. Ce qui
surprend, c'est de retrouver le 21 août, sous le titre : Le
maître imprudent, la traduction de cet article italien dans
Le petit Niçois , quotidien régional de gauche.
Freinet riposte aussitôt : Je n'ai jamais eu la
prétention de faire de mes élèves des
écrivains, ni même de futurs imprimeurs. Au lieu de
les contraindre à lire sur des livres écrits par des
adultes des histoires ou des pensées qu'ils ne comprennent
jamais parfaitement, je les invite simplement à imprimer
leurs propres pensées, à raconter et à fixer
ce qu'ils voient autour d'eux, y compris le travail des coiffeurs,
des entrepreneurs et des charcutiers. Ce faisant, je ne
prépare pas des citoyens dociles pour un quelconque
régime d'exploitation fasciste (le journal italien, dont
l'article est traduit, vit sous la coupe du régime
mussolinien). Je voudrais surtout contribuer à
développer davantage le bon sens des fils de travailleurs.
J'espère que, devenus grands, mes élèves se
rappelleront ce que sont les feuilles imprimées : de
vulgaires pensées humaines, hélas! bien sujettes
à erreur. Et, de même qu'ils critiquent, aujourd'hui,
leurs modestes imprimés, je souhaite qu'ils sachent lire et
critiquer, plus tard, les journaux qu'on leur offrira. Je n'aurais
pas relevé cette négligence du Petit Niçois,
si ce journal ne s'était attaché, depuis longtemps,
à défendre l'Ecole et ses maîtres. Car
l'opinion d'un journaliste retardataire m'importe bien moins que
l'appréciation de mes collègues qui, attelés
à cette même tâche d'éducation
populaire, savent juger les résultats pratiques de mon
expérience.
- Bien sûr, on peut expliquer la réaction du
journal de gauche par sa rivalité avec le journal de droite
et rappeler qu'en revanche, lors de l'affaire de Saint-Paul, c'est
Le petit Niçois qui défendra Freinet contre les
attaques de L'Eclaireur de Nice. Il faut pourtant pousser plus
loin l'analyse. Face à une innovation, la droite politique
ne réagit pas toujours négativement. Certes, elle
manifeste souvent une indifférence obtuse, mais parfois
aussi une curiosité amusée, intéressée
dans tous les sens du terme, en se disant qu'il y a
peut-être là quelque chose à
récupérer. L'autorité morale de Vuillermoz a
suffi à briser les préventions bourgeoises.
- La gauche se méfie a priori des innovations qu'elle n'a
pas elle-même revendiquées ou organisées et,
partant du principe qu'un changement qu'elle ne dirige pas ne peut
être que suspect, elle tend à se montrer
spontanément conservatrice. Ce qui ne l'empêche pas
de prendre parti devant les enjeux les plus graves, mais (on l'a
vu à plusieurs reprises, dans le cas de Freinet) sans se
départir d'une grande méfiance à
l'égard de toute remise en question fondamentale, surtout
lorsqu'il s'agit du droit de tous à l'expression et
à la liberté critique.
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