- Une documentation pour les enfants Plus de
manuels scolaires
- Célestin Freinet, un
éducateur pour notre temps
- Michel Barré
-
- Fin 1928, Freinet publie sous ce titre son second livre
pédagogique. En fait, il consacre peu de place à la
critique des manuels, il préfère proposer une
alternative centrée sur l'expression libre des enfants et
l'imprimerie. Pourtant, si son argumentation contre les manuels
reste embryonnaire, il a l'intuition qu'il s'agit là d'un
des points de blocage de la pédagogie (et ce blocage
subsiste toujours).
- Dans la revue Pour l'ère
nouvelle,
organe
de la Ligue d'éducation nouvelle (n° 46, avril 29), E.
Delaunay réagit négativement : Si nous n'avons
pas le droit d'empêcher un progrès de se
réaliser, nous avons le devoir de ne pas nous laisser
entra”ner dans des voies aventureuses.
Le leitmotiv n'a pas
changé selon lequel il existe de mauvais manuels,
l'important étant d'en choisir de bons. La critique de
Freinet est plus radicale : tout manuel, distribué en
autant d'exemplaires que d'élèves, est un carcan et
un outil totalitaire. Si un manuel est bon, qu'il entre dans la
bibliothèque au même titre que les autres livres, il
perdra sa position de monopole et sa nocivité de manuel.
Position qui aujourd'hui n'a rien perdu de son actualité.
Pour être équitable envers Delaunay, ajoutons qu'il
modérera sa critique en aoét 31, en reconnaissant la
valeur des propositions positives de Freinet.
- En janvier 30, est reproduite dans la
revue syndicale L'Emancipation,
une réaction de
Yakovlev, parue dans La Voie de
l'Education,
revue pédagogique de
la République Socialiste Soviétique d'Ukraine :
Le manuel est un instrument par lequel la classe dominante
assure sa direction idéologique et méthodologique du
travail scolaire. Aussi, tandis que les éducateurs
révolutionnaires condamnent le manuel en régime
capitaliste (attitude négative), ils ne peuvent que le
défendre dans une république ouvrière
(attitude positive). Freinet,
malgré son approbation de la révolution socialiste,
n'acceptera jamais ce point de vue : un outil dogmatique n'est
souhaitable sous aucun régime. Nous verrons ce débat
rebondir en 1933-34.
- Mais il ne suffit pas de condamner les
manuels, encore faut-il créer d'autres moyens de faire
travailler les enfants.
-
- L'édition d'un fichier
documentaire
- En février 29 (IE n°20),
Freinet lance le projet d'un Fichier Scolaire
Coopératif.
Il envisage d'abord la
publication de "lectures" qui permettraient de prolonger les
textes des enfants. L'avantage serait la souplesse d'utilisation
et la possibilité pour chacun de compléter ce
fichier par ses propres moyens. Freinet compte d'ailleurs sur la
participation coopérative (d'où l'adjectif du titre)
pour enrichir rapidement l'édition de ce FSC. Il engage
immédiatement la souscription (25 F pour 500 fiches 13,5 x
19). Trois mois plus tard, il a recueilli 40 souscriptions. C'est
peu pour démarrer une édition, mais
considérable si l'on songe que, trois ans auparavant, le
"mouvement" comptait deux personnes. Si 40 enseignants s'engagent
à payer 25 F (ordre de grandeur : le livre de Freinet en
coéte 8) pour une édition dont ils n'ont encore rien
vu, cela prouve à la fois le besoin qu'ils ressentent et
leur confiance dans la toute jeune
coopérative.
- En mai (IE n° 22, p. 6), paraît
un long article de Paul Otlet (Palais Mondial, Bruxelles) sur la
documentation à l'école. Il trace le cadre
général en cinq séries fondamentales : 1/ la
bibliothèque; 2/ le musée (objets,
échantillons, classés en boîtes-tiroirs); 3/
l'encyclopédie documentaire sur fiches (format 21 x 27,5);
4/ les planches à afficher (67 x 64); 5/ les films; 6/ le
catalogue général sur petites
fiches.
- En juillet (n° 24), Freinet
définit ce que devrait contenir le FSC sur chaque
thème : littérature (pages de grands
écrivains), sciences, géographie,
histoire.
- Au 3e congrès (3 et 4 aoét
29, à Besançon), une décision confirme la
souscription en y ajoutant une édition sur carton, au tarif
double. Rubriques : 1/ activités enfantines; 2/ le travail
et les travailleurs à la campagne, à la ville, en
mer; 3/ la nature, les phénomènes physiques et
naturels, l'homme, les bêtes, les plantes; 4/ gens
d'ailleurs et d'autrefois; 5/ documents d'accompagnement des
projections cinématographiques, audition de disques. La
classification est envisagée : un n° d'édition
et un coin réservé pour numérotation,
gommettes de couleur, etc.
- En mai 30, Alfred Carlier, un archiviste
qui a créé l'Office de Documentation historique
et archéologique
et a
dessiné et publié une histoire du costume avec 32
planches en couleur, propose pour le FSC sa collaboration,
soutenue par 80.000 documents de ses archives. Il fournit pour
commencer deux séries de 30 fiches sur l'histoire du livre
et celle du pain. Il deviendra bientôt l'auteur des
premières brochures historiques.
- Le véritable problème du
fichier ne vient pas du côté des auteurs mais de
l'édition. Si l'on produit à peu d'exemplaires, le
prix de revient est excessif. Si, par contre, on amplifie le
tirage, cela pose des problèmes compliqués
d'immobilisation financière et de place pour stocker. Elise
raconte que pour classer les fiches, on doit les disposer sur les
marches montant à l'appartement. Malgré ces
difficultés, la souplesse d'utilisation (on peut distribuer
rapidement aux enfants des fiches différentes sur un
même thème) incitera à poursuivre
l'expérience jusqu'aux années 50.
- Roger Lallemand (IE n°46) fait la
critique des réalisations d'autres éditeurs :
Pédagofiche
et
Studiomètre
qui gardent la conception
traditionnelle d'un manuel sur feuilles
détachées.
-
- La constitution personnelle d'une
documentation
- En novembre 31 (IE 46), Davau
(Indre-et-Loire) explique comment il a enrichi son fichier en
collant, sur des cartons du format FSC, des cartes postales, des
coupures de revues illustrées. Plus tard, on
préférera des chemises d'un format plus grand, afin
d'éviter les collages qui font perdre le verso des
documents. De tels fichiers artisanaux ont pris depuis une valeur
historique, notamment les photos d'époque, les collections
d'étiquettes et de publicités recueillies pour
étudier la provenance des produits
alimentaires.
-
- Le classement
- On reconnaît les gens rigoureux non
à leurs proclamations de sérieux mais à leur
façon de traiter les vrais problèmes. Encourager
à réaliser un fichier n'aboutit qu'à une
impasse si l'on n'imagine pas un système permettant de
retrouver rapidement le document voulu. Immédiatement,
commence, au sein du mouvement, une recherche sur le classement
des documents.
- Premier constat : la classification
décimale (par thèmes) est préférable,
car elle rapproche les sujets voisins que l'ordre
alphabétique disperserait. Mais il est impossible
d'utiliser celle des bibliothèques (la Dewey) avec ses
rubriques : philosophie, religion, sociologie, etc. On reprend les
grandes catégories du FSC qu'on subdivise : 1- Travail
et travailleurs
se partage en
10-Industrie; 11- Chauffage, éclairage; 12- Habitation;
13- Habillement; 14- Alimentation (agriculture, élevage);
15- Communications; 16- Mer; 17- L'homme; 18- L'état; 19-
Services privés.
Ce sont
là les premiers balbutiements qui aboutiront, sous la
direction de Lallemand, à un plan de classement
appelé Pour tout classer,
encore en service actuellement dans
les classes pratiquant la pédagogie
Freinet.
- Parallèlement, Klaas Storm, un
jeune Hollandais qui aide Freinet à la CEL, poursuit des
recherches sur le repérage des thèmes par gommettes
de couleur.
-
- La bibliothèque de
travail
- L'adjonction du mot "travail" montre la
volonté de Freinet de la différencier des
bibliothèques scolaires existantes qui contenaient surtout
des ouvrages littéraires, prêtés aux
élèves pour être généralement
lus hors de l'école. L'abandon des manuels scolaires impose
l'existence, dans chaque classe, d'une bibliothèque
très variée, à dominante documentaire. En
octobre 31 (IE n° 45, p. 13), Ruch (Bas-Rhin) publie une
recherche systématique des ouvrages que pourrait contenir
la bibliothèque de travail d'une classe. Bien peu sont
réellement à la portée des jeunes
lecteurs.
- Mais, dès le mois de juillet
(n° 44, p. 295), Freinet, soutenu par les propositions de
Carlier, avait lancé l'idée de brochures de 30
à 40 pages, richement et solidement
présentées, abondamment illustrées, sous une
forme tout à la fois instructive et intéressante, du
livre, du pain, des mines, des forges, véhicules,
chauffage, etc. (...)La
matière de ces brochures sera soumise comme nos fiches, au
contrôle sévère de plusieurs camarades afin
qu'on ait la certitude que ces documents nouveaux seront
parfaitement adaptés à nos besoins.
Cette proposition séduit les
coopérateurs et, au congrès de Limoges (2 et 3
aoét 31), une nouvelle collection est décidée
qui s'appellera (et s'appelle encore) Bibliothèque de
Travail. Le terme
générique est devenu nom propre (habituellement,
c'est le processus inverse, une appellation de marque :
Ç Frigidaire, Cocotte minute È devient nom
commun). Très rapidement, le titre devient
familièrement la B.T.
- En novembre 31 (IE n° 46), Gauthier
(Loiret) enquête sur les véhicules à traction
animale utilisés dans chaque région. Les
premières brochures, écrites et dessinées par
Carlier et publiées à partir de février 32,
seront consacrées aux véhicules à cheval.
Leur succès amènera à les
rééditer pendant plus de 40 ans.
-
- Le cinéma et la
photo
- En 1922, la firme Pathé a
créé le premier film de format réduit (9,5
mm) : le Pathé-Baby ,
reconnaissable à sa perforation unique au centre de la
pellicule, permettant à l'image d'occuper presque toute la
largeur (8,2x6,15, soit 50 mm2). Pathé vend non seulement
de petits projecteurs à manivelle ou à moteur
électrique, des petites bobines de films
récréatifs ou documentaires, mais aussi des
caméras à mécanisme d'horlogerie et des
chargeurs de pellicule vierge, l'arsenal complet du
cinéaste amateur.
- Dès le début, les
instituteurs novateurs se rallient au film 9,5. On se souvient que
Freinet avait filmé ses petits élèves de Bar
en train d'imprimer. A partir de 1927, la
Cinémathèque Coopérative, créée
en Gironde, achète et prête des films
Pathé-Baby, en majorité documentaires. Par ailleurs,
des films ont été réalisés par
certaines classes pour les correspondants. Par exemple, les
enfants de Trégunc se présentent un à un
(comme le film est muet, une liste précise la succession
des noms), puis on voit le groupe entier sur le port. La classe de
St-Paul présente la cueillette des roses.
- La coopérative veut aller plus loin
et produire des films vraiment pédagogiques et
réellement adaptés à nos nouvelles
méthodes de travail. Pour
cela, six groupes géographiques sont constitués qui
disposeront chacun d'une caméra circulante leur permettant
de filmer ce qu'il y aurait de plus intéressant à
montrer sur chaque milieu.
- L. Beau (Isère) publie plusieurs
articles de conseils sur la photographie. Par ailleurs, la
coopérative propose le
Panoptique, petit
épiscope qui permet la projection de documents opaques de
format carte postale.
-
- La radio et le
disque
- Depuis octobre 1928, une rubrique
régulière donne des conseils pour réaliser
une bonne installation de radio. Les programmes destinés
aux enfants pendant les heures scolaires sont encore très
rares, mais le bulletin informe sur ce qui se fait à
l'étranger.
- Très tôt, Freinet qui n'est
ni musicien, ni chanteur, voit le parti qu'on pourrait tirer du
disque pour la formation musicale des enfants. Avec l'aide d'Henri
Poulaille, il publie à partir de juin 1930 des suggestions
pour constituer une discothèque. A partir de janvier 31,
c'est le couple Pagès qui anime la rubrique Disques du
bulletin et conseille dans les achats de phonographes. En
février 32, Freinet annonce la création d'une
discothèque circulante qui, à cause de la
fragilité des disques de l'époque, est un pari
audacieux. Enfin, en mai 32, un phono CEL de qualité est
proposé aux coopérateurs.
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